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samedi 4 décembre 2010

V. Libération du camp et épilogue.

Je laisse croupir Albert depuis bien trop longtemps dans son camp d'internement de Saint Paul d'Eyjeaux. Il est temps pour moi de l'en faire sortir. Il est temps pour lui d'en partir : La situation devient progressivement plus dangereuse avec l'intervention croissante des Allemands et la nervosité grandissante de la Milice. Après la 1ère visite d'un officier de la Feldgendarmerie, il y avait eu , en mai, un 1er convoi de 59 prisonniers remis aux Allemands. Le 12 juin, nouvel irruption de "l'officier allemand déjà venu précédemment, et de civils porteurs de serviettes de cuir ; sûrement il s'agit de nous".

A l'époque, le cuir des manteaux, des serviettes ou des baudriers n'augurait rien de bon. De fait, les transferts vers d'autres camps, sans doute des Juifs promis à Auschwitz, se multiplient. Les camps d'internement deviennent des camps de concentration dans lequel les Allemands vont puiser, pour le STO, pour l'Organisation Todt mais aussi pour  les exécutions d'otages dont le nombre ne fera qu'augmenter. Quand on quitte l'administration française où règne encore un certain légalisme, pour être remis aux autorités allemandes, on tombe définitivement dans l'arbitraire sans limite. Ce transfert de 59 prisonniers en donne une triste illustration : 4 avis de libération parviennent au camp le lendemain du départ du convoi. Trop tard ! ils sont aux mains des Allemands.

Tout le monde le sait dans le camp. Être interné, ce n'est plus seulement être privé de liberté, écarté de la vie sociale comme une bête dangereuse, comme un "indésirable", selon le vocabulaire de l'époque ; maintenant, c'est risquer sa vie. "L'opération d'hier, dit Rougeron à propos du convoi des 59, qui était dirigée par un lieutenant-colonel de la Feldgendarmerie, aurait été exigée par l'autorité occupante en représailles de l'attentat de Limoges ; on dit aussi qu'il se prépare des dossiers pour un nouveau départ..."

A l'extérieur du camp, on perçoit bien le danger : "Dans le village, l'émotion n'a pas été moins vive. Cependant que les camions montaient lentement l'âpre côte, la population toute entière se tenait devant les maisons, de chaque côté de la route ; les femmes pleuraient, les hommes se découvraient sur le passage des victimes de l'esclavage nazi qui, dans les chaines, chantaient encore la Marseillaise".

Heureusement, on s'active pour faire libérer Albert. Je lui laisse la parole :


Ma tante et marraine, Jeanne ou Jeanine, la soeur d'Albert, m'a raconté quelquefois sa peur en gravissant les marches de l'escalier d'apparat de tel ou tel hôtel vichyssois. Mais elle est tenace et arrive à mobiliser des bonnes volontés, comme celle d'Ordoneau qui avait fait rentrer Albert dans les cabinets de Vichy.

Au bord du lac d'Annecy, été 1938
Albert, sa mère, Marguerite et Jeanne

Je note juste en passant, peut-être l'avez-vous remarqué en écoutant Albert, la curieuse expression qu'il utilise pour désigner son entrée dans la Résistance et celle d'Ordoneau : "ils ont retourné leurs vestes". D'habitude, on emploie cette expression lorsque l'on veut signifier que quelqu'un a abandonné ses convictions pour rejoindre le camp du vainqueur, non pour dire que l'on se lance dans une action dangereuse mais plus honorable. Décidément, j'ai de la peine à comprendre ce que mon père veut dire. Mais après tout, il s'agissait bien de "tourner casaque", de prendre les couleurs de l'autre camp.

Finalement, Albert est libéré sur ordre d'un Laval qui aurait accepté de revenir sur sa décision malgré sa colère d'avoir été trahi par un de ses collaborateurs : c'est lui qui signe l'arrêté d'élargissement. Ecoutons encore Albert :



Rougeron note bien 4 libérations ce samedi 29 mai, sans autre précision. Il ne mentionne pas parmi ceux-ci "le cabinet vichyssois" qu'il avait repéré lors de son arrivée.  En près de 4 mois d'internement, Albert avait perdu tout signe distinctif . Il n'était pas non plus devenu un ami.

C'est en décembre 1942, bien avant l'arrivée d'Albert, que Rougeron donne une description saisissante de cet événement  qui fait toujours rêver le prisonnier et qu'il vit par procuration en assistant à la libération d'un de ses co-détenus : "Une libération, cela se vit, intensément même, mais cela défie la description. Vous vous promenez sur l'avenue, un jour comme un autre ; et puis, un garde vient vous chercher pour monter au chef de camp, et c'est la grande nouvelle ; on vous congratule et on espère que vous serez bien sage dans le civil... Vous n'avez pas encore réalisé, qu'il vous faut rapporter au magasin le matériel dont on vous avait doté, aller à la Mairie chercher vos cartes d'alimentation, à la Gestion, retirer vos fonds, préparer vos bagages pour le plus prochain train, car l'on a maintenant hâte de vous voir partir... Vous rentrez à votre baraque recevoir les compliments des camarades, compliments nuancés de mélancolie car eux, restent... Et vous faites, hâtivement, le tour des amis, pressant des mains, puis vous franchissez la barrière, le coeur gonflé d'allégresse ; vous reprenez contact avec la vie civile. Une vie nouvelle pour beaucoup d'entre nous, qui ne laisseront pas d'être combien déconcertés..."

Pour être déconcerté, on sent bien qu'Albert est déconcerté. Il est libre, ce qui en soi formidable, mais cette liberté est un peu celle du vide. Il se précipite à Charensat, dans le chaud cocon maternel. Sa soeur le soigne, traite sa gale, le retape. Puis il reprend contact avec la famille Dufour, pour la remercier des colis qu'elle lui a envoyés mais aussi parce qu'il faut faire quelque chose de ce projet de mariage avec la fille de la famille, Marguerite.

Je ne sais pas s'il se sont beaucoup écrit. Sans doute, vu mes circonstances. Mais, pour des raisons que j'ignore, parce qu'il est mauvais de s'écrire quand on reste éloignés trop longtemps l'un de l'autre, parce que les écrits finissent par masquer la réalité de ses sentiements de toute l'épaisseur des mots écrits, parce que tout simplement, un froid s'était installé entre eux, ils ne s'écrivaient plus lorsqu'Albert était à Vichy. Au point que Marguerite ("Mag") ne savait plus comment s'y prendre pour écrire à son fiancé incarcéré.

C'est ce que nous apprend la lettre de sa mère, Maria Servettaz, à la mère du dit fiancé, lettre datée du 6 mars 1943 que j'ai déjà citée :

Albert se rend rapidement à Annecy puis à Florian, dans la propriété que Gabriel Dufour a achetée pour servir de refuge et de terre nourricière et là les 2 jeunes gens tombent dans les bras l'un de l'autre.



Voici le récit qu'Albert en donne en 1994 :

Je vois très bien où la scène s'est déroulée. Ma mère appelait, sans que je sache pourquoi, jusqu'à l'audition de cette cassette, la "colline inspirée", peut-être un souvenir du roman de Barrès et de la Lorraine où elle était née, un peu par hasard.



Quand j'étais petit, ce lieu à 3-400 mètres du château de Florian (qui avait appartenu au fabuliste) avait une toute autre signification. Il y avait, creusé dans son flanc, comme un tombeau, version réduite des tombeaux mycéniens. C'était un lieu à la fois fascinant et terrorisant.


J'ai eu, cet été,  la joie de retrouver ce lieu tel qu'en lui-même, il était resté dans mon souvenir. Généralement ce genre de re-découverte des lieux de mémoire de son enfance est source de déception. Tout est plus petit, moins impressionnant que dans le souvenir. Cette fois-ci, à près 60 ans d'écart, je retrouvais ce passé intact, malgré les broussailles qui rendaient l'accès du "tombeau" piquant et douloureux. Seul changement : je sais maintenant qu'il ne s'agit pas d'un tombeau mais d'une glacière qui permettait de confectionner des sorbets en plein été avec la glace de Lozère qu'on y entreposait.


J'ai pu imaginer mon père et ma mère marchant côte à côte dans le chemin qui monte doucement vers le sommet de ce petit monticule couvert de pins.




Puis ils redescendent enlacés vers le château pour annoncer la nouvelle à Gabriel et Maria.



Cette scène se situe très peu de temps après la libération d'Albert, dans les tout premiers jours de juin 1943 puisque Jean Servettaz, fils de Claudius et cousin germain de ma mère,  annonce à sa fiancée le mariage tout proche dans une lettre du 8 juin.

Tout semble s'arranger, tout semble paisible, désespérément serein et normal. Les Dufour offre à Albert non seulement leur fille mais aussi le moyen d'échapper au STO en devenant viticulteur. Le domaine de Florian est (encore aujourd'hui) une grande propriété de 80 hectares de vignes. Le livret de famille ouvert lors de son mariage porte cette profession qu'il n'a jamais exercé mais qui lui a permis, comme il le confesse, de voyager en toute tranquillité, ce qui est un comble.

Tout le monde doit s'activer en cette période de restrictions pour participer dignement à la fête. Jean Servettaz note que "Maman [Emma Laperrousaz, cf. 3soeurs, 3 institutrices, 2ème partie]fait des stages chez sa couturière pour essayer sa robe". Mais le 27 juin, nouveau rebondissement, Jean annonce à sa fiancée Aimée la rupture entre Albert et Marguerite. Emma va se retrouver avec une robe inutile sur les bras.

Albert ne s'est manifestement pas remis de son internement. A peine libéré, il se voit repris par d'autres contraintes, le remue-ménage qu'entraîne nécessairement le mariage de la fille chérie des Dufour. Rentré à Charensat, il craque et rompt les fiançailles par lettre.



Son récit de 1994 est quelque peu embrouillé. Sa chronologie n'est pas exacte. La rupture n'intervient pas en juillet mais, très peu de temps après son engagement officiel, vers le 20/25 juin au plus tard, comme le prouvent les lettres de Jean Servettaz.

Il se repose quelque temps à Charensat tout en envisageant de partir s'engager en Afrique du Nord pour participer à la lutte des Forces françaises libres. Est-ce pour oublier ses déboires sentimentaux ou, plus vraisemblablement, est-ce, au contraire, ce projet d'aventure qui l'a jeté loin des Dufour et de leur affection envahissante ?  Mais nouveau zig-zag dans sa vie : il se blesse sérieusement au pouce droit et toute sa vie il gardera un pouce rigide, la dernière articulation bloquée. Il renonce à s'engager. Peut-être parce que l'armée n'aurait pas voulu de lui ? Il ne donne pas d'explication.



Cet événement marque un tournant dans sa vie. Un tournant au sens propre puisqu'il tourne le dos à la guerre, au camp, à la carrière de fonctionnaire pour se lancer, malgré lui, dans une carrière libérale, celle d'avocat.



Enfin, quitte à se ranger, autant aller jusqu'au bout. Finalement il décide de se marier et vite puisque le mariage civil à lieu à Logrian-Florian le 10 septembre, le mariage religieux dans l'église de Quissac. Tous ceux qui ont assisté à la noce à Florian s'en souvienne encore.




Le voici bien loin de la boue de Saint Paul d'Eyjeaux.
 Sur le perron, les 2 belle-mères, Maria Dufour à gauche, Gabrielle Besse à droite.

Demain, il s'installera à Neuilly avec sa jeune épousée dans un bel appartement face au Bois de Boulogne. Grâce à la générosité de son beau-père et à la rente mensuelle qu'il sert au jeune couple, la vie est un rêve : voiture, sorties, réceptions. Cet hiver 43-44, le seul que mes parents auront vécu ensemble de manière continue sera un enchantement dont ma mère gardera toute sa vie un souvenir lumineux, malgré la déception et les souffrances qui lui succédèrent.

Rougeron, le mémorialiste de Saint Paul d'Eyjeaux est enfin libéré,lui aussi, à l'automne pour cause de maladie. Il retrouve son Bourbonnais chéri, les camarades socialistes et la lutte clandestine.

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