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samedi 18 décembre 2010

3 soeurs, 3 institutrices. 4ème partie

La mort de Claudia

Je ne peux quitter l'évocation de la vie d'institutrices de ma grand-mère et de ses 2 sœurs sans revenir sur le décès de Claudia en 1910, il y a juste 100 ans. Je préfèrerais sans aucun doute rester sur la note douce-amère de la nostalgie qui nimbe d'une brume apaisante la brutalité de la mort. Mais je ressens comme un devoir de mémoire vis à vis de cette grand-tante que j'aurais pu connaître. Ma mère en reçut 10 ans plus tard son 2ème prénom tandis qu'elle héritait du 3ème, Clarisse,  de son autre tante, également disparue avant sa naissance, Clarisse Dufour, la sœur de son père.

Car, Camille, à 28 ans) fut la première d'une longue liste de morts prématurées. Clarisse (30 ans) en 1917, Camille, (28 ans) la fille de son frère Claudius, en 1936, Henri Dufour (Riquet), 38 ans,  mon oncle, en 1956, furent victimes de la même tuberculose. Mais d'autres décédèrent aussi bien trop tôt. Ma grand-mère maternelle, Maria Servettaz vit succomber dans un court laps de temps, 3 de ses 4 frères : Joseph en 1922 (47 ans), Louis en 1923 (49 ans) et Claudius en 1926 (54 ans)., les 2 derniers laissant des enfants en bas âge. Elle perdit également son premier fils, Fred, en 1942 (26 ans).

Claudius, le frère préféré de Claudia, a laissé une relation magnifique du décès de sa sœur dans un début d'autobiographie qu'il ne poursuivit pas longtemps au delà de la naissance en 1912, de son 2ème fils, Jean Servettaz, le père de Claude de qui je tiens ce récit.

Claudius commence ce texte le 26 janvier 1911, 3 mois, presque jour pour jour, après la mort de Claudia, pour, dit-il, conserver à ses enfants, le souvenir de la vie de leur père et de sa famille. Il a trop regretté de ne pas disposer de vestiges de ce genre quand son père Claude-François mourut 10 ans plus tôt. De fait, il consacre une première page au décès de son père mais, bien vite, il aborde le sujet qui est sans doute le vrai motif de ces mémoires, la mort de sa soeur Claudia. Ce qui le motive, ce n'est pas la volonté de léguer à ses enfants une trace écrite de ce qu'il est et de ce qu'il fut. C'est le souvenir de Claudia qu'il veut immortaliser, plus précisément celui des dernières semaines de sa courte existence.

Son récit est admirable. Écrit d'un seul jet, sans presque de ratures, il est beau, car rédigé sans fioritures inutiles mais avec le souci de la précision et de la vérité ; beau parce qu'il nait d'une souffrance vraie, celle de la perte, celle aussi de la culpabilité de n'en avoir pas fait assez, du regret de tous ces petits hasards qui auraient pu, peut-être, éviter ou retarder l'issue ; beau aussi de ce qu'il ne cache rien du grotesque obscène de la mort.

Je lui laisse la parole, sans y ajouter ni retrancher un seul mot. Je me contente d'intercaler certains documents que commente son propos :

Après 3 ans de repos à la sortie de l’Ecole Normale, Claudia fut en état de reprendre du service et fut placée institutrice, successivement à Annemasse, La Roche puis au Fayet ; c’est dans ce dernier poste qu’elle avait pu enfin, dans l’intimité de sa sœur Maria et de la maman, goûter, avec le rétablissement presque complet de sa santé, les premières joies d’une vie normale.

Dans le cours de l’année 1910, elle se sentit fatiguée mais elle se refusa constamment à prendre des soins particuliers : je crois que c’est une grande peine morale qui avait dû la conduire à cet état d’indifférence car elle avait toujours montré pour guérir de l’affection qu’elle avait contractée à l’École Normale, une admirable et persévérante énergie. Cette année, pour comble de malheur, elle eut une inspection tardive, et elle dut attendre en juin, avec la fatigue d’une classe de 50 élèves qu’elle ne voulait pas désorganiser ou diminuer avant la visite d’inspection. 

 La 1ère page n'est pas remplie par la directrice de l'école 
et pour cause, c'est sa sœur Maria.

Le verso est consacré aux appréciations (bonnes) de l'inspecteur primaire.
Elle comptait surtout sur les vacances d’août pour se remettre ; malgré toutes nos instances, elle remit toujours jusqu’au lendemain et quand enfin, elle se décida fin juillet à aller consulter le docteur Gilbert de Genève qui avait suivi son état de santé depuis sa sortie de l’École Normale, celui-ci était absent. Nouveau retard ; et pendant ce temps, son mal empirait, sa congestion pulmonaire s’aggravait ; il y avait reprise aiguë de sa première affection.

 Ce docteur Gilbert habite rue du général Dufour !
Aucun lien, à ma connaissance, avec ma famille

Lorsque, au début du mois d’août, elle put voir enfin son docteur, celui-ci la gronda fort d’avoir tant tardé. Mais elle était loin de se douter de la gravité de son état. Je la vois toujours à Etercy. Le 1er soir de son arrivée, contente de son voyage, le contant et rappelant des souvenirs abondants, avec verve et gaieté, à la maman et à moi, jusqu’à 11h de la nuit. Mais elle avait la respiration très oppressée ; quand elle se leva pour aller se reposer, je vis qu’elle marchait avec difficulté. Comme elle vit que je m’en apercevais, elle me dit : »Tu sais, Claudius, j’ai les jambes un peu enflées et dures, cela me fait un peu manquer le pas ; c’est sans doute le voyage ». Pour lui éviter la fatigue de la montée et de la descente d’escalier pour aller au repos, nous décidâmes qu’elle garderait la chambre et nous installâmes dans cette dernière un fourneau aussitôt que la température parut l’exiger. Notre pauvre Claudia ne devait en ressortir que pour trouver la mort au bout de quelques heures !

Elle y souffrit beaucoup : dès les premiers jours son appétit diminua ; pendant le jour, tantôt reposée sur son lit, tantôt dans un fauteuil, rarement debout, les heures s’écoulaient d’une façon assez satisfaisante, mais les nuits étaient terribles : l’oppression devenait plus forte, elle éprouvait parfois comme des suffocations, elle toussait péniblement ; elle ne pouvait supporter la même position ; quand pour quelques instants, elle s’assoupissait, son sommeil était entrecoupé de plaintes continues. Bientôt nous dûmes rester auprès d’elle pour lui faire prendre quelques potions à intervalles réguliers. Elle avait surtout très soif. Elle attendait le jour comme une suprême délivrance. Souvent pour tromper son impatience, nous avons avancé l’heure pour avancer son espoir. Mais un jour, elle s’aperçut de la supercherie et dès lors elle se montra plus méfiante. Sitôt que le jour pointait, elle se levait. Une nuit elle eut une crise si terrible que la maman, Eugénie et Maria qui étaient avec elle, la crurent perdue. Vers 9h le lendemain, elle allait mieux. Prévenu télégraphiquement, c’était un dimanche matin, - oh ! cette dépêche ! Quel coup quand je la reçus - c’est Maria qui me l’avait envoyée d’Annecy où elle était accourue, affolée, aux médicaments. J’arrivais vers 11h du matin à Etercy. Claudia était presque remise de sa secousse.

Instinctivement, on écarte la souffrance et l’on est optimiste ; nous attribuâmes cette crise à une indigestion et ce n’était pas trop déraisonnable de penser ainsi, car effectivement Claudia digérait mal ; le moindre aliment lui « pesait » sur l’estomac. Une dizaine de jours après, on eut une crise semblable ; j’étais là ; il fallut plusieurs heures de soins, de frictions, pour la ranimer. Il semblait à tout moment qu’elle ne put ramener son souffle.

J’étais allé voir M. le Docteur Gilbert pour lui rendre compte de son état. Il me dit que la situation était très grave et qu’il ne pouvait nullement nous rassurer. « Peut-être, me dit-il, sa forte constitution qui l’a déjà sauvée, reprendra-t-elle le dessus mais il est bien tard !! ». C’était l’incertitude très pessimiste ! J’en eus le cœur broyé. Pauvre chère Claudia !  Avec quelle impatience presque joyeuse, elle attendait mon retour ! Je la rassurais, ou plutôt j’essayais, car il me semblait qu’elle attendait une nouvelle très nette de guérison. Elle m’accablait de questions auxquelles j’imaginais des réponses optimistes mais je croyais lire dans son regard qu’elle n’était pas complètement satisfaite. Quelle confiance elle plaçait dans le docteur qui l’avait déjà tirée de si bas une première fois. Cette confiance lui laissait un moral excellent et elle y puisait l’énergie pour souffrir et pour lutter. C’est à peine si de temps à autre elle montrait quelque impatience à voir la guérison venir si lentement. Cette impatience lui donnait quelque nervosité. Un jour que j’élaguais des pruniers, elle m’entendit. Elle ne voulait pas qu’on mutilât ses arbres ; elle avait bien raison ; un arbre, c’était de la vie ; et je les mutilais ; je dus interrompre. Je ne dirai pas la longue nuit d’insomnie et de souffrance qu’elle passa et, avec elle, la pauvre maman exténuée, dont elle exigeait la présence jusqu’à chaque quart d’heure et qui se levait toujours sans plaindre sa peine, et avec courage. Maria aussi, infatigablement dévouée et habituée à ses manières de soins préférées puisqu’elle vivait avec elle au Fayet, et Eugénie qui se multipliait pour lui être agréable en tout. Le jour précédent, nous allions d’espoir en espoir ; peut-être nous leurrions-nous ; mais nous nous cramponnions au moindre signe d’amélioration. Il nous semblait,  ne la voyant pas trop maigrir, qu’il y avait progrès. Quand ses malaises survenaient, nous les attribuions à ceci, à cela, en tout cas, à telle chose passagère, un refroidissement, une indigestion. Pourtant, nous nous sentions parfois bien tristes ; il y avait au fond de chacun de nos cœurs un doute douloureux que nous n’osions pas nous avouer. Quelques larmes que je surprenais de temps à autre chez la maman ou chez Eugénie et Maria, trahissaient leur détresse et je ne parvenais pas toujours à tromper complètement leurs appréhensions. Un jour, la maman me dit : « Claudius, Claudia pour moi ne va pas bien ; je la crois perdue, elle ne fait pas de progrès ». Pourtant de temps à autre, une amélioration nous apparaissait, la congestion paraissait s’affaiblir et la respiration devenir meilleure ; et je crois bien que là-dessus nous ne nous trompions pas. La température était plutôt rassurante, souvent de 37°2, elle ne dépassa jamais 37°7, 37°8. Je donne ici les notes que je prenais au jour le jour pour suivre son état et l’on verra bien ces alternatives de mieux et de mal qui, tour à tour, nous encourageaient ou nous attristaient. 
 Exemple des notes de Claudius pour la fin septembre.

Finalement, l’amélioration nous semblait sensible et continue. Telle était sa confiance, à notre pauvre Claudia, qu’au moment de la rentrée elle ne voulait demander qu’un congé de 15 jours. Il fallut presque forcer sa décision pour qu’elle prit congé jusqu’à l’approche de Toussaint.
 Dernier congé qui expire 3 jours après la mort de Claudia.

Vers le milieu d’octobre, pourtant, elle nous dit que depuis 8 jours, il lui semblait qu’elle ne faisait aucun progrès ; nous le constations nous-mêmes aussi. Nous attendions très prochaine(ment) une seconde visite de Louis qui, une première fois, était venu la voir au cours des vacances et l’avait trouvée bien fatiguée, redoutant une complication qui, si elle survenait, pouvait être fatale.

J’allais à Etercy la voir et soulager la maman, chaque soir, depuis Annecy, sauf les jours où j’étais à Thonon, où je rejoignais ma famille, dimanche et jeudi.

Lorsqu’au commencement d’octobre, Eugénie et Maria étaient parties pour reprendre leurs classes, la pauvre Claudia avait commencé à s’ennuyer. L’absence de Maria surtout la peinait, car, au Fayet, leurs vies étaient tellement liées l’une à l’autre. Eugénie et Maria venaient à tour de rôle pour la distraire et la réconforter. Elle se faisait raconter les événements du Fayet, dont elle trouvait le temps long, parlait de sa classe qu’elle reprendrait bientôt, faisant part de ses projets. Un grand désir la prit de quitter Etercy, où seule, en compagnie de la maman, elle vivait un peu recluse : « j’ai envie, disait-elle souvent, de retourner au Fayet, de rentrer dans mon « chez moi ». Et puis il lui semblait que là-bas, dans le noyau de famille reconstitué, replacée dans le meilleur de sa vie normale, dans son école, entre la maman et Maria, sa guérison se hâterait. Nous lui faisions prendre patience : habituée à une température de 23° à 26°, le déplacement ne nous paraissait pas sans danger, s’il n’était précédé d’une préparation, d’un entrainement.

 Le lundi 24 octobre, Louis, appelé comme médecin-légiste à la session de Cour d’Assises d’Annecy, vint voir Claudia à Etercy. Hélas ! la complication - phtisie galopante - qu’il avait redoutée, lui semblait se déclarer ; et jugeant la situation inquiétante, menaçante, il m’écrivit dès son retour à Chamonix, le mardi soir, une lettre dans laquelle il m’exprimait son appréhension au sujet de Claudia, redoutant une issue fatale. Cette lettre devait m’arriver à Annecy, le lendemain mercredi, vers midi.
 Louis Servettaz dans son cabinet de Chamonix

Pour satisfaire au grand désir de Claudia de retourner au Fayet, je lui promis – ignorant son état – de la transporter en auto aussitôt qu’un beau jour se produirait. Le mardi soir 25, j’allai la voir et lui annonçai que nous partirions le surlendemain, jeudi. Louis, au sujet de ce départ, lui avait, pour ne pas corser l’inquiétude, répondu évasivement, et déconseillé le départ immédiat, prétextant - il voulait gagner du temps - avoir une bonne analyse d’urine. « Mais je sais bien que je n’en ai pas, dit Claudia. Du reste, c’est très facile d’ici de voir si j’en ai une dose inquiétante ». Bref, elle ne se prête pas à l’expérience et demeure aussi désireuse de regagner le Fayet au plus tôt.

Je ne voulus pas contrarier une malade : souvent un grand plaisir est le meilleur des remèdes ; je ne pouvais, s’il n’y avait aucun danger, refuser cette satisfaction à notre pauvre malade qui avait déjà tant souffert ; je me disais « s’il y avait eu une complication à redouter, Louis aurait été plus affirmatif et m’aurait immédiatement prévenu. Hélas ! une coïncidence fit que je dus prendre une résolution et partir avant d’avoir pu lire sa lettre qu’il m’avait pourtant expédiée dès son arrivée à Chamonix : l’autotaxi d’Annecy ne fut pas disponible pour le jeudi. Le mercredi à midi, je décidai – craignant un changement de temps – de partir immédiatement. C’était en automne ; le temps était assez vif et semblait ne pas être bien sûr encore longtemps. Si je tarde, me disais-je, notre pauvre Claudia qui s’ennuie déjà tant, est recluse encore à Etercy pour longtemps peut-être. Et la maman continuera de rester seule à la peine avec une malade. Et à midi et demie, je partis d’Annecy pour aller chercher Claudia - je n’avais pas encore reçu la lettre de Louis ; elle devait arriver quelques minutes après.

A 1h, nous étions à Etercy. Claudia qui ne nous attendait que le lendemain, fut agréablement surprise ; elle venait de dormir et était encore lasse – elle dormait volontiers dans la journée, vers la fin de son séjour à Etercy. Elle soigna sa toilette comme elle le faisait toujours avec goût et plaisir chaque matin -  mais avec un peu d’humeur pourtant. Elle prit un peu de lait et nous partîmes vers 2h 1/4. L’auto était chauffée ; elle était bien protégée contre le froid. Le voyage fut bon ; elle le supporta bien quoiqu’elle trouvât que les trépidations et cahotements de l’auto la fatiguaient.  Elle ne prit au cours du voyage qu’un sucre trempé dans de l’eau de vie. Je lui parlais pour la distraire. Mais elle-même parlait peu, cela l’incommodait. Elle ne voulut jamais se coucher ; elle resta toujours assise regardant devant elle pour se distraire, et me disant de temps à autre quelque chose.
 L'autotaxi pouvait ressembler à cette Peugeot 127

A 4h 1/2 nous arrivions au Fayet. La pauvre petite voulut descendre elle-même de l’auto et marcher jusqu’à la maison toute seule. Maria était là qui la soutenait par le bras. Des voisins et des curieux étaient venus à l’arrivée de l’auto. Pour aller de la voiture à la maison en son état, pour ne pas faiblir devant des curieux importuns, Claudia eut une résistance, un courage héroïques : pas de défaillance. Mais lorsqu’elle arriva au milieu de l’escalier, elle voulut s’arrêter et se cramponna à la main  courante. Maria vint me chercher. Je la pris dans mes bras et je la portai en cuisine où je la déposai au chaud près du feu. Elle était rendue. Elle souffrait beaucoup de ses jambes qui étaient bien enflées et bien dures. Maria lui fit des frictions qui, à la longue, calmèrent un peu cette vive douleur. Nous nous empressions autour d’elle. « eh bien, es-tu contente, maintenant que tu es dans ton Fayet,  chez toi ? ». Mais la souffrance l’empêchait de goûter la joie qu’elle aurait éprouvée si vive en meilleure santé. A souper, elle ne voulut rien manger. Elle demanda à boire plusieurs fois, mais rien n’était bon, ni le vin rouge, ni le vin blanc, ni la limonade, etc.  Et ses demandes s’achevaient à peine en faiblissant, comme en un murmure, et très ralenties. Nous mîmes cela sur le compte de la fatigue du voyage. Puis le calme et l’apaisement revinrent ; elle éprouvait le besoin de parler avec nous. Un moment, comme je lisais le journal, elle me dit, comme en un doux reproche : « Claudius, que peux-tu donc tant lire d’intéressant ? » Elle-même parla longuement des enfants, rappelant tel mot, tel geste ; elle ne parla guère que de cela. Notre pauvre Claudia retrouva même par instants, tout son esprit, tout son enjouement. Comme je racontais un petit événement, en faisant certaines remarques : «Tiens, tiens, Claudius, dit-elle en souriant, je ne croyais pas que tu t’intéressais à ces choses-là ! » Puis nous allâmes nous reposer. Il était environ dix heures. Que Claudia put se sentir ce soir-là plus fatiguée que de coutume, cela ne nous eut en rien étonnés ; et nous le prévoyions ; mais nous ne pouvions pas prévoir la nuit tragique, la dernière de notre chère Claudia. C’est affreux d’y penser !

Vers 2h 1/2, Maria vint m’appeler et me dit : « Claudia est un peu fatiguée ; viens voir ». Je m’habillai à la hâte lorsque Maria revint et me dit « ce n’était rien. Claudia est remise ».  C’était une crise de suffocation comme elle en avait parfois ; pour ne pas effrayer Claudia, je n’allais pas dans sa chambre puisqu’elle allait mieux. Maria avait pourtant remarqué - elle me l’a dit plus tard -  que Claudia ne s’exprimait pas avec facilité, qu’elle confondait les mots et ne se contentait de rien. La limonade qu’elle aimait tant d’ordinaire était mauvaise ; elle prit du sucre à la menthe comme d’habitude. Elle avait eu jusque là comme un demi-sommeil agité et entrecoupé de plaintes.

[Rajouté au crayon dans la marge :] Ses dernières paroles furent : « Quelle nuit vous allez passer, mes pauvres amis » dit-elle à Maria et à moi.


Maria resta auprès d’elle ; Claudia, que le lit fatiguait, voulut se lever et  Maria dut l’habiller. Elle remarqua – elle nous le dit par la suite – que Claudia avait les mains et les pieds froids et très mous ; elle eut beaucoup de peine à lui mettre ses bas, les pieds étant sans élasticité ; enfin, il lui sembla aussi que le corps au dessus des jambes était enflé. Vers 5h 1/2 Claudia eut comme une syncope ; comme elle se sentait mal, elle faisait des signes pour demander quelque chose et devenait hagarde. Maria, éperdue, vint m’appeler. Je la suivis. Je trouvai note pauvre Claudia assise sur le rebord du lit qui me regardait avec de grands yeux, muette et immobile. Je me mis auprès d’elle, la frictionnai ; pas de changement. Comme le lit était plus bas que le rebord, elle m’entraina en se renversant, et cela deux fois ; elle crut que je voulais malgré elle la faire reposer sur l’oreiller : « Mais pourquoi me forces-tu, Claudius ? » dit-elle d’une voix très naturelle. Puis, comme je la frictionnais toujours en lui parlant, pour la remettre, la rassurer : « ah ! je suis perdue » dit-elle. Puis je la sentis bientôt qui s’abandonnait ; elle m’entoura le cou de ses deux bras comme pour chercher un refuge, un suprême secours, puis elle s’inclina doucement sur ma poitrine, les yeux vagues et affairés, sans un geste, sans un cri. Maria affolée courut appeler au secours. Des voisins accoururent, entre autres, le ménage Louis Dufour,  un voisin menuisier, Marius. Nous essayâmes de lui faire ingurgiter une cuillère de Bénédictine. Ce fut en vain. Notre pauvre Claudia venait de nous quitter à jamais.


 Il m’est trop douloureux de rendre ici la scène tragique, Maria désolée, criant de désespoir. Nous envoyâmes chercher le docteur Bastian du Fayet. Il avait quitté la station quelques jours auparavant. Le coup avait été si soudain que nous ne pouvions croire que notre pauvre Claudia, si belle et si forte, encore vivante et nous parlant il y a quelques secondes, était perdue pour nous à tout jamais. Une seule consolation nous restait : elle avait fini de souffrir.

Claudius Servettaz, Annecy le 26 janvier 1911

L'inhumation eut lieu à Etercy, dans le village familial des Servettaz, en présence des inspecteurs primaire et d'Académie et de nombreux instituteurs, membres, comme Claudia et sans doute ses 2 sœurs, de l'Amicale des institutrices et des instituteurs, association qui n'était pas encore transformée en syndicat. Ci-dessous l'allocution de l'instituteur voisin du Fayet, M. Bonnefoy, calligraphiée avec art :



Il serait cruel de rester sur cette note tragique. Revenons quelques années plus tôt, en 1896, quand Claude-François posait fièrement, entourée de sa femme et de ses enfants. Claudia, la plus belle des filles, à gauche entre son frère Louis, qui poursuit ses études de médecine et son père, toujours instituteur de Marcellaz.

A droite sur la photo, Eugénie vient d'entrer à l'École Normale. Au 1er rang, à côté de sa mère, Maria vient de réussir son brevet élémentaire. Claudius et son violon, Camille, l'ainé, enseignent tous deux déjà. Joseph, enfin, semble plus fier de son uniforme du 30ème régiment d'infanterie que de sa future soutane. Bravo, Monsieur l'instituteur, cher arrière grand-père !

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