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vendredi 8 octobre 2010

Voltaire contrebandier (annexe 4)

L’Amérique du marquis de Chastelux

Le marquis de Chastellux a écrit le journal de ses voyages en Amérique de 1780 à 1782 alors qu’il participe, avec nombre d’aristocrates français ouverts aux Lumières, à la guerre d’indépendance des futurs Etats-Unis. C’est un ouvrage qui mérite d’être lu car il décrit la vie quotidienne des colons à la fin du XVIIIème siècle (in extenso dans Google Books)


On se rappelle qu’il est un des amis que Voltaire sollicite dans son affaire de contrebande. C’est un homme important, descendant d’une très vieille famille de militaires (un ancêtre maréchal de France au XVème siècle), mais aussi petit-fils de d’Aguesseau.

A l’époque, il a 34 ans et toujours dans l’armée où il vient de participer à la guerre de Trente ans, mais il est déjà connu pour ses talents littéraires.

Il quitte l’armée peu après, en 1771 et se consacre pendant 10 ans à la littérature et devient célèbre avec son « De la félicité publique » où il tourne le dos à sa caste, avide de gloire militaire pour prôner la recherche du bonheur plus que la guerre. Je ne sais plus de qui est cette formule (la guerre est le seul jeu des nobles où le peuple est convié), mais elle pourrait être de lui.

Rentré en France après sa participation à l’expédition américaine, il retrouve l’armée comme gouverneur de Longwy. Il se marie en 1787 avec une anglaise, Marie Plunkett, et meurt un an plus tard, laissant un fils posthume.

C’est à cette époque purement littéraire, entre 1771 et 1780,  que se situe l’anecdote suivante, révélatrice du sérieux avec lequel on envisageait en ce temps la vie sociale et intellectuelle. Elle est rapportée par Madame de Genlis : « Le marquis se trouvait un jour chez Mme Necker [qui poussait la carrière de son mari en recevant le parti des philosophes] ; arrivé bien avant l’heure du repas, il attendait dans le salon la maitresse de la maison encore à sa toilette, quand il aperçut sous un fauteuil un petit livre. Il le ramasse, l’ouvre, y jette machinalement les yeux et lit « la préparation du dîner de ce jour ». Mme Necker l’avait écrit la veille, il y trouva tout ce qu’elle devait dire aux personnes invitées les plus remarquables. Son article y était et conçu dans ces termes : « je parlerai au chevalier de Chastellux de la Félicité publique et d’Agathe ». cité par Lucien Sicot dans sa biographie du Marquis.

Si les essais politiques et autres pièces littéraires faisaient sa renommée, ses Voyages eurent aussi beaucoup de succès à la fois parce qu’ils étaient écrits par un compagnon de Rochambeau, ayant participé au siège de Yorktown, mais aussi parce qu’on avait beaucoup de curiosité pour cette Amérique qui se construisait.

Rochambeau au siège de Yorktown.

Voici quelques extraits du premier voyage qu'il fit à cheval de Newport à Philadelphie, soit 600 km en 2 semaines. Il doit passer par l'intérieur des terres car la côte et notammement New York est tenu par les Anglais. Ainsi qu'il l'écrit, il fut bien content de descendre de cheval à Philadelphie :

Les chemins que j’avais à parcourir devenant désormais difficiles et un peu déserts, il fut résolu que je ne ferais ce jour-là que 10 miles, afin de trouver un bon gîte et de mettre mes chevaux en état de fournir à la journée du lendemain. Le lieu où je devais m’arrêter était Farmington, M. Wadsworth, craignant que je n’y trouvasse pas une bonne auberge, me donna une lettre de recommandation pour un de ses parents, appelé Lewis ; il m’assura que je serai bien reçu, sans gêner personne et sans me gêner moi-même, parce que je paierais ma dépense comme dans une auberge. En effet, lorsque les tavernes sont mauvaises ou que les distances auxquelles elles se trouvent ne cadrent pas avec les journées qu’on se propose de faire, c’est l’usage en Amérique de demander hospice à quelque particulier aisé qui a de la place pour vous dans sa maison et dans son écurie pour vos chevaux : on parle alors à son hôte comme à son égal ; mais on le paie comme un simple cabaretier...

…En rentrant de cette promenade je trouvai qu’on m’avait préparé un fort bon dîner, sans que j’eusse encore été obligé de parler à mes hôtes. Après le dîner, comme le jour commençait à tomber ; M. Lewis qui avait été dehors pour ses affaires pendant une partie de la journée, entra dans le parloir (c’est ainsi qu’on appelle en Angleterre et en Amérique, la chambre où l’on reçoit du monde), il s’assit auprès du feu, alluma sa pipe, et causa avec moi. Je trouvai que c’était un homme actif et intelligent, qui entendait bien les affaires publiques et les siennes : il fait commerce des bestiaux, comme tous les Farmers du Connecticut…..

A l’heure du thé Madame Lewis et sa belle-sœur vinrent augmenter la compagnie. Madame Lewis relevait de couche et tenait son enfant dans les bras ; elle est âgée de trente ans à peu près, d’une figure très agréable et d’un maintien si aimable et si honnête qu’il serait la décence même dans tous les pays du monde. La conversation se soutint avec intérêt pendant toute la soirée. Mes hôtes se retirèrent à 9 heures du soir, je ne les vis pas le lendemain matin et je payais mon bill aux domestiques : il n’était ni cher, ni bon marché ; c’était le prix juste des choses, réglé sans intérêt et sans compliments.

L’aristocrate de l’Ancien monde était étonné de cette simplicité, notamment vis-à-vis de l’argent,  et de ce pragmatisme mais il les appréciait.


Autre extrait :

Je poursuivis ma route qui ne tarda pas à me conduire au milieu des montagnes les plus âpres et les plus difficiles que j’eusse encore vues : elles sont couvertes de bois aussi anciens que le monde, mais qui ne diffèrent cependant pas des nôtres ; entassées avec cette confusion, elles vous obligent à monter et à descendre continuellement, sans qu’au milieu de cette république sauvage, vous puissiez distinguer le sommet qui dominant sur les autres, vous annonce au moins qu’il y a un terme à vos travaux…..

….Tandis que je méditais sur le grand travail de la nature qui emploie 50 mille ans à rendre la terre habitable, un nouveau spectacle bien propre à contraster avec l’objet de mes contemplations, fixa mes regards et excita ma curiosité ; c’était l’ouvrage d’un seul homme qui dans l’espace d’une année avait abattu plusieurs arpents de bois [un arpent = un demi hectare] et s’était construit une maison au milieu d’un terrain assez vaste qu’il avait défriché. Je voyais pour la première fois ce que j’ai vu cent fois depuis. En effet, quelques montagnes que j’aie gravies, quelques forêts que j’aie traversées, quelques chemins détournés que j’aie suivis, je n’ai jamais fait trois milles sans trouver un nouvel établissement, ou commençant à se former, ou déjà en valeur. Voici comment on procède à ces nouvelles cultures qu’on appelle Improvements ou News Settlements. 
 
Tout homme qui a pu se procurer un fonds de 6 ou 700 livres de notre monnaie, et qui se sent la force et la volonté de travailler, peut aller dans les bois et y acheter une portion de terre, communément de 150 à 200 acres, qui ne lui revient guère qu’à un dollar ou 100 sous l’acre et dont il ne paye qu’une petite partie en argent comptant. Là, il conduit une vache à lait, quelques cochons, ou seulement une truie pleine, et deux chevaux médiocres qui ne lui coûtent pas plus de quatre louis chacun. 

A ces précautions, il joint celle d’avoir quelques provisions en farine et en cidre. Muni de ce premier capital, il commence par abattre tous les petits arbres et quelques fortes branches des plus gros ; il s’en sert pour faire les fences ou barrières du premier champ qu’il veut défricher ; ensuite il attaque hardiment ces chênes ou ces pins immenses, qu’on prendrait pour les anciens seigneurs du terrain qu’il vient usurper ; il les dépouille de leur écorce ou les cerne tout autour avec la hache. Ces arbres blessés mortellement, se voient au printemps privés de leurs honneurs ; leurs feuilles ne poussent plus, leurs branches tombent et bientôt leur tige n’est plus qu’un squelette hideux. Cette tige semble encore braver les efforts du nouveau colon ; mais pour peu qu’elle offre quelques crevasses, quelques fentes, on l’entoure de feu et la flamme confirme ce que le fer n’a pu détruire. 

Mais il suffit que les petits arbres soient abattus et que les grands aient perdu leur sève : lorsque cet objet est rempli, le terrain est éclairci, cleared ; l’air et le soleil commencent à entrer en commerce avec cette terre féconde qui ne demande qu’à produire. L’herbe croit avec rapidité ; dès la première année, les bestiaux ont de quoi vivre, on les laisse se multiplier ou même on en achète de nouveau, et on les emploie à labourer une portion de terrain, dans laquelle on sème du grain, qui rend vingt à trente pour un. L’année d’après, nouveaux abattis, nouvelles fences, nouveaux progrès : enfin au bout de 2 ans, le colon a de quoi vivre et même de quoi envoyer des denrées au marché ; et au bout de 4 à 5 ans, il achève de payer son terrain et se trouver un cultivateur aisé. 

Alors l’habitation qui n’était d’abord qu’une grande hutte formée par un carré de troncs d’arbre placés les uns au dessus des autres et dont les intervalles avaient été remplis avec de la terre pétrie dans l’ean, se change en une jolie maison de bois où l’on se ménage des appartements plus commodes et certainement plus propres que ceux de la plupart de nos petites villes. C’est l’ouvrage d’un mois ou de 3 semaines. La première habitation a été celui de deux fois 24 heures. 

On me demandera peut-être comment un seul homme ou un seul ménage peut se loger si promptement. Je répondrai qu’en Amérique un homme n’est jamais seul, jamais un être isolé. Les voisins, car on en trouve partout, se font une partie de plaisir d’aider le nouveau venu : une pièce de cidre bue en commun et gaiement, ou bien un gallon de rhum, sont le seule récompense dont ces services sont payés. 

Tels sont les moyens par lesquels l’Amérique septentrionale qui n’était il y a cent ans qu’une vaste forêt, s’est peuplée de trois millions d’habitants ; et tel le bénéfice assuré de l’agriculture que malgré la guerre, non seulement elle se soutient partout où elle a déjà été établie, mais qu’elle s’étend encore dans les lieux qui paraissent les moins propices à seconder ses efforts. Il y a 4 ans qu’on aurait fait dix milles dans les bois que j’ai traversés, sans voir une seule habitation. Page 42


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Georges Washington

Après avoir rencontré Washington et La Fayette (âgé de 23 ans !) qui campent à West Point au nord de Ney York tenu par les Anglais, il entame son voyage jusqu’à Philadelphie, visite le collège de Princeton qui a ouvert un peu avant la guerre. A Trenton, qu’il visite en souvenir de la bataille livrée par Washington, il a l’occasion de repérer un autre comportement américain étonnant.



Nous étions tous gens de connaissance (officiers américains et français), très contents de nous trouver ensemble et de diner à notre aise, lorsqu’un juge de paix qui était à Trenton pour affaire et un capitaine de l’artillerie américaine vinrent se mettre à table avec nous, sans aucune cérémonie ; l’usage du pays étant que les voyageurs qui se rencontrent à l’heure du repas, mangent ensemble. Le dîner était fort bon, je leur en fis ls honneurs ; mais ils ne parurent pas s’apercevoir que je l’avais commandé. Il y avait du vin, chose rare et cher en Amérique ; ils en burent modérément et se levèrent de table avant nous. J’avais donné ordre qu’on mit tout le dîner sur mon compte ; ils l’apprirent en partant et se mirent en marche sans me rien dire à ce sujet.

J’ai eu souvent l’occasion d’observer qu’en Amérique, il y a plus de cérémonie que de compliment. Toute la politesse est en formule, comme de boire à la santé des convives, d’observer les rangs, de céder la droite, et. Mais on ne fait de tout cela que ce qu’on a appris et le sentiment ne peut rien suggérer ; en un mot, la politesse est ici comme la religion en Italie, toute en pratique et rien en principe.

 Washington vainqueur des Anglais à Yorktown

On pourrait citer bien d’autres passages, souvent étonnants ou piquants car Chastellux a parfois la dent dure. A lire donc.

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 Le général Cornwallis à Yorktown

La campagne militaire se terminera par la prise de Yorktown où le général anglais Cornwallis s'est retranché avec 8 000 hommes. L'armée américaine, commandée par Georges Washington,  compte à peu près le même effectif avec les Français commandés par La Fayette. S'y ajoute le corps expéditionnaire de Rochambeau (où sert le marquis de Chastellux) qui comte 6 000 hommes. Enfin la flotte française commandée par l'amiral de Grasse assure le blocus de la ville et résiste à toutes les tentatives de la flotte anglaise de forcer le passage.

Rochambeau (tendant le bras) à côté de Washington (La Fayette derrière lui).

On dit, d'ailleurs, que le succès vint surtout de la supériorité de l'artillerie française qui étrennait de nouveaux canons, les canons Gribeauval du nom de l'ingénieur qui les mis au point, Jean Baptiste Vaquette de Gribeauval. Ces canons seront une des raisons des succès ultérieurs des armées révolutionnaires et impériales.


Yorktown, premier vrai succès des Insurgés  fut une bataille décisive , puisqu'elle convainquit les Anglais de la nécessité de négocier et une victoire largement  française. On se souvient que c'est le marquis de Chastellux qui rédigea l'acte de capitulation du fait de sa bonne connaissance de l'anglais.


La rédaction de l'acte de reddition eut lieu dans cette maison, Poore House.


La reddition proprement dite donna lieu d'ailleurs à une scène révélatrice : le général O'Hara, adjoint de Cornwallis, tendit son épée à Rochambeau : un Anglais ne pouvait avoir été battu que par un Français et non par des bouseux insurgés. Rochambeau refusa et le général anglais dut se tourner vers Washington.
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Nous voici bien loin de Collonges, des Dufour, et même de Voltaire décédé depuis 3 ans. J'aime tirer tous les fils qui se présentent dans n'importe quelle histoire, fusse la plus infime. Mais vient aussi le moment de rembobiner la pelote.



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