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mercredi 6 octobre 2010

Voltaire contrebandier (1ère Partie)


L’histoire qui suit peut nous sembler étrange en notre époque de liberté de la presse et de mondialisation des échanges sur Internet. Pourtant, il suffit de se rappeler quelles conséquences ont tiré certains de la publication d’un livre ou d’une caricature pour se persuader que la lutte contre l’Infâme, comme disait Voltaire, est toujours d’actualité.

Comme est d’actualité le spectacle d’une justice, manipulée par les puissants, dure pour les sans-grades, indulgente pour les nantis.

On y verra tout un monde qui mêle suppôts de l’absolutisme et philosophes, gredins et hommes de loi, aventuriers et courtisans, et surtout une espèce d’hommes aujourd’hui disparus, tout à la fois hommes de lettres et hommes de guerre, dans une société bouillonnante et pleine de vie, bien différente de notre Europe assoupie et angoissée.

On y entendra surtout la voix, toujours caustique même lorsqu’il s’inquiète, d’un Voltaire sur-occupé qui dicte de nombreuses lettres quotidiennes, poursuit l’écriture de son œuvre, gère ses affaires en capitaliste entreprenant, et reçoit dans son château de Ferney tout ce qui compte en Europe.

On y croisera aussi, c’est la règle du jeu que je me suis imposée, les Dufour de Collonges.

Voltaire au milieu des Révolutions de Genève

Voltaire a passé les 10 dernières années de sa vie à Ferney, à 25 kms de Collonges qu’il a traversé plusieurs fois pour se rendre à Paris. Il y passe notamment le 5 février 1778. Pendant que sa voiture cahote dans la grand’ rue, passant devant  l’Hôtel des 3 Maures que dirigeait quarante ans plus tôt Charles Philibert Gourgié dont j’ai raconté les frasques sentimentales, il se souvient sans doute de l’aventure qu’il y a connue 10 ans plus tôt et qui aurait pu se terminer de manière catastrophique.

Au terme de ce qui sera son dernier voyage, il arrive à Paris le 10 février 1778 et loge sur le quai qui porte depuis son nom, ce quai où viendra se réfugier un ancien Président de la République, Jacques Chrirac, au terme de ses mandats. Ainsi que ce dernier, mais pour des raisons plus compréhensibles (il rentre d’un long exil bien involontaire) il n’a pas de domicile parisien. Il se fait héberger chez Reine Rouph de Varicourt, sa protégée et la voisine de mes ancêtres puisqu’elle est née à Pougny, le village mitoyen de Collonges, au château de Crest dont il ne reste même plus quelques pierres.

Cette Reine, que Voltaire appelait "Belle et bonne" avait épousé le marquis de Villette, aux mœurs jusque là assez dissolues.  Il avait composé cet épigramme lors de leur mariage :

Il est vrai que le dieu d'amour,
Fatigué du plaisir volage,
Loin de la ville et de la cour,
Dans nos champs a fait un voyage.
Je l'ai vu, ce dieu séducteur.
Il courait après le bonheur,
Il ne l'a trouvé qu'au village.
 [et ce village, c'est Pougny]

Ce dernier voyage de Voltaire est connu en détail, notamment par les Mémoires de Wagnière, son secrétaire.

Parti de Ferney le 5 février 1778 à midi, avec Wagnière, et son cuisinier, il couche à Nantua (71kms d’une route difficile).

Le Lac de Nantua. Source : Viaticalpes, site de l’Université de Lausanne qui numérise des centaines de gravures et de peintures anciennes.

Il a donc traversé Collonges en début d’après-midi. Même en ce mois de février, il fait encore jour. Son regard a peut-être glissé sur la silhouette à peine entrevue de l’un de mes ancêtres toujours curieux de savoir qui emprunte cette « route royale ». Mais, il n’est pas sûr que Voltaire ait remarqué qui que ce soit à Collonges, car, comme le raconte Wagnière, il passait son temps à lire ou à écouter son secrétaire lui faire la lecture. De toute façon, il n’y avait pas grand-chose à voir.

Son voyage se poursuivra sans encombre jusqu’à Paris à un rythme bien différent de nos trajets autoroutiers puisqu’il alterne d’interminables journées de chevauchée et de longues haltes de visite : le premier soir, il fait donc étape à Nantua. Le lendemain,  6 février, coucher à Sennecey (130 kms). Le 7, étape à Dijon (90 kms). Il arrive suffisamment tôt pour rendre visite à plusieurs conseillers du Parlement de Bourgogne. Parmi eux, sans doute des conseillers  qui auraient pu lui valoir de graves ennuis, 10 ans plus tôt, dans l’affaire qui va nous occuper.

Voltaire souhaitait voyager incognito mais il a été reconnu à Nantua et depuis, tout le long de ce dernier voyage, la rumeur le précède et c’est de la folie : « Plusieurs personnes de la première distinction vinrent pour le visiter ; d’autres payaient les servantes pour qu’elles laissassent la porte de sa chambre ouverte. Quelques-uns même voulurent s’habiller en garçons de cabaret, afin de le servir à son souper et de le voir par ce stratagème ». Mémoires de Wagnière.

Le 8 février, il est à Joigny (176 kms, soit près de 20h de voyage !). Il pensait arriver le lendemain à Paris (150 kms), mais l’essieu du carrosse se brisa près de Moret sur Loing à 80 kms du but et il n’arrive que le 10 février dans l’après-midi à Paris où il mourra 3 mois plus tard. On imagine que ce voyage, entrepris en plein hiver dans un carrosse qui n’avait pas, bien sûr, de chauffage, fut éreintant pour un homme de 84 ans.

 Douze ans plus tôt, le nom de Collonges apparaît plusieurs fois dans la correspondance de Voltaire. Malheureusement, le petit village du Pays de Gex, célèbre pour son fort, n’intéresse pas suffisamment notre épistolier  pour qu’il en dise ne serait-ce qu’un mot, ni lors de ce voyage de 1778 ni au moment où se déroule notre histoire, fin 1766, début 1767.

Aucune description, même si ce qu’il dit du climat ou des gens de Ferney s’applique à ceux de Collonges : « Quand nous ne serions condamnés [on comprendra bien vite de quoi il s’agit] qu'à la plus légère amende, nous serions déshonorés à quinze lieues à la ronde, dans un pays barbare et superstitieux. Vous ne vous connaissez pas en barbares. » Lettre du 8 janvier 1767 au comte d’Argental. Autre lettre tout aussi explicite sur « ce pays de bêtes brutes où la superstition a établi son domicile ». Lettre du 2 janvier au même.

Malgré tout, Voltaire adorait Ferney, mais à la belle saison, lorsqu’on pouvait jouir du contraste qu’offrait un premier plan de cultures et des lointains enneigés.
Tableau de Huber, peintre suisse né à Chambéry, qui a laissé de nombreux tableaux de la vie quotidienne de Voltaire.

Malheureusement, en cet hiver 1766-1767, la neige n’est pas un spectacle lointain.

Voltaire ne vit pas seulement parmi les barbares, c’est le climat lui-même qui est barbare. Décidément, ce qualificatif est le premier qui lui vient à l’esprit quand il veut parler du Pays de Gex. De fait, en ce mois de janvier 1767, il fait un froid excessif, la neige est très abondante et plusieurs correspondants, tout comme Voltaire, compare cet hiver rigoureux à celui, fameux, de 1709 (Voltaire avait 15 ans). Ainsi l’abbé Olivet qui lui écrit pourtant de Paris, pour lui souhaiter le Nouvel An : 

« Bonjour, mon illustre confrère, bon jour et bon an. N'est-ce pas ainsi que nos anciens Gaulois s'écrivaient à pareil jour? Et pourquoi changerions- nous de style ? Mais savez-vous dans votre pays que nous avons ici un froid qui rappelle l'idée de 1709 ? Il me rappelle de plus, à moi, une autre idée. C'est qu'alors nous grelottions au coin d'un méchant feu, et qu'aujourd'hui nous nous tenons au coin d'un bon feu. Alors vous étiez mon disciple, et aujourd'hui je suis le vôtre. Alors je vous aimais, et vous ne me haïssiez pas. A cet égard, rien de changé, au moins de ma part,…. ».
 
Et Voltaire :
« Vous devriez bien, monsieur, représenter fortement à M. le duc de Choiseul [alors ministre des Affaires étrangères et de la Guerre] l'abondance où nage Genève, et le déplorable état où le pays de Gex est réduit. Comptez que, dans ce pays de Gex, personne ne souffre plus que nous. Plus la maison est grosse, plus la disette est grande. Nous n'avons d'autre ressource que Genève pour tous les besoins de la vie. Les neiges ont bouché les chemins de la Franche-Comté, les voitures publiques n'arrivent plus de Lyon, nous n'avons aucune provision, aucun secours. » Lettre à Hennin du 28 janvier 1767.



La période 1765 – 1770 connut des catastrophes climatiques, inondations et hivers pourris au début, grand froid ensuite. Il n’est pas étonnant que Voltaire se plaigne que l’on ne trouve rien dans le pays de Gex ; les provisions devaient être au plus bas, à la suite de plusieurs années gravement déficitaires.

Il écrit dans une lettre datée du 22 décembre 1766, la veille du début de notre aventure : « les affaires de Genève ne laissent  pas de m’embarrasser. La cessation de presque tout le commerce, qui ne se fait plus que par des contrebandiers, la cherté horrible des vivres, le redoublement des gardes des fermes [il s’agit des bureaux fiscaux, pas de bâtiments agricoles], la multiplication des gueux, les banqueroutes qui se préparent ; tout cela n’est point du tout poétique ».

De fait, le froid et la neige ne sont pas seuls responsables de cette pénurie. Les communications sont coupées également par les troupes françaises qui ont instauré un blocus de Genève pour châtier le parti des « représentants » qui a eu l’audace de s’opposer au parti des aristocrates.

Cet épisode n’est qu’une des péripéties de ce qu’on appelle à l’époque « les révolutions de Genève » qui s’échelonnent tout le long du XVIIIème siècle et préfigurent la Révolution française. Ces troubles connaitront des épisodes divers. Ils avaient été déjà réprimés par une intervention franco-suisse en 1738. Ils avaient repris en 1762/63 après l’interdiction de l’Emile et du Contrat social de Rousseau. Toute l’année 66 fut occupée par la médiation de la France (marquis de Beauteville), et des cantons de Berne et Zurich. Le règlement proposé par les médiateurs fut rejeté par les représentants le 15 décembre 66. Louis XV décida alors le blocus de Genève. Berne et Zurich ayant envoyé également des troupes, un Edit de pacification fut imposé aux représentants, qui y gagnaient quelques droits, le 10 mars 1768. Mais les troubles devaient reprendre en 1770.
Les aristocrates reprendront le pouvoir en 1782 grâce à une nouvelle intervention militaire combinée, France, Berne [qui possédait alors le Pays de Vaud], et Savoie. A la suite de quoi, de nombreux « représentants » prirent le chemin de l’exil à Paris où ils formeront l’un des premiers noyaux de la Révolution française.  On peut donc dire que la Révolution française que nous autre Français, voulons toujours imaginer comme sortie de nulle part, si ce n’est de notre « génie » national, est fille de Genève autant que des Etats Unis. Enfin, juste retour des choses, les révolutionnaires français permirent le retour définitif des « représentants » en 1794, chassant du pouvoir, comme ils l’avaient fait en France, l’aristocratie genevoise.
  
En 1767, les représentants ont provisoirement gagné, comme le constate un célèbre correspondant de Voltaire, le grand Frédéric de Prusse, qui prévoit, toutefois, leur chute à venir : « Je vous félicite des avantages qu'a remportés le peuple de Genève sur le conseil des Deux-Cents et sur les médiateurs. Cependant il paraît que ce succès passager ne sera pas de longue durée. Le canton de Berne et le roi très- chrétien [c'est-à-dire Louis XV] sont des ogres qui avalent de petites républiques en se jouant. On ne les offense pas impunément; et si ces ogres se mettent de mauvaise humeur, c'en est fait à tout jamais de notre Rome calviniste. Les causes secondes en décideront. Je souhaite qu'elles tournent les choses à l'avantage des bourgeois, qui me paraissent avoir le droit pour eux. Au cas de malheur, ils trouveront l'asile qu'ils ont demandé, et les avantages qu'ils désirent » Lettre de Frédéric de Prusse à Voltaire du 10 février 1767.

Bien qu’il partageât leur idéal démocratique, Voltaire n’était guère favorable aux « représentants » qui se réclamaient de Rousseau avec lequel il était brouillé pour plusieurs raisons et notamment son refus de voir s’installer un théâtre à Genève (cf. la Lettre sur les spectacles de Rousseau), refus que partageaient les « représentants » dont  l’intégrisme calviniste irait jusqu’à n’octroyer l’égalité civique, en 1794, qu’aux protestants.

Voltaire avoue sans ambages au cardinal de Bernis son hostilité à ces dévots dans une lettre du 7 février : « Ayez la bonté de faire dire quelques prières dans vos diocèses pour le succès de nos armes, car nous combattons les hérétiques, et je hais ces maudits enfants de Calvin, qui prétendent, avec les jansénistes, que les bonnes œuvres ne valent pas un clou à soufflet. Je ne suis point du tout de cet avis ; je voudrais qu'on eût envoyé contre ces parpaillots un régiment d'ex-jésuites au lieu de dragons. »

L’allusion de Voltaire aux Jésuites est ironique : Pour Voltaire effectivement, les Jésuites, c’était pire que les dragons. La dissolution de l’ordre des Jésuites remontait à 2 ans. Les philosophes et Choiseul n’y étaient pas pour rien même si le déclencheur fut l’incapacité de l’ordre à rembourser les actionnaires de l’opération malheureuse de colonisation en Martinique conduite par le père jésuite La Valette.

Point de Jésuites donc mais des troupes commandées par Charles-Léopold, marquis de Jaucourt,. Malgré ses 31 ans, il est maréchal des Camps et armées du Roi, gouverneur pour S. M. des villes, citadelles et comté de Blaye et du fort Médoc, l'un des Inspecteurs-Généraux des troupes, commandant en chef de celles rassemblées dans le pays de Gex, etc, . Il ne plaisante pas : « Ordonnons à tous les sujets du Roi mon maître, qui se trouveraient actuellement dans Genève, d'en sortir avant dix heures du matin, si faire se peut ; et si cette sortie se trouvait impossible par l'opposition de ceux qui occupent la ville, nous défendons audits sujets de S. M. de coopérer en rien à la défense de ladite place… ». Il est sans doute un cousin du chevalier Louis de Jaucourt, un des principaux rédacteurs de l’Encyclopédie dont l’article contre « la traite des nègres » est souvent cité. Comble d’ironie, le marquis, commandant l’armée catholique, était, paraît-il, comme le chevalier de Jaucourt, ainsi que toute la famille Jaucourt, protestant. 


Quelques mots sur ce Louis de Jaucourt pour comprendre la complexité du temps : Louis de Jaucourt, dit le Chevalier de Jaucourt (par opposition à Charles-Léopold dit le Marquis de Jaucourt), né en 1704, a fait ses études de théologie à Genève avant de les poursuivre en Angleterre et en Hollande, 3 pays protestants. En 1767, l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert reparait après 8 ans d'interdiction. Le chevalier de Jaucourt, avait déjà participé à la rédaction de l'Encyclopédie. D'Alembert avait recruté le chevalier, désespéré par la perte d'un Dictionnaire de médecine qu'il avait mis 20 ans à composer et qui avait sombré avec le navire qui l'emportait à Amsterdam pour impression (version XVIIIème du crash de disque dur).


Endurci par ce terrible contretemps, Louis de Jaucourt avait continué à écrire des articles pendant l'interdiction de l'Encyclopédie. Les 10 derniers volumes de l'Encyclopédie purent ainsi paraître la même année 1765 (moins de 2 ans avant notre aventure), Jaucourt ayant rédigé la moitié des articles de ces 10 volumes. Au ntotal; il aurait rédigé 18 000 articles sur les 72 000 de l'Encyclopédie.


L'importance de cette contribution était connue à l'époque : "Je m'aperçois que le Chevalier de Jaucourt a écrit les trois quarts de l'Encyclopédie. Votre ami [Diderot] était donc occupé ailleurs ?». (Lettre de Voltaire  à d'Alembert). Mais Diderot n'aimait pas Jaucourt dont le souvenir s'est perdu, sauf de quelques érudits (j'ignorais jusqu'à son nom avant de trouver son nom au travers de celui de son jeune cousin).


Après ce détour, je revies à Charles-Léopold de Jaucourt.

Par cette intervention militaire, qui succède à tant d’autres, Louis XV poursuit la politique de Louis XIV qui avait cherché, et réussi, à extirper le protestantisme du Pays de Gex, faisant basculer mes ancêtres, entre autres, dans le catholicisme. 

La France autocratique supportait mal, en effet, cette agitation démocratique et protestante à ses frontières. La petite République de Genève ne se contentait pas de tenter d’instaurer chez elle un régime de démocratie représentative. Elle propageait ces idées séditieuses dans toute l’Europe car elle était un des hauts lieux de l’édition de livres prohibés, et particulièrement des livres protestants dont la France en 1739, après sa 1ère intervention, avait exigé l’interdiction d’exportation en France, au même titre que de la fourniture de tabac aux contrebandiers [sic].

Quand on saura que les faits qui conduisirent Voltaire à parler de Collonges concernent l’importation frauduleuse de livres interdits, on peut comprendre les raisons de son inquiétude, lui qui héberge une partie de ces troupes françaises dans son château de Tournay (autre propriété de Voltaire, proche de Ferney) et reçoit l’état-major à Ferney.

Marmontel, lors d’une visite à Voltaire en 1760, donne cette description du domaine : « M. de Voltaire voulut nous faire voir son château de Tournay, où était son théâtre, à un quart de lieue de Genève. Ce fut, l'après-dînée, le but de notre promenade en carrosse. Tournay était une petite gentilhommière assez négligée, mais dont la vue est admirable. Dans le vallon, le lac de Genève bordé de maisons de plaisance, et terminé par deux grandes villes, au delà et dans le lointain, une chaîne de montagnes de trente lieues d'étendue, et ce Mont Blanc chargé de neiges et de glaces qui ne fondent jamais, telle est la vue de Tournay ».


Voltaire n’est pas hostile a priori à cette intervention militaire fraçaise qui apporte une certaine sécurité : « Nous ne nous plaignons pas des troupes au contraire, nous souhaiterions qu'elles restassent toujours dans les mêmes postes. Non-seulement elles mettraient un frein à l'audace des contrebandiers, qui passaient souvent au nombre de cinquante ou soixante sur le territoire de Genève, et qui bientôt deviendraient des voleurs de grand chemin mais elles empêcheraient que nos bois de chauffage, coupés en délit, fussent vendus à Genève sous nos yeux. Les forêts du roi sont dévastées, c'est un très-grand article qui mérite toute l'attention du ministère. Les troupes pourraient empêcher encore le commerce pernicieux de la joaillerie et de la fabrique de montres de Genève, commerce prohibé en France, et principalement soutenu par les habitants du pays de Gex, qui ont presque tous abandonné l'agriculture pour travailler chez eux aux manufactures de Genève. Nous avons sur tous ces objets un mémoire à présenter au ministère, et personne n'est plus empressé que nous à seconder ses vues ». Lettre à Hennin du 29 janvier 1767.

Cette contrebande gênait les affaires de Voltaire car le philosophe s’était lancé sur son domaine de Ferney dans la fabrication de montres à une échelle quasi-industrielle, bien loin de l’artisanat de Collonges et des environs. Il avait besoin de transactions loyales et légales.

Pour autant, il se moque de cette opération militaire qui semble assez bonnasse (au moins quand on avait le statut social de Voltaire) : « Nous cultivons ici les lettres au son du tambour; nous faisons une guerre plus heureuse que la dernière [La guerre de Sept Ans qui s’était terminée 4 ans plus tôt au traité de Paris, assez désastreux pour la France] ; le quartier général est souvent chez moi. Nous avons déjà conquis plus de cinq pintes de lait que nos paysannes allaient vendre à Genève. Nos dragons leur ont pris leur lait avec un courage invincible ; et comme il ne faut pas épargner son propre pays quand il s'agit de faire trembler le pays ennemi, nous avons été à la veille de mourir de faim ». Lettre au cardinal de Bernis déjà citée.

La vraie raison de son opposition tient effectivement aux difficultés d’approvisionnement qu’occasionnent le blocus et les restrictions de circulation qui en résultent. Plus de bœuf, on est obligé de manger comme les bourgeois de Gex (ne parlons pas des laboureurs de Collonges) de la vache que l’on doit faire bouillir. Même ses « gens » n’en veulent pas :

« Nous avons envoyé chercher de la viande de boucherie à Gex, on n'y vend que de mauvaise vache, nos gens n'ont pu la manger. Nous avons fait venir deux fois, par le courrier de Lyon, des vivres pour un jour, mais cela ne peut se répéter. Si la cessation de notre correspondance nécessaire avec Genève pouvait contribuer à ramener les esprits, nous nous réduirions volontiers à ne manger que du pain, et vous remarquerez en passant que le pain coûte ici quatre sous et demi la livre. Nous faisions venir des provisions de Lyon pour cette année par les voitures publiques ; elles sont arrêtées. Notre aumônier [le père Adam] est tombé très-dangereusement malade à Ornex, nous n'avons pu encore lui faire avoir ni médecin, ni chirurgien, parce que les carrosses qui les allaient chercher n'ont pu passer. Tout le poids retombe uniquement sur nous, notre maison étant la seule considérable du pays. Vous savez que nous avons cent personnes à nourrir par jour. Vous savez que le pays de Gex ne fournit rien du tout. Les montagnes qui nous séparent de la Franche-Comté sont couvertes de dix pieds de neige cinq mois de l'année, c'est la Savoie qui nous nourrit, et les Savoyards ne peuvent arriver à nous que par Genève. Il n'y a de marché qu'à Genève. Celui de Sacconex, comme vous le savez, ne fournit précisément qu'un peu de bois qu'on coupe en délit dans nos forêt ». Lettre à Hennin du 29 janvier.

Genève au XVIIIème siècle. Au fond le Léman et le Salève. A gauche le Rhône qui se dirige vers Collonges. Source : Viaticalpes.

Voltaire, qui ne doute de rien, écrit à Choiseul  pour obtenir que le blocus cesse afin qu’il puisse s’approvisionner normalement. Heureusement il fait passer le courrier par le genevois Hennin qui le dissuade de l’envoyer.

Il doit se contenter d’obtenir des passeports pour lui et plusieurs de ses gens, afin de pouvoir se rendre à Genève. Cela permettra de s’approvisionner en viande fraîche, le reste des provisions arrivant par le courrier. Ce système dura assez longtemps puisque le 27 mars encore, il écrit à la duchesse de Grammont sœur de Choiseul, d’intercéder auprès de son frère pour obtenir que le courrier continue à apporter leurs provisions : « Nous nous sommes conformés à ses intentions avec le plus grand zèle, en ne tirant de Genève que la viande de boucherie (pardon de ces détails). Nous faisons venir tout autre comestible, toute autre provision de Lyon, pour donner l'exemple. Mais jusqu'à ce que les voitures publiques puissent marcher de Lyon au pays de Gex et en Suisse, nous sommes forcés d'user des bontés de monseigneur le duc de Choiseul, en chargeant le courrier de nous apporter les choses nécessaires. Cette voie est la seule praticable ».

L’utilisation du courrier pour le transport de ses victuailles est un véritable passe-droit : il ne s’agit pas des voitures publiques mais du système de messagerie de l’armée !


Les passeports, eux, permettront de s’approvisionner moins en viande que dans une denrée encore plus essentielle,  cette fameuse casse ou ces bouteilles de Colladon, nom de code utilisé par Voltaire pour les livres : « Passe encore pour du bœuf et des perdrix, mais manquer de casse, cela est intolérable. Il se trouve à fin de compte que c'est nous qui sommes punis des impertinences de Jean-Jacques et du fanatisme absurde de Deluc le père, qu'il aurait fallu bannir de Genève à coups de bâton, pour préliminaire de la paix. » lettre, à l’ambassadeur de France en Suisse (à Soleure),  le chevalier de Beauteville qui venait de faire escale à Ferney en rentrant de sa mission de médiation à Genève

Voltaire à sa table de travail


Mais tous ces ennuis de la guerre ne sont rien à côté des tracas dans lesquels va tomber Voltaire à cause de cette « casse », de ces livres qui vont faire peser sur lui le soupçon, gravissime à l’époque, de contrebande de livres interdits.

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