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samedi 18 décembre 2010

3 soeurs, 3 institutrices. 4ème partie

La mort de Claudia

Je ne peux quitter l'évocation de la vie d'institutrices de ma grand-mère et de ses 2 sœurs sans revenir sur le décès de Claudia en 1910, il y a juste 100 ans. Je préfèrerais sans aucun doute rester sur la note douce-amère de la nostalgie qui nimbe d'une brume apaisante la brutalité de la mort. Mais je ressens comme un devoir de mémoire vis à vis de cette grand-tante que j'aurais pu connaître. Ma mère en reçut 10 ans plus tard son 2ème prénom tandis qu'elle héritait du 3ème, Clarisse,  de son autre tante, également disparue avant sa naissance, Clarisse Dufour, la sœur de son père.

Car, Camille, à 28 ans) fut la première d'une longue liste de morts prématurées. Clarisse (30 ans) en 1917, Camille, (28 ans) la fille de son frère Claudius, en 1936, Henri Dufour (Riquet), 38 ans,  mon oncle, en 1956, furent victimes de la même tuberculose. Mais d'autres décédèrent aussi bien trop tôt. Ma grand-mère maternelle, Maria Servettaz vit succomber dans un court laps de temps, 3 de ses 4 frères : Joseph en 1922 (47 ans), Louis en 1923 (49 ans) et Claudius en 1926 (54 ans)., les 2 derniers laissant des enfants en bas âge. Elle perdit également son premier fils, Fred, en 1942 (26 ans).

Claudius, le frère préféré de Claudia, a laissé une relation magnifique du décès de sa sœur dans un début d'autobiographie qu'il ne poursuivit pas longtemps au delà de la naissance en 1912, de son 2ème fils, Jean Servettaz, le père de Claude de qui je tiens ce récit.

Claudius commence ce texte le 26 janvier 1911, 3 mois, presque jour pour jour, après la mort de Claudia, pour, dit-il, conserver à ses enfants, le souvenir de la vie de leur père et de sa famille. Il a trop regretté de ne pas disposer de vestiges de ce genre quand son père Claude-François mourut 10 ans plus tôt. De fait, il consacre une première page au décès de son père mais, bien vite, il aborde le sujet qui est sans doute le vrai motif de ces mémoires, la mort de sa soeur Claudia. Ce qui le motive, ce n'est pas la volonté de léguer à ses enfants une trace écrite de ce qu'il est et de ce qu'il fut. C'est le souvenir de Claudia qu'il veut immortaliser, plus précisément celui des dernières semaines de sa courte existence.

Son récit est admirable. Écrit d'un seul jet, sans presque de ratures, il est beau, car rédigé sans fioritures inutiles mais avec le souci de la précision et de la vérité ; beau parce qu'il nait d'une souffrance vraie, celle de la perte, celle aussi de la culpabilité de n'en avoir pas fait assez, du regret de tous ces petits hasards qui auraient pu, peut-être, éviter ou retarder l'issue ; beau aussi de ce qu'il ne cache rien du grotesque obscène de la mort.

Je lui laisse la parole, sans y ajouter ni retrancher un seul mot. Je me contente d'intercaler certains documents que commente son propos :

Après 3 ans de repos à la sortie de l’Ecole Normale, Claudia fut en état de reprendre du service et fut placée institutrice, successivement à Annemasse, La Roche puis au Fayet ; c’est dans ce dernier poste qu’elle avait pu enfin, dans l’intimité de sa sœur Maria et de la maman, goûter, avec le rétablissement presque complet de sa santé, les premières joies d’une vie normale.

Dans le cours de l’année 1910, elle se sentit fatiguée mais elle se refusa constamment à prendre des soins particuliers : je crois que c’est une grande peine morale qui avait dû la conduire à cet état d’indifférence car elle avait toujours montré pour guérir de l’affection qu’elle avait contractée à l’École Normale, une admirable et persévérante énergie. Cette année, pour comble de malheur, elle eut une inspection tardive, et elle dut attendre en juin, avec la fatigue d’une classe de 50 élèves qu’elle ne voulait pas désorganiser ou diminuer avant la visite d’inspection. 

 La 1ère page n'est pas remplie par la directrice de l'école 
et pour cause, c'est sa sœur Maria.

Le verso est consacré aux appréciations (bonnes) de l'inspecteur primaire.
Elle comptait surtout sur les vacances d’août pour se remettre ; malgré toutes nos instances, elle remit toujours jusqu’au lendemain et quand enfin, elle se décida fin juillet à aller consulter le docteur Gilbert de Genève qui avait suivi son état de santé depuis sa sortie de l’École Normale, celui-ci était absent. Nouveau retard ; et pendant ce temps, son mal empirait, sa congestion pulmonaire s’aggravait ; il y avait reprise aiguë de sa première affection.

 Ce docteur Gilbert habite rue du général Dufour !
Aucun lien, à ma connaissance, avec ma famille

Lorsque, au début du mois d’août, elle put voir enfin son docteur, celui-ci la gronda fort d’avoir tant tardé. Mais elle était loin de se douter de la gravité de son état. Je la vois toujours à Etercy. Le 1er soir de son arrivée, contente de son voyage, le contant et rappelant des souvenirs abondants, avec verve et gaieté, à la maman et à moi, jusqu’à 11h de la nuit. Mais elle avait la respiration très oppressée ; quand elle se leva pour aller se reposer, je vis qu’elle marchait avec difficulté. Comme elle vit que je m’en apercevais, elle me dit : »Tu sais, Claudius, j’ai les jambes un peu enflées et dures, cela me fait un peu manquer le pas ; c’est sans doute le voyage ». Pour lui éviter la fatigue de la montée et de la descente d’escalier pour aller au repos, nous décidâmes qu’elle garderait la chambre et nous installâmes dans cette dernière un fourneau aussitôt que la température parut l’exiger. Notre pauvre Claudia ne devait en ressortir que pour trouver la mort au bout de quelques heures !

Elle y souffrit beaucoup : dès les premiers jours son appétit diminua ; pendant le jour, tantôt reposée sur son lit, tantôt dans un fauteuil, rarement debout, les heures s’écoulaient d’une façon assez satisfaisante, mais les nuits étaient terribles : l’oppression devenait plus forte, elle éprouvait parfois comme des suffocations, elle toussait péniblement ; elle ne pouvait supporter la même position ; quand pour quelques instants, elle s’assoupissait, son sommeil était entrecoupé de plaintes continues. Bientôt nous dûmes rester auprès d’elle pour lui faire prendre quelques potions à intervalles réguliers. Elle avait surtout très soif. Elle attendait le jour comme une suprême délivrance. Souvent pour tromper son impatience, nous avons avancé l’heure pour avancer son espoir. Mais un jour, elle s’aperçut de la supercherie et dès lors elle se montra plus méfiante. Sitôt que le jour pointait, elle se levait. Une nuit elle eut une crise si terrible que la maman, Eugénie et Maria qui étaient avec elle, la crurent perdue. Vers 9h le lendemain, elle allait mieux. Prévenu télégraphiquement, c’était un dimanche matin, - oh ! cette dépêche ! Quel coup quand je la reçus - c’est Maria qui me l’avait envoyée d’Annecy où elle était accourue, affolée, aux médicaments. J’arrivais vers 11h du matin à Etercy. Claudia était presque remise de sa secousse.

Instinctivement, on écarte la souffrance et l’on est optimiste ; nous attribuâmes cette crise à une indigestion et ce n’était pas trop déraisonnable de penser ainsi, car effectivement Claudia digérait mal ; le moindre aliment lui « pesait » sur l’estomac. Une dizaine de jours après, on eut une crise semblable ; j’étais là ; il fallut plusieurs heures de soins, de frictions, pour la ranimer. Il semblait à tout moment qu’elle ne put ramener son souffle.

J’étais allé voir M. le Docteur Gilbert pour lui rendre compte de son état. Il me dit que la situation était très grave et qu’il ne pouvait nullement nous rassurer. « Peut-être, me dit-il, sa forte constitution qui l’a déjà sauvée, reprendra-t-elle le dessus mais il est bien tard !! ». C’était l’incertitude très pessimiste ! J’en eus le cœur broyé. Pauvre chère Claudia !  Avec quelle impatience presque joyeuse, elle attendait mon retour ! Je la rassurais, ou plutôt j’essayais, car il me semblait qu’elle attendait une nouvelle très nette de guérison. Elle m’accablait de questions auxquelles j’imaginais des réponses optimistes mais je croyais lire dans son regard qu’elle n’était pas complètement satisfaite. Quelle confiance elle plaçait dans le docteur qui l’avait déjà tirée de si bas une première fois. Cette confiance lui laissait un moral excellent et elle y puisait l’énergie pour souffrir et pour lutter. C’est à peine si de temps à autre elle montrait quelque impatience à voir la guérison venir si lentement. Cette impatience lui donnait quelque nervosité. Un jour que j’élaguais des pruniers, elle m’entendit. Elle ne voulait pas qu’on mutilât ses arbres ; elle avait bien raison ; un arbre, c’était de la vie ; et je les mutilais ; je dus interrompre. Je ne dirai pas la longue nuit d’insomnie et de souffrance qu’elle passa et, avec elle, la pauvre maman exténuée, dont elle exigeait la présence jusqu’à chaque quart d’heure et qui se levait toujours sans plaindre sa peine, et avec courage. Maria aussi, infatigablement dévouée et habituée à ses manières de soins préférées puisqu’elle vivait avec elle au Fayet, et Eugénie qui se multipliait pour lui être agréable en tout. Le jour précédent, nous allions d’espoir en espoir ; peut-être nous leurrions-nous ; mais nous nous cramponnions au moindre signe d’amélioration. Il nous semblait,  ne la voyant pas trop maigrir, qu’il y avait progrès. Quand ses malaises survenaient, nous les attribuions à ceci, à cela, en tout cas, à telle chose passagère, un refroidissement, une indigestion. Pourtant, nous nous sentions parfois bien tristes ; il y avait au fond de chacun de nos cœurs un doute douloureux que nous n’osions pas nous avouer. Quelques larmes que je surprenais de temps à autre chez la maman ou chez Eugénie et Maria, trahissaient leur détresse et je ne parvenais pas toujours à tromper complètement leurs appréhensions. Un jour, la maman me dit : « Claudius, Claudia pour moi ne va pas bien ; je la crois perdue, elle ne fait pas de progrès ». Pourtant de temps à autre, une amélioration nous apparaissait, la congestion paraissait s’affaiblir et la respiration devenir meilleure ; et je crois bien que là-dessus nous ne nous trompions pas. La température était plutôt rassurante, souvent de 37°2, elle ne dépassa jamais 37°7, 37°8. Je donne ici les notes que je prenais au jour le jour pour suivre son état et l’on verra bien ces alternatives de mieux et de mal qui, tour à tour, nous encourageaient ou nous attristaient. 
 Exemple des notes de Claudius pour la fin septembre.

Finalement, l’amélioration nous semblait sensible et continue. Telle était sa confiance, à notre pauvre Claudia, qu’au moment de la rentrée elle ne voulait demander qu’un congé de 15 jours. Il fallut presque forcer sa décision pour qu’elle prit congé jusqu’à l’approche de Toussaint.
 Dernier congé qui expire 3 jours après la mort de Claudia.

Vers le milieu d’octobre, pourtant, elle nous dit que depuis 8 jours, il lui semblait qu’elle ne faisait aucun progrès ; nous le constations nous-mêmes aussi. Nous attendions très prochaine(ment) une seconde visite de Louis qui, une première fois, était venu la voir au cours des vacances et l’avait trouvée bien fatiguée, redoutant une complication qui, si elle survenait, pouvait être fatale.

J’allais à Etercy la voir et soulager la maman, chaque soir, depuis Annecy, sauf les jours où j’étais à Thonon, où je rejoignais ma famille, dimanche et jeudi.

Lorsqu’au commencement d’octobre, Eugénie et Maria étaient parties pour reprendre leurs classes, la pauvre Claudia avait commencé à s’ennuyer. L’absence de Maria surtout la peinait, car, au Fayet, leurs vies étaient tellement liées l’une à l’autre. Eugénie et Maria venaient à tour de rôle pour la distraire et la réconforter. Elle se faisait raconter les événements du Fayet, dont elle trouvait le temps long, parlait de sa classe qu’elle reprendrait bientôt, faisant part de ses projets. Un grand désir la prit de quitter Etercy, où seule, en compagnie de la maman, elle vivait un peu recluse : « j’ai envie, disait-elle souvent, de retourner au Fayet, de rentrer dans mon « chez moi ». Et puis il lui semblait que là-bas, dans le noyau de famille reconstitué, replacée dans le meilleur de sa vie normale, dans son école, entre la maman et Maria, sa guérison se hâterait. Nous lui faisions prendre patience : habituée à une température de 23° à 26°, le déplacement ne nous paraissait pas sans danger, s’il n’était précédé d’une préparation, d’un entrainement.

 Le lundi 24 octobre, Louis, appelé comme médecin-légiste à la session de Cour d’Assises d’Annecy, vint voir Claudia à Etercy. Hélas ! la complication - phtisie galopante - qu’il avait redoutée, lui semblait se déclarer ; et jugeant la situation inquiétante, menaçante, il m’écrivit dès son retour à Chamonix, le mardi soir, une lettre dans laquelle il m’exprimait son appréhension au sujet de Claudia, redoutant une issue fatale. Cette lettre devait m’arriver à Annecy, le lendemain mercredi, vers midi.
 Louis Servettaz dans son cabinet de Chamonix

Pour satisfaire au grand désir de Claudia de retourner au Fayet, je lui promis – ignorant son état – de la transporter en auto aussitôt qu’un beau jour se produirait. Le mardi soir 25, j’allai la voir et lui annonçai que nous partirions le surlendemain, jeudi. Louis, au sujet de ce départ, lui avait, pour ne pas corser l’inquiétude, répondu évasivement, et déconseillé le départ immédiat, prétextant - il voulait gagner du temps - avoir une bonne analyse d’urine. « Mais je sais bien que je n’en ai pas, dit Claudia. Du reste, c’est très facile d’ici de voir si j’en ai une dose inquiétante ». Bref, elle ne se prête pas à l’expérience et demeure aussi désireuse de regagner le Fayet au plus tôt.

Je ne voulus pas contrarier une malade : souvent un grand plaisir est le meilleur des remèdes ; je ne pouvais, s’il n’y avait aucun danger, refuser cette satisfaction à notre pauvre malade qui avait déjà tant souffert ; je me disais « s’il y avait eu une complication à redouter, Louis aurait été plus affirmatif et m’aurait immédiatement prévenu. Hélas ! une coïncidence fit que je dus prendre une résolution et partir avant d’avoir pu lire sa lettre qu’il m’avait pourtant expédiée dès son arrivée à Chamonix : l’autotaxi d’Annecy ne fut pas disponible pour le jeudi. Le mercredi à midi, je décidai – craignant un changement de temps – de partir immédiatement. C’était en automne ; le temps était assez vif et semblait ne pas être bien sûr encore longtemps. Si je tarde, me disais-je, notre pauvre Claudia qui s’ennuie déjà tant, est recluse encore à Etercy pour longtemps peut-être. Et la maman continuera de rester seule à la peine avec une malade. Et à midi et demie, je partis d’Annecy pour aller chercher Claudia - je n’avais pas encore reçu la lettre de Louis ; elle devait arriver quelques minutes après.

A 1h, nous étions à Etercy. Claudia qui ne nous attendait que le lendemain, fut agréablement surprise ; elle venait de dormir et était encore lasse – elle dormait volontiers dans la journée, vers la fin de son séjour à Etercy. Elle soigna sa toilette comme elle le faisait toujours avec goût et plaisir chaque matin -  mais avec un peu d’humeur pourtant. Elle prit un peu de lait et nous partîmes vers 2h 1/4. L’auto était chauffée ; elle était bien protégée contre le froid. Le voyage fut bon ; elle le supporta bien quoiqu’elle trouvât que les trépidations et cahotements de l’auto la fatiguaient.  Elle ne prit au cours du voyage qu’un sucre trempé dans de l’eau de vie. Je lui parlais pour la distraire. Mais elle-même parlait peu, cela l’incommodait. Elle ne voulut jamais se coucher ; elle resta toujours assise regardant devant elle pour se distraire, et me disant de temps à autre quelque chose.
 L'autotaxi pouvait ressembler à cette Peugeot 127

A 4h 1/2 nous arrivions au Fayet. La pauvre petite voulut descendre elle-même de l’auto et marcher jusqu’à la maison toute seule. Maria était là qui la soutenait par le bras. Des voisins et des curieux étaient venus à l’arrivée de l’auto. Pour aller de la voiture à la maison en son état, pour ne pas faiblir devant des curieux importuns, Claudia eut une résistance, un courage héroïques : pas de défaillance. Mais lorsqu’elle arriva au milieu de l’escalier, elle voulut s’arrêter et se cramponna à la main  courante. Maria vint me chercher. Je la pris dans mes bras et je la portai en cuisine où je la déposai au chaud près du feu. Elle était rendue. Elle souffrait beaucoup de ses jambes qui étaient bien enflées et bien dures. Maria lui fit des frictions qui, à la longue, calmèrent un peu cette vive douleur. Nous nous empressions autour d’elle. « eh bien, es-tu contente, maintenant que tu es dans ton Fayet,  chez toi ? ». Mais la souffrance l’empêchait de goûter la joie qu’elle aurait éprouvée si vive en meilleure santé. A souper, elle ne voulut rien manger. Elle demanda à boire plusieurs fois, mais rien n’était bon, ni le vin rouge, ni le vin blanc, ni la limonade, etc.  Et ses demandes s’achevaient à peine en faiblissant, comme en un murmure, et très ralenties. Nous mîmes cela sur le compte de la fatigue du voyage. Puis le calme et l’apaisement revinrent ; elle éprouvait le besoin de parler avec nous. Un moment, comme je lisais le journal, elle me dit, comme en un doux reproche : « Claudius, que peux-tu donc tant lire d’intéressant ? » Elle-même parla longuement des enfants, rappelant tel mot, tel geste ; elle ne parla guère que de cela. Notre pauvre Claudia retrouva même par instants, tout son esprit, tout son enjouement. Comme je racontais un petit événement, en faisant certaines remarques : «Tiens, tiens, Claudius, dit-elle en souriant, je ne croyais pas que tu t’intéressais à ces choses-là ! » Puis nous allâmes nous reposer. Il était environ dix heures. Que Claudia put se sentir ce soir-là plus fatiguée que de coutume, cela ne nous eut en rien étonnés ; et nous le prévoyions ; mais nous ne pouvions pas prévoir la nuit tragique, la dernière de notre chère Claudia. C’est affreux d’y penser !

Vers 2h 1/2, Maria vint m’appeler et me dit : « Claudia est un peu fatiguée ; viens voir ». Je m’habillai à la hâte lorsque Maria revint et me dit « ce n’était rien. Claudia est remise ».  C’était une crise de suffocation comme elle en avait parfois ; pour ne pas effrayer Claudia, je n’allais pas dans sa chambre puisqu’elle allait mieux. Maria avait pourtant remarqué - elle me l’a dit plus tard -  que Claudia ne s’exprimait pas avec facilité, qu’elle confondait les mots et ne se contentait de rien. La limonade qu’elle aimait tant d’ordinaire était mauvaise ; elle prit du sucre à la menthe comme d’habitude. Elle avait eu jusque là comme un demi-sommeil agité et entrecoupé de plaintes.

[Rajouté au crayon dans la marge :] Ses dernières paroles furent : « Quelle nuit vous allez passer, mes pauvres amis » dit-elle à Maria et à moi.


Maria resta auprès d’elle ; Claudia, que le lit fatiguait, voulut se lever et  Maria dut l’habiller. Elle remarqua – elle nous le dit par la suite – que Claudia avait les mains et les pieds froids et très mous ; elle eut beaucoup de peine à lui mettre ses bas, les pieds étant sans élasticité ; enfin, il lui sembla aussi que le corps au dessus des jambes était enflé. Vers 5h 1/2 Claudia eut comme une syncope ; comme elle se sentait mal, elle faisait des signes pour demander quelque chose et devenait hagarde. Maria, éperdue, vint m’appeler. Je la suivis. Je trouvai note pauvre Claudia assise sur le rebord du lit qui me regardait avec de grands yeux, muette et immobile. Je me mis auprès d’elle, la frictionnai ; pas de changement. Comme le lit était plus bas que le rebord, elle m’entraina en se renversant, et cela deux fois ; elle crut que je voulais malgré elle la faire reposer sur l’oreiller : « Mais pourquoi me forces-tu, Claudius ? » dit-elle d’une voix très naturelle. Puis, comme je la frictionnais toujours en lui parlant, pour la remettre, la rassurer : « ah ! je suis perdue » dit-elle. Puis je la sentis bientôt qui s’abandonnait ; elle m’entoura le cou de ses deux bras comme pour chercher un refuge, un suprême secours, puis elle s’inclina doucement sur ma poitrine, les yeux vagues et affairés, sans un geste, sans un cri. Maria affolée courut appeler au secours. Des voisins accoururent, entre autres, le ménage Louis Dufour,  un voisin menuisier, Marius. Nous essayâmes de lui faire ingurgiter une cuillère de Bénédictine. Ce fut en vain. Notre pauvre Claudia venait de nous quitter à jamais.


 Il m’est trop douloureux de rendre ici la scène tragique, Maria désolée, criant de désespoir. Nous envoyâmes chercher le docteur Bastian du Fayet. Il avait quitté la station quelques jours auparavant. Le coup avait été si soudain que nous ne pouvions croire que notre pauvre Claudia, si belle et si forte, encore vivante et nous parlant il y a quelques secondes, était perdue pour nous à tout jamais. Une seule consolation nous restait : elle avait fini de souffrir.

Claudius Servettaz, Annecy le 26 janvier 1911

L'inhumation eut lieu à Etercy, dans le village familial des Servettaz, en présence des inspecteurs primaire et d'Académie et de nombreux instituteurs, membres, comme Claudia et sans doute ses 2 sœurs, de l'Amicale des institutrices et des instituteurs, association qui n'était pas encore transformée en syndicat. Ci-dessous l'allocution de l'instituteur voisin du Fayet, M. Bonnefoy, calligraphiée avec art :



Il serait cruel de rester sur cette note tragique. Revenons quelques années plus tôt, en 1896, quand Claude-François posait fièrement, entourée de sa femme et de ses enfants. Claudia, la plus belle des filles, à gauche entre son frère Louis, qui poursuit ses études de médecine et son père, toujours instituteur de Marcellaz.

A droite sur la photo, Eugénie vient d'entrer à l'École Normale. Au 1er rang, à côté de sa mère, Maria vient de réussir son brevet élémentaire. Claudius et son violon, Camille, l'ainé, enseignent tous deux déjà. Joseph, enfin, semble plus fier de son uniforme du 30ème régiment d'infanterie que de sa future soutane. Bravo, Monsieur l'instituteur, cher arrière grand-père !

jeudi 16 décembre 2010

3 sœurs, 3 institutrices 3ème partie

La vie quotidienne.

Voilà nos 3 sœurs devenues institutrices. Leur vie professionnelle sera bien différente de celle des « professeurs des écoles » d’aujourd’hui et cette différence se marque dans les  événements qui vont ponctuer leur carrière : la 1ère affectation comme stagiaire ; l’installation dans le poste et dans le logement de fonction ; le passage du Certificat d’aptitude et la titularisation ; les mutations et promotions ; les maladies et remplacements ; enfin la sortie du corps, puisqu’aucune n’ira jusqu’au terme possible de son activité.

A elles trois, elles offrent un panorama presque complet de ce métier à la charnière du XIXème et du XXème siècle. Elles ont occupé à peu près toutes les « places » possibles : stagiaire puis titulaire, adjointe et directrice, exerçant dans le primaire ou la maternelle, dans des écoles de garçons, de filles ou mixtes, situées dans des petites villes, des villages ou même un hameau (Le Fayet).

Elles représentent chacune l’une des 4 figures classiques, à l’époque, de la profession : la vieille fille à l’image d’Eugénie ; la tuberculeuse, comme Claudia ; la démissionnaire pour cause de mariage à l’instar de Maria (et d’Alice Guillot sa future belle-sœur). En revanche, aucune n’a occupé le statut le plus fréquent, celui de l’épouse de l’instituteur, statut représenté dans la famille par les couples Camille Servettaz et Clothilde Mathieu ainsi que Claudius Servettaz et Emma Laperrousaz, leurs frères et belles-sœurs à toutes 3. 

 Claudius et Emma le jour de leur mariage en 1905

On comprend bien pour quelles raisons pratiques ces mariages entre instituteurs étaient fréquents : l’école offrait des occasions de se « fréquenter » (mais Claudius rencontre sa femme dans une gare de chemin de fer) et le statut offrait des avantages à partager (logement de fonction, vacances, retraite). Il ne faut toutefois pas oublier une autre raison, plus fondamentale encore : il était difficile de « s’en sortir » financièrement avec un seul salaire. Claude-François, leur père, en savait quelque chose, lui qui se battit toute sa vie pour obtenir des bourses pour ses enfants, garder sa part d’héritage ou se ménager des revenus agricoles complémentaires avec la ferme familiale.

Aucune des 3 sœurs ne parlent de ses difficultés financières. On les devine toutefois dans l’entraide que tous les enfants Servettaz s’apportaient mutuellement, notamment en s’hébergeant ou en partageant un même logement. Ce n’est pas seulement pour des raisons médicales que Maria et Claudia ont vécu ensemble et Eugénie n’eut de cesse de rejoindre sa « petite sœur » Maria après avoir bénéficié de l’aide de ses frères à Thonon.

 Si les lettres échangées entre les membres de cette famille très soudée ne parle pas d’argent, on peut entrevoir ce qu’était leurs difficultés quotidiennes dans le récit de cette institutrice de l’Aube, à peine plus jeune que Maria « Mon traitement de début ? D’abord j’arrivai à mon poste nantie de 50F pour un mois. Bien entendu mon cher Papa m’avait pourvue de meubles et d’ustensiles nécessaires, enfin, de 1ère nécessité….
Sans doute avais-je pu durer tout le mois avec les 50F de papa, aussi les 100F, mon premier gain, mon argent à moi, me parurent vraiment mirifiques. Seulement, je n’avais dépensé que pour ma nourriture, et le litre de lait coûtait 0,15 F. Quand la douzaine d’œufs monta à 2 F en hiver, je trouvai d’abord que c’était cher ; puis je me fis la réflexion que c’était encore plus avantageux que le morceau de veau au même prix, qui ne me durait que 3 repas, alors que 12 œufs pouvaient m’en faire 6… Donc je n’avais, en ce 1er mois,  dépensé que pour ma nourriture, à part quelques vétilles. Et je m’étais donné le luxe de recevoir une amie quelques jours, pour m’habituer à ce dépaysement…
Enfin, s’il fallait, avec le modeste traitement, savoir compter, il me  semble que je ne me plaignais pas. J’étais soigneuse, mes petites toilettes duraient et j’étais tout de même coquette… Je me souviens quand même que certaines fins de mois, je n’avais plus grand argent devant moi… et m’être contentée d’une tisane d’abricots secs. »

L’administration n’était pas encore la bonne mère qu’elle est devenue : pas d’avance pour le 1er mois. Il fallait pouvoir attendre le 1er mandat alors que l’on devait subvenir aux dépenses d’une 1ère installation. Pas de prise en charge, non plus, d’un déménagement ni même de frais de déplacement. Maria et Claudia obtinrent une indemnité lors de leur mutation entre La Roche sur Foron et Le Fayet mais elle était motivée par le fait que cette mutation leur était imposée. Leurs remerciements chaleureux montrent bien qu’il ne s’agissait pas d’un droit mais d’une faculté discrétionnaire.

Or cette 1ère installation était d’autant plus difficile qu’il fallait la réaliser en très peu de temps. Les « mouvements » se faisaient pour l’ensemble du corps en juillet mais les instituteurs et institutrices stagiaires n’étaient affectés, au sortir de l’École Normale, qu’au mouvement de septembre, une fois les meilleures places prises par leurs anciens. Elles apprenaient leur affectation dans un petit village délaissé par les instituteurs en place, courant septembre pour une rentrée fixée au 1er octobre.

Le cadre des affectations était départemental. On pouvait formuler  des vœux pour un canton déterminé. Eugénie demande un poste dans le canton de Rumilly (où se situe Etercy où résident ses parents) ou bien celui de Thonon (où ses 2 frères enseignent). Elle est toute heureuse d’obtenir Marin juste au dessus de Thonon et adresse une lettre de remerciements chaleureux à l’inspecteur d’Académie :

L'église de Marin

« J’ai l’honneur de vous remercier d’avoir bien voulu me déléguer au poste de Marin. Cette nomination me procure de grands avantages. Non seulement j’ai la joie de n’être plus à charge de mes parents mais j’ai également le bonheur d’être placée à proximité d’une partie de ma famille.
 Aussi, pour montrer plus vivement ma reconnaissance, je vais tâcher d’assurer le bon succès de ma classe par un travail consciencieux et par un zèle et un dévouement à toute épreuve. »

Cette lettre est datée du 14 février 1900. On peut la trouver bien tardive de la part de quelqu’un si manifestement enthousiaste. C’est que la décision de 1ère affectation d’Eugénie ne date que du 9 janvier 1900 et non de septembre 99. Son dossier ne donne pas d’explication sur ce retard. Sans doute le poste ne s’est-il libéré qu’à la fin du 1er trimestre. Cette raison expliquerait également la formule utilisée par Eugénie qui pourrait sans cela étonner : si elle remercie de ne plus être à la charge de ses parents, c’est qu’elle a, enfin, un salaire ce qui n’était pas le cas au 1er trimestre car, dans la Fonction publique, il ne suffit pas de réussir un concours de recrutement pour être employé et rémunéré ; il faut qu’un poste soit disponible. Sinon, pas de poste,  pas d’emploi, et donc pas de salaire.

L’année suivante, elle sera envoyée à l’École maternelle de Thonon, ce qui correspondait tout à fait à son souhait. Elle y restera jusqu’à la fin de sa carrière.

Pour son 1er poste, Maria n’eut pas non plus à se plaindre : Sciez était à une dizaine de kms de Thonon. Quand à Claudia, si elle refusa d’aller à Lugrin (également tout proche de Thonon), c’est parce que son médecin genevois le lui avait formellement interdit.

Eglise de Lugrin

Il est vrai que ces postes de début n’étaient guère convoités. C’est une toute autre affaire, par la suite, lorsque l’on désire un rapprochement conjugal ou une ville importante. Les sœurs Servettaz en ont fait l’expérience : Maria et Claudia n’avaient aucune chance d’obtenir Annecy en 1907, même dans le cadre d’une permutation. Eugénie échouera aussi à rejoindre sa sœur Maria  au Fayet.

La situation actuelle, avec son système de points et de liste d’aptitude, ne supprime pas totalement les interventions et les passe-droits, mais elle est sans commune mesure avec l’arbitraire de la procédure des années 1900. Claudius en parle ouvertement dans le document autobiographique qu’il commence à la mort de Claudia. Depuis sa nomination à Annecy en 1910, il essaie d’obtenir que sa femme Emma le rejoigne (il y a 2 postes disponibles). On lui propose, en contrepartie d’une fin de non-recevoir de son vœu d’affectation, de solliciter Cran-Gevrier (la banlieue d’Annecy), ce qu’il refuse finalement. Peu importe ses motifs, c’est l’argumentation qui est intéressante : « En admettant que j’aie sollicité Cran, la solution n’eut pas été aisée. M. l’inspecteur d’Académie me montra une lettre de M. le Préfet [même dans des écrits intimes, on donne du « M. l’inspecteur, M. le Préfet », avec toutes les majuscules qu’il faut] où il proposait sous une forme assez impérative de nommer à ce poste Mlle Paccoret, Institutrice à Veyrier, parce que c’était le désir de M. Aussedat, le maire de Cran, qui avait reçu une promesse ferme. Il m’aurait donc fallu opposer homme politique contre homme politique, sans être bien certain d’obtenir gain de cause puisque M. le Préfet était circonvenu ».

A l’époque, l’administration académique n’est pas indépendante du Préfet. C’est ce fonctionnaire « politique » qui nomme et révoque les instituteurs, certes sur proposition de l’inspecteur d’Académie, mais, en fait, aussi, en fonction de considérations politiques. Pour échapper à cette tutelle politique, il faudra attendre encore longtemps. En 1914, un projet de loi prévoyait de confier les nominations au Recteur et non plus au Préfet mais il fut rejeté par le Sénat.

Le Préfet était particulièrement sensible aux demandes des maires qui jouaient un rôle important dans l’enseignement primaire : ils finançaient à 50% la construction des écoles, logeaient les instituteurs ou leur attribuaient une indemnité de logement. Ils estimaient avoir leur mot à dire sur tout ce qui concernait l’école et ne s’en privaient pas.

Lorsqu’il n’est pas satisfait d’un instituteur pour des raisons x ou y, absentéisme, orientation des cours ou conduite morale, le maire intervient, transmet voire suscite des pétitions de ses administrés.

 C’est aussi le maire qui installe l’instituteur ou l’institutrice. Il envoie aux autorités académiques un procès-verbal qui constate la prise de fonction et sert également d’état des lieux du logement de fonction. 

 Procès-verbal d'installation de Maria en 1907

On se rappelle peut-être (3 sœurs, 3 institutrices, 1ère partie) que des travaux d’urgence avaient dû être faits dans le logement de La Roche, pour éviter des « émanations délétères » et que Maria avait refusé de rentrer dans celui du Fayet tant qu’il ne serait pas remis en état.
 
Lorsqu’elle avait commencé à Sciez, son logement n’offrait qu’une seule pièce. L’institutrice devait impérativement être célibataire. Quant au mobilier, fourni également par la commune sur la base d’une liste établie par l’administration, il était de qualité variable et généralement mauvaise.

Il se composait d’un lit (de fer et non de noyer comme d’habitude), avec sommier et matelas, 2 couvertures, une de coton, une de laine (ce qui paraît bien peu pour l’hiver savoyard), traversin et oreillers (on dormait très redressé autrefois). S’y ajoutait une table de nuit, une table ronde (sans chaises) et  une commode. Pas d’ustensiles de cuisine. On imagine l’arrivée de Maria dans cette pièce unique aussi médiocrement meublée. De quoi ressentir un peu de blues après la cohue de l’internat ou la chaude agitation de la maison familiale.

A Annemasse, le logement est plus grand et va pouvoir accueillir Claudia et Jeanne Briffaz, leur mère : 3 pièces. Le mobilier est un peu plus fourni ou un peu moins étique : il y a 3 chaises et des ustensiles de cuisine (poêle, marmite en fonte, casseroles et seau). Une vraie folie ! Mais l’ensemble « lit (pourtant en fer), sommier et matelas, prêtés en bon état à Mme Guimet est en mauvais état » et doit être « réparé à neuf ».

Au Fayet, l’appartement de fonction comprend à nouveau 3 pièces qui permettront de loger Claudia (jusqu’à son décès en octobre 1910) ainsi que leur mère. L’inventaire est plus complet car il comprend aussi le matériel pédagogique (bureaux des élèves, cartes, livres, etc.) et même les archives  de l’école depuis son ouverture. En revanche, l’école elle-même est dans un état déplorable et il faudra y réaliser des travaux importants d’agrandissement (en sus de ceux effectués dans le logement de fonction et dont j’ai déjà parlé).

 Procès-verbal 2ème page : État des lieux

Tout ceci ne donne pas l’impression d’un petit nid douillet. Mais les 3 femmes avaient dû l’arranger au point que, même très malade, Claudia voulut rejoindre cet appartement car c’était son « chez elle ». A l’époque une jeune femme vivait  soit chez ses parents, soit chez son mari. Il n’y avait bien que le métier d’institutrice pour vous donner cette indépendance qui nous semble aujourd’hui si naturelle.

Le logement n’est pourtant pas l’essentiel pour nos institutrices débutantes. L’objectif, c’est d’être titularisée, ce qui suppose au préalable de réussir le Certificat d’aptitude pédagogique à l’enseignement primaire.

A cette occasion, nos 3 sœurs forment, une fois de plus, une unité incroyable. Le Certificat d’aptitude comprend 3 séries d’épreuves dont on additionne les notes : un écrit qu’il n’est pas nécessaire de subir à nouveau puisque l’on reprend les notes du Brevet supérieur passé à la fin de la scolarité à l’École normale ; des épreuves pratiques, pour juger de la capacité à enseigner et un oral qui vérifie les connaissances théoriques des « aspirant(e)s » en matière de pédagogie et de connaissance de l’enfant.

Que croyez-vous qu’il se passa ? 3 sœurs, 3 épreuves ? Bien évidemment, chacune prendra la tête du trio à l’une des 3 épreuves.




Mais il y a mieux : leur classement  est exactement à l‘opposé de ce que l’on aurait pu imaginer : c’est la moins brillante intellectuellement, Eugénie, qui devance largement ses sœurs à l’écrit avec un magnifique 14 contre 10 aux 2 autres. L’intelligence abstraite de Claudia ne fait pas merveille dans l’épreuve de pédagogie théorique mais c’est Maria, que l’on attendait plutôt dans les épreuves pratiques, qui décroche la timbale. Au contraire, Maria, esprit pragmatique, n’aimant guère les théories mais sachant tenir une classe, a même la 3ème note à l’épreuve pratique, avec 13,5, contre 15 à Claudia et 14,5 à Eugénie, mais aussi, on l’a dit, la meilleure note de théorie pédagogique.

L’épreuve pratique, c’est une sorte d’inspection un peu poussée devant un jury de 3 personnes, l’inspecteur primaire et 2 instituteurs confirmés. Pour Claudia, l’épreuve se déroule le 15 mai 1908 devant la classe enfantine du Fayet : les leçons sont bien conduites, les devoirs bien choisis et « corrigés aussi souvent que possible par les élèves eux-mêmes » et les observations générales sur la tenue de la classe, de la maîtresse et des élèves sont toutes bonnes. Visiblement, cette pédagogie active, plus moderne qu’on ne le croirait, a séduit l’inspecteur primaire.

Maria qui arrive donc en tête à l’oral a dû répondre à des questions pédagogiques comme celles dont le Journal des Instituteurs donne des exemples ; on sent que cette épreuve embarrasse les candidats et le Journal y revient plusieurs fois. En voici quelques-unes : « Le sentiment du devoir suffit-il pour diriger la conduite des enfants? Si vous ne le pensez pas, dites pourquoi, et indiquez à quels autres sentiments il convient de recourir. » ; « Quelle idée vous faites-vous de la discipline scolaire ? La sévérité est-elle indispensable pour obtenir l'ordre et le travail? Que pensez-vous de cette maxime appliquée au gouvernement des enfants : « Plus fait douceur que violence » ? ou encore « comment enseignez-vous la morale ? » Journal des Instituteurs, janvier / février 1890.

Sans doute les différences de notes entre les 3 sœurs sont minimes. De plus, elles n’ont pas subi ces épreuves en même temps, ce qui ne les rend pas vraiment comparables : Eugénie a son CAP en 1902, Maria en 1905 et Claudia en 1908. Encore un écart régulier de 3 ans entre elles ! un peu bouleversé par la maladie de Claudia et, dans une moindre mesure par celle d’Eugénie, mais enfin, on ne peut s’empêcher de penser qu’elles dessinent toujours entre elles des figures régulières, celle d’un trio solide dans toutes les situations. Dernier pied de nez à la logique, Eugénie devance ses sœurs avec le meilleur total.

Le diplôme de Maria

Passées ces épreuves, la titularisation peut intervenir 18 mois après la sortie de l’École normale (plus, bien sûr 3 ans de congé de maladie pour Claudia, comme on l’a vu).

L’inspection du Certificat d’aptitude était naturellement la plus terrorisante parce que c’était la 1ère et que son enjeu était important. Ensuite, les inspections se succèderaient à raison de pratiquement une par an. Maria en a même subi 2 en 1908 : l’inspecteur primaire avait profité de sa venue au Fayet pour le CAP de Claudia pour examiner également Maria ; il avait fait « d’une pierre, deux coups ».

Je ne reviendrai naturellement sur tous ces rapports d’inspection où l’on retrouve, mieux que dans les épreuves du CAP, les qualités et talents particuliers de chacune d’elles. Eugénie a vraiment trouvé sa voie à partir de l’année scolaire 1901/1902, date à laquelle  elle est affectée, pour les 18 années qui suivent, à Thonon dans la classe maternelle. L’inspecteur primaire note qu’ « elle présente des aptitudes spéciales à l’enseignement en classe maternelle ». Ses résultats sont excellents. Je n’ai trouvé qu’une critique, amusante, le 9 décembre 1904 : Il faut « recommander aux enfants d’éviter de frapper sur le plancher en marchant au pas ». J’avoue être ému par ces petits bambins que l’on fait marcher, déjà, au pas. Combien mourront, 15 ans plus tard, dans les tranchées ?

Sa 1ère inspection, le 12 janvier 1900, en disait beaucoup, non sur elle, mais sur ces petits villageois de Marin, cette bourgade au dessus de Thonon. Elle enseigne alors en classe enfantine (notre CP). Je retranscris les recommandations qui succèdent aux appréciations détaillées de l’inspecteur :

« 1° Insister pour obtenir de la part de tous les élèves une propreté plus satisfaisante, surtout en ce qui concerne les mains ;
2° Totaliser dans le registre d’appel les absences et les présences à la fin de chaque mois ;
3° Ne pas tutoyer les enfants (prescription réglementaire) ;
4° S’efforcer de faire disparaître ou tout au moins d’atténuer les défauts de prononciation et d’articulation ayant leur source et leur cause dans l’habitude du patois local ».

Vous partagez sans doute mon étonnement sur l’interdiction du tutoiement en classe enfantine, contrepartie du respect dû à l’instituteur / institutrice.

Son dossier administratif ne contient plus de rapports d’inspection après celui de 1904. Je ne peux imaginer qu’elle n’en ait pas subi. Pourquoi ont-ils disparus en totalité ? Mystère.

Pendant ces 5 ans d’enseignement, entrecoupés de nombreuses et parfois longues absences pour raison de santé, Claudia a connu 4 inspections, dont la dernière en juin 1910, 4 mois avant sa mort. J’y reviendrai. 2 choses frappent les inspecteurs, 2 choses qui me la rendent particulièrement attachante. D’abord son caractère que l’on qualifie de « franc », appréciation que je n’ai jamais vue appliquée à ses sœurs. Je l’imagine assez entière, exigeante, presque intransigeante quand il s’agit de l’essentiel, ne se laissant pas circonvenir par des arguties, même si elles émanent de l’inspecteur. Il est, en 1905, complètement sous le charme : « Caractère : très franc. Conduite : Très bonne. Tenue : Excellente ».

Autre trait commun à toutes ses inspections : son amour des enfants et sa capacité à les enthousiasmer, à les mobiliser, par une attitude à la fois « douce et ferme ». « Son initiative, ses bons procédés, rendent sa classe animée, vivante. Cette maîtresse sait aussi gagner les sympathies de ses élèves » La Roche, 29 mai 1907, après 6 mois de congé pour maladie.

Et Maria ? Elle aussi, on la retrouve dans des appréciations très concordantes d’une année sur l’autre. C’est « une très bonne institutrice », « active et dévouée, « active et zélée ». Ces 2 couples de mots sont présents dans tous les rapports. Elle a de l’autorité, même si on lui reproche, par 2 fois, de « trop élever la voix ». Sur le fond, elle insiste autant sur l’éducation que sur l’instruction : « L’éducation, intellectuelle et morale, est bien comprise dans sa classe ». La Roche 28 janvier 1907. Ou encore en 1911, au Fayet : « L’éducation n’est pas plus négligée que l’instruction ».


 Rapport d'inspection de Maria en 1912

Elle fait notamment une place importante à l’éducation civique. Il est vrai qu’au Fayet, elle enseigne en cours élémentaire et en cours moyen. Le 15 mai 1908 : « Instruction civique. Leçon commune [c'est-à-dire commune aux 2 niveaux de sa classe qu’elle réunit pour ce cours] de révision. Interrogation sur le Président de la République, son élection, ses attributions, comparaison avec le système monarchique, avantages du gouvernement républicain. Bonnes réponses, formulées convenablement, on sait l’essentiel de cette leçon ».

Le 10 juin 1910, l’inspecteur tombe à nouveau sur une « leçon commune d’instruction civique. Interrogation sur la Justice de paix, sur les cas qui en relèvent. Leçon sur le Tribunal correctionnel, résumé copié avant la classe. Histoire d’un délit commis et jugé, lectures appropriées, images à l’appui ».

Je suis assez bluffé par le niveau d’exigence que révèle ces commentaires mais il est vrai que je ne sais rien de l’enseignement primaire actuel. Une chose est certaine : l’institutrice dispense cet enseignement devant un auditoire nombreux et hétérogène. Maria est, de 1907 à 1914, directrice de l’École du Fayet. Jusqu’en 1913, c’est une école mixte bien que Le Fayet avec ses 500 habitants dépasse la limite autorisée pour la mixité, de 300 habitants. En 1913, des travaux d’agrandissement sont effectués par la commune, sous la direction qu’on imagine bienveillante d’Alfred Dufour, le conseiller municipal délégué au Fayet (attention bienveillante, c’est ce que je pensais au début mais j’ai dû réviser cette idée un peu trop sentimentale): avant de mourir en novembre 1913, il a nécessairement appris la relation amoureuse entre son dernier fils, Gabriel et Maria qui doit aboutir à leur mariage en mai 1914. Il cherche à améliorer simultanément la vie quotidienne de ses jeunes administrés et de sa future bru.

En 1912, dernière année de la mixité au Fayet, Maria enseigne donc dans 2 classes réunies qui totalise 76 élèves répartis à égalité entre garçons et filles. Heureusement, au moment de l’inspection, le 31 juillet ( !), les présents ne sont, si l’on ose dire, que 49, 20 garçons et 29 filles : les garçons devaient être requis en plus grand nombre pour les travaux agricoles. 

 Rapport d'inspection de Maria de 1911

En 1913, Maria ne s’occupe plus que des filles. Toujours 2 classes. Mais la situation a empiré : 93 filles sont inscrites. Sur les 41 élèves de la 1ère classe, il y a quand même 34 présents le 10 mai 1913. La statistique des présents de la 2ème classe (tenue sans doute par une adjointe sous son autorité) manque. Elle devait, de toute façon, attendre le jeudi ou le dimanche avec une certaine impatience.

Mais le dimanche, il y avait les cours d’adultes de décembre à début mars, pendant la morte saison des travaux agricoles. Les effectifs tournent autour d’une quinzaine chaque année. En ces jours de neige, on peut imaginer cette troupe hétéroclite de jeunes gens et d’adultes se rendant à l’école délaissée par les bambins, en profitant de l’hiver pour apprendre à lire et à écrire. Ces cours ne sont pas rémunérés par le ministère qui se contente d’adresser chaque année, une lettre de félicitations signée du ministre.

Ce n’est pas tout : la directrice a la responsabilité de la bibliothèque de prêt qui fait fonction de bibliothèque communale. Cette même année 1913, la bibliothèque scolaire peut proposer 160 livres. 428 prêts ont rapporté 2,50 F, tout ceci soigneusement consigné dans le rapport d’inspection.

Heureusement Maria est déchargée d’une partie des tâches ménagères par sa mère qui vit avec elle dans les 3 pièces de son logement de fonction. Jeanne Briffaz est active et le repas est prêt quand Maria monte à son appartement.

Maria est d’ailleurs d’une santé solide contrairement à sa sœur Claudia dont elle partage la vie depuis plusieurs années. Son dossier administratif ne révèle que 3 absences : à La Roche, lorsqu’elle se vit « empoisonnée par des émanations délétères » et 2 au Fayet.

Chaque année, l’administration remplissait une notice individuelle pour chaque instituteur et institutrice qui rappelle quelques éléments de base : études, carrière, traitement, récompenses, etc., mais également les motifs et durée des congés obtenus dans l’année écoulée. C’était une donnée surveillée avec attention. Dans la notice datée du 31 décembre1908, j’ai trouvé cette mention étonnante : congé d’un mois pour typhus. Comme il n’y a aucune demande de congé ni de certificat médical dans le dossier, j’en conclus que l’on avait dû fermer l’école par mesure de précaution. Je n’ai pu trouver à ce jour la moindre information sur cette curieuse épidémie surtout fréquente en période de guerre car elle apparaissait dans des lieux de grande promiscuité aux conditions sanitaires déplorables. A vérifier dans les archives de la commune.

Sa plus longue absence date de la fin 1910. Elle est consécutive à la mort de sa sœur Claudia survenue le 27 octobre. A la Toussaint, Maria et sa mère ont rejoint à Thonon les Bains Camille, Claudius et Eugénie qui y résident. La famille a besoin de resserrer ses liens pour surmonter le drame. Maria n’y parvient pas et craque. Le médecin appelé à son chevet constate « un état inquiétant d’amaigrissement et de dépression nerveuse » et prescrit un arrêt d’un mois  jusqu’au 2 décembre. Congé accordé avec remplaçante aux frais de l’État, ce qui était rare comme on sait.

Malheureusement, est-ce la suite de ce chagrin ou une coïncidence fortuite, Maria souffre atrocement de la mâchoire la veille de son départ. Le médecin diagnostique une périostite d’origine dentaire. Une intervention chirurgicale est nécessaire. Maria ne peut prévenir à temps pour qu’une remplaçante puisse venir au Fayet. Prolongée de 10 jours en 10 jours,  l’absence de Maria durera jusqu’à Noël avec deux interruptions de la classe pour ses nombreux élèves.

Il n’était pas si facile d’organiser au pied levé ces remplacements même si on constate que les délais de route qu’acceptaient à l’époque les remplaçantes étaient particulièrement courts. Celles-ci rencontraient au Fayet une difficulté supplémentaire avec le coût du logement dans une ville d’eaux en plein boom. La 1ère remplaçante demanda une indemnité de logement qui lui fut refusée et la remplaçante dut être remplacée. 

 Demande d'indemnité de logement

Les remplaçantes n’avaient droit qu’au remboursement de leurs frais de voyages, ce qui donne d’ailleurs des notes de frais amusantes comme celle de Mlle Ducret, remplaçante de la remplaçante : de Dessy à Bonneville à pied : 3 kms ; de Bonneville au Fayet en chemin de fer : 36 kms. Je ne sais pas comment on remboursait la marche à pied ! Souvent aussi, on rencontre la mention « en voiture », ce qui signifie « en voiture à cheval », car, pour désigner  la voiture à moteur, on dit « l’auto ».

 Note de frais

Quoi qu’il en soit, après moins de 2 jours sans titulaire ni remplaçante, Maria devant rentrer le lundi 5 décembre, le maire envoie à l’Inspecteur d’académie, dès le mardi 6 décembre, une lettre, cosignée par le conseiller général du canton de Saint Gervais, demandant le déplacement de Maria. La lettre est d’une hypocrisie insupportable. Le maire trouve dans le deuil qui vient de frapper Maria une raison supplémentaire de l’expulser du Fayet :
« J’ai aussi appris que Mlle Servettaz était bien malade et que le deuil qui vient de la frapper au Fayet ne lui rendra assurément ce poste agréable [Sic ! lapsus calami ou précipitation trop grande, la formulation du maire n’est pas très claire car il oublié la moitié de la négation].
Ne serait-il pas le cas de lui donner un poste moins pénible et de nommer Mme Dupanloup titulaire du poste du Fayet qu’elle réclame à juste titre depuis longtemps ».



Lettre du maire demandant le départ de Maria

Cette intervention ne suffit pas. L’inspecteur primaire écrit au conseiller général pour lui expliquer qu’une absence d’un mois et demi pour raison de santé ne constitue pas un motif de déplacement d’office et que Maria n’a pas demandé de mutation. Sous-entendu, c’est à elle de savoir si elle veut partir ou non et non au maire d’en décider pour placer sa protégée.

Alors, l’autorité municipale fait circuler une pétition parmi les habitants et l’inspecteur  primaire, qui tient Maria en haute estime, et qui a rendu un hommage sincère à Claudia lors de son enterrement, est obligé de la transmettre au Préfet (diable ! on touche à l’ordre public), tout en prenant ses distances avec les mécontents. Il se refuse à proposer la mutation de Maria au Préfet. Malheureusement cette pétition n’a pas été conservée (alors qu’elles l’étaient généralement, comme celle, par exemple, qui fut dirigée contre son père Claude-François lorsqu’il était en poste à Sconzier). J’aurais aimé connaître la liste des pétitionnaires.


 Lettre de transmission de la pétition au Préfet
On n'oserait plus transmettre une lettre aussi brouillonne.

L’affaire s’arrêta là et Maria restera directrice de l’école de filles du Fayet jusqu’à sa démission en 1915.

Cette petite histoire de Clochemerle me paraît bizarre depuis ma 1ère lecture du dossier de Maria. Sur le moment, j’ai mis la réaction du maire sur le compte de la goujaterie et du favoritisme. Il avait une raison quelconque de souhaiter être agréable à Mme Dupanloup, au point d’en oublier toute décence. Mais d’autres motifs expliquent peut-être la brutalité de la réaction du maire. Est-ce bien le maire qui a pris cette initiative, même s’il a, comme il est normal, signé le courrier au Préfet. N’est-ce pas plutôt son conseiller municipal délégué au Fayet, le plus à même, puisqu’il était sur place, de réagir dans l’instant ?

Alfred Dufour, futur beau-père posthume, si je puis dire, de Maria était un homme autoritaire. Ma famille a gardé le souvenir de son acharnement à obtenir de ses enfants une stricte obéissance quand il s’est agit de se marier. Il voulait qu’ils fassent  « de beaux mariages » pour prolonger l’ascension sociale qu’il estimait avoir amorcée. Très tôt, il avait supporté le poids de toute la famille, parents, frères et sœurs, quand son père meunier devint accidentellement aveugle. Il avait su migrer de la meunerie au commerce de gros, plus rémunérateur. Il ne voulait pas que tout ceci soit dilapidé dans des mésalliances.

N’a-t-il pas marié 3 de ses enfants la même année, en 1907, juste avant l’arrivée des sœurs Servettaz, avec ce qu’il estimait de bons partis ? Difficile de ne pas y voir une sorte de plan. Maria pouvait-elle y entrer ? Il ne considérait sûrement pas la fille sans le sou d’un petit instituteur de village comme un bon parti. Jean et Louis, ses fils, épousèrent des filles de la bonne société de saint Gervais, voire d’Annecy, respectivement : Alice Guillot, certes institutrice également mais fille d’un receveur d’octroi d’Annecy et Joséphine Jacquet, d’une famille d’agriculteurs aisés ; Clarisse se maria avec Achille Baud, un confrère d’Alfred, négociant en gros à Cluses. Auparavant, la fille ainée d’Alfred, Wilhelmine, avait épousé Gabriel Perroud, un « marchand de fer » comme on disait à l’époque, installé au bourg de saint Gervais. Alors, Maria …!

Revanche du destin ? On aimait à rappeler dans ma famille que ces mariages n’avaient pas été des succès. Gabriel Perroud fit de mauvaises affaires ; Louis Dufour se laissa circonvenir par la famille Jacquet et sa ferme, achetée par Alfred à prix d’or, passa dans la famille de sa femme ; Clarisse enfin, mourut très jeune de la tuberculose, la même année et pour la même raison que son mari, en 1917. Seul Jean et Alice échappèrent en partie à cette malédiction, même si le couple fut séparé très tôt par la mort de Jean à 52 ans, en 1935.

 Achille Baud et Clarisse Dufour sur le faire-part de leur décès en 1917

 En face de ces mariages voulus et bénis par Alfred Dufour, celui de Gabriel et Maria fut un mariage d’amour, durable et fort. J’aime répéter cette formule de ma grand-mère parlant de son mari : « une jeune fille dans la maison, c’est un rayon de soleil ; toi, tu es le soleil tout entier ». Tout est dit.

 Mariage de Maria et Gabriel

Leur mariage n’eut lieu que 6 mois après le décès d’Alfred, comme si les fiancés avaient attendu le minimum convenable après l’enterrement du chef de famille.

 
Faire-part du mariage de Maria et Gabriel

Maria enfin, connaissait bien les Dufour, au moins depuis 1910 : Louis Dufour fut le premier à se précipiter lorsqu’elle cria pour demander de l’aide  pendant l’agonie de Claudia.

Rapidité et brutalité de la réaction municipale contre Maria, mariage hâtif juste après la mort d’Alfred, intimité des 2 familles,  tous ces indices pourraient faire penser qu’Alfred est derrière cette tentative d’éloignement de Maria comme si, constatant l’intérêt trop grand que prenait son dernier fils pour l’institutrice de 25 ans, il ait voulu les séparer.

Maria vint s’installer avec sa mère dans la grande maison des Dufour, 6 mois après le décès d’Alfred. Elle y retrouva Caroline Pissard, « Madame Dufour », la toute récente veuve, Jean, le fils ainé et sa femme Alice, l’ancienne institutrice, et leurs 2 bambins, Paul et Georges. Elle peut alors abandonner son logement de fonction et le laisser disponible pour sa remplaçante.

La belle-mère de Maria, Caroline Pissard, veuve d'Alfred Dufour.
Elle adorait lire et son mari lui reprochait ses achats de livres.

Consciencieuse, Maria ne s’est arrêtée que peu de temps avant son mariage. Elle sollicite et obtient un congé d’un mois à compter du 11 mai alors que son mariage est célébré le 19 mai. Elle demande ensuite pour « l’installation de son ménage » une prolongation de 2 fois un mois, mais finalement elle reprend par anticipation son service le 30 juin et non le 12 juillet comme elle l’avait demandé initialement. Je pense que Maria eut un peu de peine à quitter son métier d’institutrice et l’indépendance qu’il lui procurait. L’entrée dans la famille Dufour devait avoir quelque chose de pesant. La belle-mère régentait la maison. Le commerce de gros était dirigé par Jean le frère ainé ; Gabriel, le petit dernier, et sa femme Maria devaient se sentir un peu marginalisés. D’ailleurs, ils quitteront dès que possible, c'est-à-dire dès la fin de la guerre 14-18, le Fayet pour voler de leurs propres ailes.

Maria mettra plus d’un an avant de se décider à quitter l’enseignement. La 1ère année de son mariage, elle garde un filet de sécurité en se contentant d’un congé pour convenance personnelle du 1er octobre 1914 au 1er octobre 1915. Le déclenchement de la guerre fut-il un des motifs de prudence ? A la rentrée 1915, elle continue d’hésiter puis finalement elle décide de démissionner le 3 décembre, peut-être, si je comprends bien sa lettre, parce qu’on souhaite la voir solliciter sa mutation. Elle a 30 ans et peut exercer dans une école plus importante. Mais elle ne veut pas quitter Le Fayet pour des raisons familiales : son 1er fils, prénommé comme par hasard, Alfred,  est né en septembre 1915 (je vois dans ce prénom comme un tribut payé aux mânes d’un beau père dont on n’a pas suivi les dernières volontés). Elle pourrait mener de front son métier et son rôle de mère, mais pas quitter Le Fayet.  Ajoutons une autre raison : elle a peut-être commencé à s’intéresser à la maison de commerce qui lui procurera un métier qu’elle exercera avec passion et autorité jusqu’à la fin de sa vie. Sa démission est acceptée le 8 décembre 1915, après 10 ans d’ancienneté.

 Lettre de démission de Maria

Eugénie, elle, aura une carrière beaucoup plus longue : 20 ans, le double de Maria, mais assez terne. Elle passe à la 2ème classe « au choix » et non à l’ancienneté au 1er janvier 1917, mais restera toute sa vie institutrice adjointe, sans doute parce qu’elle ne cherchera jamais à quitter l’école maternelle de Thonon, de peur de s’éloigner d’une partie de sa famille.

C’est pour la même raison de rapprochement familial qu’elle quittera finalement l’enseignement. Elle sollicite le remplacement de Maria comme directrice de l’école de filles du Fayet, dès le 22 septembre 1914, alors que Maria est en congé à la suite de son mariage. Les 2 raisons qu’elle invoque sont typiques de celle qui commence à devenir une « vieille fille » (elle a 35 ans) à la  recherche de la chaleur d’un foyer, fut-il de sa sœur : elle connaît bien la population puisqu’elle passe toutes ses vacances au Fayet depuis le mariage de sa sœur ; elle doit, enfin, s’occuper de sa mère malade.

 Eugénie (sur la balançoire) dans le jardin de la maison du Fayet en 1916
Derrière elle, son frère Joseph. Le couple, Maria - Gabriel, avec leur fils Alfred (Fred)

Elle renouvelle cette demande à la rentrée suivante, alors que Maria est toujours en congé. Affolée d'avoir appris la vacance de poste trop tard, elle écrit directement à l’inspecteur d’Académie, sans passer par le couvert de l’inspecteur primaire de Bonneville. Puis, elle renonce devant le peu de succès de ses démarches jusqu’au 31 août 1918. A cette date, le poste de directrice de l’école de filles est à nouveau vacant mais aussi et surtout celui d’institutrice de la classe enfantine qui conviendrait mieux à ses goûts et à ses talents. L’argumentation est toujours la même : sa mère malade à laquelle les médecins recommanderaient les eaux de la station thermale de saint Gervais les Bains (en fait, au Fayet) pour soigner ses rhumatismes. De plus, sa sœur Maria, chez qui elle habite, ne peut plus s’occuper de leur mère avec ses 2 enfants (en plus d’Alfred, Henri né en 1917) et la maison de commerce.

 Maria, ses 3 enfants et sa mère à Metz en 1920, le jour du baptême de ma mère.

 Eugénie avec son neveu Paul, le futur chirurgien d'Annecy.
 Photo prise par Louis, le père de Paul, au Fayet, été 1916

Cette démarche rencontre le même insuccès car elle n’est pas soutenue par l’inspecteur primaire qui transmet sa lettre avec la mention « rien de bien urgent, je crois ». Du coup Eugénie déprime et prend un congé de maladie pendant 4 mois, du 1er octobre 1918 au 25 janvier 1919. Elle termine vaille que vaille l’année scolaire à Thonon.

En juillet 1919, changement d’objectif, elle renonce au Fayet. Il faut dire qu’un événement vient de se produire dans la famille Dufour : Gabriel, Maria, leurs 2 enfants Alfred et Henri, la grand-mère, Jeanne Briffaz, quitte le Fayet pour aller installer une nouvelle maison de commerce à Metz, récemment libéré de la présence allemande.

 La maison Hirsch encore allemande, avant le rachat par Gabriel

Eugénie cherche donc à obtenir un poste en Alsace. Ce n’est pas facile car on sort ainsi du cadre départemental. Eugénie recommence une nouvelle année à Thonon, mais finalement elle n’y tient plus et part pour Metz au 2ème trimestre, en mars 1920 pour s’installer dans le bel immeuble que Gabriel acheté avec le fonds de commerce Adolph Hirsch. Enfin, elle obtient une nomination en Alsace le 1er avril 1920.

 Passeport de Maria établi pour son installation à Metz

Je ne sais pas si elle a effectivement enseigné et pendant combien de temps. Sans doute, à supposer qu’elle ait commencé, pendant peu de temps. Il y a fort à faire à Metz. « La mémé » est désormais âgée et ne peut plus participer aux tâches de la maison. Maria a désormais 3 enfants puisque ma mère, Marguerite, est née à Metz en février 1920. Elle est très occupée par la maison de commerce car Gabriel sillonne la France et l’Allemagne à la recherche de fournisseurs et de clients. La place d’Eugénie est toute trouvée : elle devient la cuisinière de la maisonnée, retrouvant ainsi le statut de beaucoup de filles restées au foyer paternel pour s’occuper de ses parents. Le métier d’institutrice aura été une parenthèse, de 20 ans, dans une vie bien traditionnelle puisqu’elle restera avec sa mère, sa sœur Maria, son mari et ses enfants, elle, la tante Many dont on loue les petits plats pendant les 19 ans qui lui restent à vivre.

Maria, elle aussi, s’est servie du métier d’institutrice, comme nombre de jeunes filles de son temps,  pour « se faire une position honorable », ainsi qu’elle l’avait déclaré lors de son examen de certificat d’aptitude en 1905 ; contrairement à Camille et à Claudius, les 2 frères ainés professeurs. Mais ceci est une autre histoire.