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dimanche 21 novembre 2010

3 sœurs, 3 institutrices. 1ère partie.


Une séparation, celle de l’Eglise et de l’Etat, qui fait, malgré tout, des petits : moi.

Claudia Servettaz en 1908. La suralimentation est le remède de l'époque.

 Qui scrute l’histoire de ses ancêtres est frappé par la somme de hasards qui conduisent jusqu’à sa naissance. Cette impression provient, bien sûr, d’une illusion rétrospective. Hors de ces hasards, nous ne serions pas. Aucun d’eux ne contient en germe notre existence. Rien ne la laissait prévoir et c’est elle, cette naissance, qui est un hasard absolu, jusqu’à la combinaison totalement improbable de tel spermatozoïde et de tel ovule ; à moins de croire comme certains qu’il y aurait une âme qui préexisterait à notre conception et survivrait à notre mort. Dans cette hypothèse, dont on comprend que je ne la partage pas, on ne pourrait, d’ailleurs, pas plus parler de hasard, puisque cette croyance en l’âme s’accompagne aussi d’une foi dans la Providence ou le destin.

Peu importe ; même fausse, cette rêverie, sur ce qui aurait pu être ou ne pas être, garde son charme. Je viens de m’y abandonner en découvrant le hasard qui présida à la rencontre de mes grands parents maternels, Maria et Gabriel, 2 des 6 dernières personnes qui ont participé directement (et activement !) à mon arrivée à la vie et à la conscience.

Je savais déjà qu’ils s’étaient rencontrés au Fayet, hameau de Saint Gervais les Bains, en Haute Savoie, au début du siècle précédent. A l’époque, Gabriel Dufour vivait chez son père négociant en gros dans ce village en plein essor grâce au succès de ses thermes et du tourisme montagnard naissant. Maria Servettaz n’avait aucune attache avec cet avant poste de la vallée de Chamonix. Elle était née dans l’Albanais, petite campagne paisible à l’ouest d’Annecy, précisément à Marcellaz-Albanais où son père était instituteur, tout près du berceau immémorial de la famille Servettaz, Etercy.

Gabriel était né au Fayet. Sa famille s’y était installée dans les années 1860 après une lente migration qui l’avait conduite de Collonges Fort l’Ecluse, dans l’Ain, au pied du Jura, jusqu’au Fayet en passant notamment par Sallanches et Taninges en Haute Savoie, à la recherche de moulins : depuis 3 générations, les Dufour étaient meuniers, depuis qu’un Pierre Dufour, colporteur, avait quitté la terre familiale pour tenter l’aventure en Savoie, en changeant de métier. En ce début de siècle, les Dufour avaient quitté la meunerie (heureusement, autre hasard, car le moulin qu’il venait de quitter avait été emporté lors de la catastrophe de 1892 qui vit se déverser brutalement en pleine nuit les eaux  d’un lac souterrain emprisonné dans le glacier qui domine Saint Gervais : plus de 200 morts). Au moment de cette histoire, Alfred Dufour, le père de Gabriel, est devenu négociant en gros.

Si un Dufour et une Servettaz se sont rencontrés, c’est donc bien grâce à  Maria qui vint jusqu’à Gabriel, à l’occasion d’une mutation professionnelle.

Maria était en effet institutrice comme son père. Ce dernier avait déjà connu ses 2 épouses à l’occasion de ses changements de poste : la 1ère , Claudine Tochon rencontrée à Pringy, son 2ème poste, lui donna 3 enfants, tous morts très jeunes. Elle-même mourut à Scionzier où son époux venait d’être nommé ; Claude-François épousa rapidement Jeanne Briffaz, mon arrière grand’mère, la fille du maire-adjoint de Scionzier ;  il en sera question par la suite. Le métier d’instituteur, avec ses mutations hors du lieu de naissance fut pour lui, comme pour sa fille Maria, l’occasion de quitter les environs de son village natal où, jusque là, tous ses ancêtres avaient vécu.

Maria fut nommée en 1907 à l’école de Filles du Fayet. Je ne sais pas quand elle fit la connaissance de Gabriel, mais j’ai appris dans son dossier d’institutrice qu’elle rencontra dès son arrivée son futur beau-père, Alfred Dufour, car il s’occupa de son installation dans son logement de fonction. Il était en effet conseiller municipal, et même le conseiller municipal délégué au Fayet, ce hameau de 500 habitants situé dans la plaine de l’Arve, 300 m plus bas que le bourg. La distance était loin d’être négligeable quand il fallait la franchir à pied ; elle reste encore sérieuse quand il faut aujourd’hui emprunter en voiture la route qui monte en lacets jusqu’à Saint Gervais. Aussi avait-on ouvert une 2ème école au Fayet et avait-on désigné, pour les mêmes raisons, un conseiller municipal délégué au Fayet, faisant d’Albert Dufour une sorte de maire de ce gros hameau.

Procès-verbal d'installation de Maria par Alfred Dufour, son futur beau-père.


Maria vient d’avoir 22 ans. Elle ne s’en laisse pourtant pas compter et lorsqu’elle voit l’état du logement de fonction qu’on lui réserve, elle refuse tout bonnement d’y habiter tant que des réparations n’y auront pas été faites. Elle campe avec sa sœur Claudia et sa mère, Jeanne Briffaz, dans les salles de classe en attendant la fin des travaux. J’aurais aimé voir la scène composée par ces 3 femmes s’installant sommairement entre les bureaux des élèves. Voilà ce qu’on peut appeler une arrivée fracassante et les habitants devaient en être retournés. Enfin, elle obtient, avec l’appui d’Alfred Dufour, le recul de la rentrée du 1er au 10 octobre, le temps d’achever les travaux.

 Alfred Dufour et sa femme Caroline lors d'une de ses dernières grossesses, dans les années 1890.

Malgré son âge, ce n’est pas une novice : L’école du Fayet est déjà son 4ème poste car elle a dû changer tous les ans depuis sa sortie de l’Ecole Normale de Rumilly. Non pas parce qu’elle aurait rencontré des difficultés dans ses derniers postes ; elle est très bien notée. Mais comme aujourd’hui, les jeunes enseignants, plus mobiles que leurs ainés car célibataires, jouent les bouche-trous. De plus, on le verra, ces changements d’affectation sont étroitement liés à ceux de sa sœur Claudia dont elle s’occupe avec beaucoup de dévouement. Je pensais donc que sa nomination au Fayet résultait d’une décision administrative qu’on ne pouvait que constater, sans y chercher une signification supplémentaire.

 Ce mariage est sans doute celui d'une institutrice. 
Alfred et sa femme sont debout derrière la mariée.
Alice Guillot est assise à droite.
Derrière, l'école de Filles du Fayet

D’ailleurs, cette explication me suffisait. Maria avait été nommée au Fayet. Gabriel était le dernier fils d’Alfred, le seul à ne pas être marié. Alfred était le principal personnage du village. La famille Dufour avait toutes les raisons de fréquenter les instituteurs et les institutrices : ils et elles constituaient l’élite intellectuelle de la société locale ; de plus l’ainé des fils d’Alfred, Jean, venait d’épouser une institutrice, Alice Guillot, celle-là même qui venait de libérer un poste en démissionnant pour cause de mariage. 

 Alice et sa classe, peu avant son mariage.

 Jean Dufour et sa femme Alice Guillot, le 17 septembre 1907,
juste avant l'arrivée des Servettaz.

Maria n’aura sans doute pas remarqué tout de suite Gabriel qui n’avait que 16 ans à son arrivée mais les occasions ne manqueraient pas dans les 7 ans qui les séparent de leur mariage, célébré peu avant le déclenchement de la Grande Guerre, le 19 mai 1914.

Voici donc Maria au Fayet où elle va passer 12 ans de sa vie.  Le Fayet offrait  cette année-là 2 postes ; or Maria avait besoin de 2 postes : elle ne se déplaçait qu’avec sa sœur Claudia, elle aussi institutrice, mais gravement malade et exigeant des soins continuels. La tuberculose l’avait atteinte lors de sa dernière année à l’Ecole Normale en 1902. Elle n’avait pu prendre un poste qu’à la rentrée de 1905, à l’issue de 3 années de congé pour maladie.

Après avoir passé l’année 1905-1906 à Annemasse, elle était nommée avec Maria, ma grand-mère, à La Roche sur Foron pour la rentrée 1906.  Pourquoi devait-elle quitter cette petite ville qui lui convenait très bien avec sa proximité de Genève et de ses médecins spécialistes, son climat ni trop humide ni trop froid, plus éloigné des brumes du Léman qu’Annemasse ? Pourquoi dût-elle accepter un poste au Fayet, loin de tout, même si la localité était desservie par le train ?

Le dépouillement des dossiers d’institutrices de Claudia et Maria, ainsi que celui de leur sœur ainée, Eugénie, j’y reviendrai, me livra la raison de cette nouvelle errance. Cette année à La Roche qui aurait dû leur apporter la sérénité fut, en fait, cauchemardesque. Claudia fut absente une grande partie de l’année, enchaînant les congés de maladie sans pouvoir reprendre son service malgré tous ses efforts. Elle ne put assurer ses cours qu’à partir de Pâques 1907.

Maria, elle aussi, commença l’année par un congé d’un mois pour une « entérite, causée par des émanations délétères », issues, d’après son médecin, de canalisations d’évacuation mal isolées qui déversaient leur pestilence dans son logement. On peut sourire du diagnostic mais Maria fut suffisamment malade pour ne pas pouvoir écrire elle-même sa demande de congé. C’est la directrice de l’école, Mlle Bureau, qui dût s’en charger.

Avec deux de ses maîtresses absentes, la directrice doit « licencier » les 2 classes pendant plusieurs jours car les locaux sont trop étriqués pour permettre de répartir les élèves des 2 cours dans les autres classes. Maria ne sera plus absente par la suite mais Claudia sera remplacée jusqu’en avril par des « institutrices suppléantes » qui sont loin d’avoir la même qualité.

Aussi, lors de la dernière prolongation de congé de Claudia en mars, Mlle Bureau craque. Elle écrit à l’inspecteur d’académie qui réside à Annecy pour lui demander d’affecter ailleurs les demoiselles Servettaz. On peut la comprendre. Mais l’administration a ses propres contraintes. Elle doit bien employer ces 2 institutrices. Elle n’a pas l’intention de bouger, sauf pour un motif sérieux.

L’administration avait pourtant commencé par s’énerver, lorsqu’après 2 congés d’un mois au 1er trimestre, Claudia avait demandé une prolongation de 15 jours pour faire la soudure avec les vacances de Noël. Quelqu’un qui souhaite enchaîner congés de maladie et vacances ne peut être qu’un simulateur qui a déserté son poste et se trouve déjà en vacances depuis longtemps. Aussi l’inspecteur d’académie autorise, le 13 décembre, cette nouvelle prolongation d’absence, et de suppléance concomitante, en l’assortissant d’une clause, fréquente mais qui nous semble aujourd’hui, insupportable : la suppléance se fera, cette fois-ci « aux frais de Mlle Servettaz ». En clair, Claudia ne sera pas rémunérée pendant ces 15 jours. A un moment où la Sécurité sociale n’existe pas, où Claudia doit supporter seule les frais d’une longue maladie, le coup est dur.

 Claudia obtient une prolongation de congé "à ses frais".

Par la suite, l’administration est obligée de constater que Claudia est effectivement malade. Elle acceptera donc sans discuter les absences du 2ème trimestre, remplaçant Claudia « aux frais de l’Etat », selon l’expression employée. Elle semble même s’accommoder de la situation.

Cela n’arrange pas Mlle Bureau. Aussi la directrice, appuyée par l’inspecteur primaire, lance-t-elle une nouvelle offensive en mars. Pour convaincre cette-fois-ci, elle utilise un argument massue qui va faire immédiatement mouche et entrainer une réaction immédiate des autorités académiques : les absences de Mlle Servettaz mettent en péril l’école publique face à la concurrence de l’école privée !

Elle écrit le 19 mars 1907 une longue lettre à l’inspecteur d’académie : « Deux fois déjà, depuis la rentrée d’octobre, j’ai dû, en l’absence de deux maitresses et me trouvant dans l’impossibilité d’assurer le service, licencier deux classes, en attendant l’arrivée d’une suppléante. J’ai dû également, à plusieurs reprises, répartir les élèves d’une des classes entre les maîtresses. Ces interruptions de service, ces changements de maîtresses ne vont pas sans entraîner avec eux bien des inconvénients, non seulement au point de vue de la marche des études mais encore au point de vue de la santé, soit des maîtresses, soit des élèves. Ne disposant que de classes exigües, mal installées, malsaines, les élèves étant nombreuses, il en résulte que les maîtresses chargées d’assurer le service de leur collègue en congé doivent s’imposer un surcroît de travail que l’installation défectueuse rend plus pénible encore ».

 Lettre de la directrice demandant la mutation de Claudia

Mais Mlle Bureau ne se fait pas d’illusion. L’argument de la santé des maîtresses ni même celui de la réussite des études, ne suffiront à décider l’administration à intervenir. Elle ajoute donc :

« D’autre part, nous sommes en présence d’une école libre fort bien installée et à laquelle l’école laïque ne peut guère opposer que la supériorité de son enseignement ».

Voilà l’argument lâché. Pour en comprendre l’efficacité, il faut se souvenir que nous sommes en pleine lutte entre l’école publique laïque et l’école privée catholique. En Savoie, l’église catholique est particulièrement bien implantée et les conflits entre curé et maire ou instituteur sont fréquents. Je raconterai un jour les démêlés de Claude-François Servettaz, le père de Claudia et de Maria, avec les autorités catholiques. La loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat ne date que de 1905. Le conflit est encore ouvert en 1907.

C’est ainsi qu’il faut comprendre l’argumentation de Mlle Bureau qui peut nous paraître curieuse. Pourquoi « la supériorité de son enseignement » ne suffirait-elle pas à fonder, à elle seule, la préférence des parents ? N’est-ce pas un motif suffisant pour y envoyer ses chers petits ?

Lors d’une 1ère lecture, j’avais pris cette affirmation pour la manifestation d’un orgueil déplacé, sans comprendre le sens de la remarque. En fait il ne s’agit pas de vanité. Mlle Bureau veut dire que l’école libre a de nombreux atouts : elle est « bien installée », c'est-à-dire ancienne et mieux équipée que l’école laïque. Surtout, elle bénéficie, dans ce pays aux traditions catholiques encore très vivaces (cf. la forte implantation actuelle de la démocratie chrétienne à la française dans les 2 Savoies), d’un préjugé favorable que seul un différentiel important en matière de qualité de l’enseignement peut surmonter. Or cet avantage ne joue plus si les cours ne sont assurés que par des suppléantes qui ne cessent de tourner.

L’inspecteur primaire Déplat, qui transmet le courrier à l’inspecteur d’académie, le comprend bien ainsi puisqu’il ajoute sur la lettre de la directrice passée sous son couvert : « Transmis le 21 mars à Monsieur l’Inspecteur d’académie en appelant sa bienveillante attention sur la situation faite à l’école de filles de La Roche par le congé de Mlle Servettaz. Si intéressante que soit la situation de cette institutrice, elle ne saurait se prolonger sans compromettre celle de l’école qui a une très sérieuse concurrence à soutenir et par conséquent elle ne saurait empêcher l’administration de faire comprendre à Mlle Servettaz qu’il serait préférable pour elle de solliciter son changement afin de ne pas le voir opérer d’office par raison de service ».

Après Pâques, il n’y aura plus d’absence ou tout au moins, plus d’absences de longue durée. Malgré tout, l’administration va pousser les 2 sœurs Servettaz à changer d’affectation : elle ne voulait plus prendre de risque. Elle commence par leur proposer Lugrin, petit village entre Thonon et Evian, là même où Claudia avait été affectée en 1902 à sa sortie de l’Ecole Normale, sans pouvoir rejoindre ce poste pour cause de maladie.

 Lettre de Maria refusant la mutation proposée

C’est tout à fait exclu pour nos deux jeunes femmes qui écrivent une longue lettre, respectueuse mais ferme, pour refuser cette affectation : « En réponse à la proposition de changement de résidence qui m’a été faite, ce jour-même, par Monsieur l’Inspecteur Primaire, j’ai l’honneur de vous faire connaître que nous en sommes, ma sœur et moi, très affectées pour les raisons suivantes…. »

Ce qui motive cette réaction immédiate de Maria, ce n’est pas seulement que « ces changements successifs [on se souvient qu’elles ne sont restées qu’une année à Annemasse], outre les dépenses et tous les inconvénients qui en résultent soient pénibles au point de vue professionnel parce que chaque fois il faut prendre contact avec de nouveaux élèves [on garde les élèves plusieurs années de suite dans ces classes à plusieurs niveaux], et un milieu différent ».

Ce n’est même pas que « cette instabilité pourrait faire naître une opinion défavorable à notre égard » ou que le poste de Lugrin « prend un peu l’aspect d’une disgrâce [Maria avait utilisé un mot sans doute plus fort, mais elle l’a gratté] ».

La vraie raison de son opposition à cette affectation, c’est qu’elle « a surtout le grave inconvénient de ne pas réunir les conditions absolument nécessaires à la santé de ma sœur. Déjà nommée une 1ère fois à Lugrin, elle a dû différer [pendant 3 ans !] sur les indications formelles du Docteur Gilbert de Genève qui redoute pour elle l’humidité du lieu ».

Quand on connaît ma grand-mère, on imagine qu’elle a dû être véhémente face à M. Déplat. Dans sa lettre à l’inspecteur d’académie, elle se fait plus conciliante et propose Annecy, si le maintien à La Roche est impossible. Je m’étonne de ce choix : Le lac d’Annecy dégagerait-il moins d’humidité que celui de Genève ? L’annécien que je fus en doute. Mais Annecy présente d’autres avantages : on se rapproche de la maison familiale d’Etercy, maintenant transformée en maison de vacances et c’est une ville, avec toutes commodités nécessaires pour satisfaire aux exigences des médecins en matière de régime, puisque c’est la suralimentation qui, à l’époque, représente l’essentiel des soins prodigués aux tuberculeux.

Surtout, il y a un poste vacant à Annecy. L’administration n’a pas donné aux 2 sœurs la vraie raison de sa décision (la nécessité de gagner la bataille de la laïcité, avec des institutrices solides). Elle a invoqué la convenance personnelle de 2 autres institutrices, Madame Hugonot, en poste à Annecy et subsidiairement, celle de Mlle Jacquet qui a assuré une partie des remplacements de Claudia : Mme Hugonot devait avoir une raison matrimoniale à faire valoir, rapprochement conjugal notamment ;  les jeunes célibataires pouvaient comprendre ces raisons, qu’elles invoqueraient peut-être un jour en faveur de leur couple.

Toutefois, Maria a de la peine à comprendre pourquoi la convenance personnelle d’une autre institutrice, fut-elle mariée, dû passer avant la santé de sa sœur ; elle accepte malgré tout la position de l’académie et propose une permutation, ce qui ne devrait lever toute difficulté : « Néanmoins, afin de faciliter la tâche de l’administration, nous serions disposées à accepter l’une et l’autre le poste d’Annecy par permutation avec Madame Hugonot ».

Maria et Claudia n’ont pas dû comprendre pourquoi on leur refusait cette solution qui permettait d’arranger tout le monde. Elles ont dû penser, à juste titre, que les postes  au chef-lieu du département étaient réservés aux institutrices plus avancées dans la carrière. Mais elles ignoraient la 2ème raison, peut-être déterminante : on ne voulait plus les envoyer dans une localité où l’école laïque était en concurrence avec des établissements confessionnels. Pas question d’Annecy, au siège même de l’évêché !

Ce serait donc le Fayet. Dans une lettre du 16 août, leur frère Joseph, vicaire à Montriond, les presse de ne pas se braquer avec leur demande de résider dans une ville : « Vous devriez viser un poste à deux, etc., bon climat, ça vaudrait mille fois mieux qu’une ville. Il ne faut pas vous faire illusion, moins d’ennuis, bon air, etc., toutes choses qui valent plus que tous les avantages d’une ville et qui par conséquent éloignent la nécessité d’un médecin proche ».

 La maison Dufour est à gauche, à moitié cachée par les arbres.
 au 1er plan, l'établissement thermal

Il faut reconnaître que le Fayet avait de quoi effrayer : c’est un hameau de 500 habitants, même pas un bourg. Comme le dit Joseph, « en été ce doit être charmant, mais je crains pour l’hiver avec la proximité des glaciers ».

Les prédécesseurs de Maria et Claudia à l'école du Fayet en 1894
13 ans plus tard, les effectifs ont plus que doublés.
 
A Etercy où les 3 sœurs (Maria, Claudia mais aussi Eugénie) et leur mère étaient en vacances avec 2 de leurs frères, Louis et Claudius, on a dû discuter ferme. Mais il fallait se déterminer rapidement. Les possibilités n’étaient pas infinies : Lugrin était formellement exclu par le médecin ; rester à La Roche sur Foron, c’était s’exposer à une mutation d’office, vraisemblablement sans double poste. Restait le Fayet. Je ne sais si Le Fayet était la seule destination possible à l’intersection de toutes les contraintes : vacance de poste, climat, présence médicale, etc., mais cela me paraît vraisemblable.

L’affaire fut bouclée rapidement. Deux semaines après cette lettre de refus de l’affectation à Lugrin, datée du 5 août 1907, Maria en écrivait une 2ème, le 20 août, pour remercier l’inspecteur d’académie de les avoir nommées dans la même localité leur permettant de vivre ensemble toutes les 3, les 2 sœurs avec leur mère.

 La gare où sont arrivées les 3 femmes. Les Dufour possédaient les terrains sur la gauche.

Et c’est ainsi que le trio descendit du train à la gare du Fayet fin septembre 1907. Elles venaient de longer les entrepôts des Dufour. Elles allaient passer devant leur maison sans savoir que 2 d’entre elles allaient y vivre plusieurs années de 1914 à 1919. Claudia, n’aura pas cette chance puisqu’elle mourra en octobre 1910, sans savoir sans doute que sa sœur épouserait le dernier des enfants Dufour.

 Sur cette photo de 1913, prise un an avant son mariage avec Maria, 
on aperçoit à droite Gabriel Dufour, déjà bien gros.

Après ce décès, un nouveau trio va se reformer. Eugénie, la sœur aînée, elle aussi institutrice, va rejoindre sa jeune sœur et sa mère et les 3 femmes vont vivre ensemble, d’abord à Metz, puis, à partir de 1926, à Annecy jusqu’à leur décès dans la maison où je suis né. Je ne connaîtrais que Maria, ma grand’mère.  Eugénie et Jeanne, sa mère, mourront la même année 1939, mettant un terme à cette curieuse communauté féminine des 3 sœurs institutrices et de leur mère. J’en parlerai une prochaine fois. Aujourd’hui, je me contente de remarquer que sans la lutte,  public / privé, Etat / Eglise, Maria n’aurait jamais connu son Gabriel dont elle disait encore au soir de leur vie à tous deux : « un enfant dans une maison, c’est un rayon de soleil ; toi, tu es le soleil tout entier ! »

 La maison Dufour en 2008. Elle n'a pas changé en plus de deux siècles 
(elle date de 1808)
Laissée à l'abandon pendant des années, le promoteur qui l'a achetée 
avec les entrepôts l'a finalement conservée et restaurée.

3 soeurs, 3 institutrices. Prologue

Je n'ai pas de photos de ma grand mère  institutrice. Cette jeune institutrice est une amie d'Alice Guillot, elle-même institutrice et belle sœur de ma grand-mère.

L'institutrice est une figure qui surgit avec une étonnante force autour du changement de siècle, vers les années 1890. Plus encore que l'instituteur, l' institutrice est fille de la République : création d'une école normale par département en 1879 ; institution de l'enseignement secondaire pour les filles par la loi Camille Sée en 1880 ; lancement des écoles maternelles (que l'on confiera naturellement à des jeunes filles) en 1881 ; enfin, pour parachever le tout, définition en 1882 du trépied sur lequel repose toujours l'enseignement public : gratuit, laïc et obligatoire. Sans parler de la séparation de l'Eglise et de l'Etat qui va permettre leur émancipation de l'Eglise catholique qui jusque-là faisait peser une chape de plomb sur leurs jeunes épaules de prétendues pécheresses qui n'avaient pas encore vécues. Certes, la plupart resteront croyantes, mais le prêtre ne les surplombera plus de toute l'autorité de sa noire soutane : en 1907, on dépend les crucifix du mur de toutes les écoles de France.

La simple énumération de ces réformes législatives, sans commune mesure avec les réformettes d'aujourd'hui,  rend sensible ce formidable bouleversement de la société. Pour beaucoup de jeunes filles, c'est l'occasion de s'instruire, d'échapper à la tutelle familiale, de s'émanciper, de voir du pays, de rencontrer un mari ailleurs que dans le village de ses ancêtres, de rompre, en un mot, avec toute la tradition qui écrasait jusque-là garçons et filles et tout particulièrement les filles.

Bien avant la Première Guerre mondiale qui va les propulser dans tous tous les métiers et toutes les responsabilités d'un pays sans hommes, l'enseignement fait émerger une nouvelle figure de la femme, souvent plus cultivée, plus curieuse, plus mobile que son époux. Hors de la classe où elle continue d'arborer la robe noire empesée, symbole de son autorité, elle se vêt avec plus de liberté. Corsage clair, certes boutonné jusque sous le menton, mais avant-bras dénudés, longue jupe ample pour des mouvements faciles, elle se déplace à vélo avec grâce et énergie. Il me semble d'ailleurs que l'apparition simultanée de l'institutrice et du vélo ne doit rien au hasard : c'est la mobilité sociale et géographique qui s'invite partout en France, partout en même temps.

 Alice Guillot, institutrice, qui épousera Jean Dufour, le frère ainé de mon grand-père. Son frère François est également instituteur, comme la femme de celui-ci.

C'est cette histoire que je veux raconter, au travers, comme toujours, d'une histoire singulière , celle de ma grand-mère maternelle, Maria Servettaz, et de ses 2 sœurs ainées, Eugénie et Claudia.

Maria nait en 1885 dans le logement de fonction de son père instituteur, à Marcellaz-Albanais, à quelques kilomètres d'Annecy et tout près du village d'Etercy d'où sont issus depuis toujours les Servettaz. Claude-François (1837-1901) est un homme assez exceptionnel puisque lui l'orphelin d'un père paysan mort à 28 ans, va donner une éducation poussée aux 7 enfants qu'il a eu de sa 2ème épouse, Jeanne Briffaz de Scionzier, dans la vallée de l'Arve. Jeanne, que j'ai manqué connaître puisqu'elle mourut en 1939 dans la maison où je suis né, était sans aucun doute aussi acquise  aux idées nouvelles : contrairement à l'habitude, elle ne cherchera pas à entraver la formation et la carrière des ses filles, même après la mort de son mari en 1901.

La famille Servettaz en 1896, au grand complet. Assis, de gauche à droite, ma grand mère, Maria, sa mère, Jeanne Briffaz, et Claudius, professeur d'anglais, musicien, collecteur des chansons savoyardes. Debout, Louis, futur médecin, Claudia, institutrice, Claude-François, le chef de la tribu, instituteur, Eugénie, institutrice, Camille professeur, fondateur de l'Ecole hôtelière de Thonon et enfin, méconnaissable en soldat, Joseph le prêtre.


La petite troupe semble obéir à une étonnante règle de symétrie : d'abord 4 garçons, puis 3 filles. Les 2 premiers sont instituteurs puis professeurs, le 3ème médecin, le 4ème prêtre. Les 3 filles qui suivent sont toutes institutrices, mais elles occupent chacune l'un des rôles classiques de l'époque : la vieille fille (Eugénie), la jeune morte, emportée par la tuberculose (Claudia) et enfin Maria qui abandonne le métier pour épouser l'homme qu'elle a rencontré grâce précisément à ce métier. Un rôle manque : l'épouse d'instituteur, que nous retrouverons une autre fois, sous les traits, par exemple de Emma Laperrousaz, la femme de leur frère Claudius.

Je reprendrai tous ces destins singuliers. Je veux d'abord tirer le fil qui me relie à Maria. Par quelle suite de hasards a-t-elle rencontré Gabriel Dufour, mon grand père ?

dimanche 14 novembre 2010

Brève histoire d'amour (suite)

Me voici de retour, après 3 semaines d'absence, et qu'elle n'est pas ma surprise de me faire accueillir à nouveau par ce couple de criquets dont j'avais publié fin octobre "la Brève histoire d'amour". Il est encore en pleine en action, si l'on peut désigner par cette expression consacrée un accouplement aussi immobile.



Jusqu'à présent, j'avais plutôt l'habitude de déranger par mon arrivée un timide margouillat caché sous la lampe d'entrée ou derrière un volet. Ces temps-ci, pas de margouillat visible mais mes criquets. Est-ce que ce sont les mêmes ? j'ai beau les scruter de très près, je ne suis pas capable d'identifier des personnalités clairement individualisées dans l'univers des criquets. Et vous ?


Petit changement cette fois-ci, qui ne suffirait pas, cependant, à justifier que je donne une suite à leurs aventures bien répétitives : ils ne sont plus agrippés sur la barrière de bois qui ferme la terrasse mais juchés en plein soleil sur le muret de l'escalier extérieur. La raison de ce retour de mes criquets sous les projecteurs de l'actualité, c'est précisément que ni projecteurs ni flashes ne sont nécessaires  pour les portraiturer. Les voici dans toute leur splendeur d'insectes, oh vous mes lointains cousins !


Comment se fait-il que je les retrouve dans la même situation à 3 semaines d'intervalle ? Seraient-ils exhibitionnistes ? Je ne le crois pas,  même s'ils m'évoquent ce film de Bunuel, le Fantôme de la liberté, où les convives discutent gravement, assis sur des toilettes rangées en cercle autour d'une table mais se cachent dans un petit cabinet fermé pour manger. Mes criquets font de même : impossible de les localiser lorsqu'ils vaquent à leurs occupations. Ils n'apparaissent au grand jour que lors de leurs accouplements.

Exhibitionnistes mes criquets ? Non, leur curieux comportement a d'autres explications que la perversité : ma présence les gênent (et les inquiètent aussi, sans doute) et très lentement, la femelle se dirige, avec son lourd fardeau, vers l'abri du mimosa.
 


Au passage, j'admire leurs formidables articulations qui font penser à des bielles de machine à vapeur.


Ils descendent un peu sur le mur vertical pour gagner l'abri du feuillage.

 Les voici bien cachés dans la pénombre des feuilles du mimosa qui s'est déjà couvert des innombrables bourgeons qui exploseront en février/mars  et dont on devine le futur jaune éclatant.



J'ai lu quelque part que le mimosa, originaire d'Australie, fleurirait en hiver car il aurait gardé, lors de sa migration, son horloge biologique calée sur les saisons de sa terre d'origine. Je ne sais pas si l'histoire est véridique mais il me plait de penser que cet arbuste, symbole de la Côte d'Azur qu'il a colonisée, lui l'étranger dans cette terre  peu ouverte à l'autre, même lorsqu'il ne vient que de l'autre côté de la Méditerranée, a refusé de s'assimiler. Il a compris qu'il devait garder son originalité exotique s'il voulait qu'on le remarque et qu'on l'apprécie. Que serait le mimosa perdu dans la munificence du printemps ou de l'été ?


Photos prises début mars de cette année

Je laisse enfin mes amoureux tranquilles, feignant de ne pas voir que leur cachette n'est pas très profonde. Certes, ils sont pratiquement invisibles depuis le haut, mais ils sont totalement à découvert de profil.


Je reviens une heure plus tard. Ils sont revenus sur le dessus du mur, toujours étroitement enlacés.



 A cette distance et à ce grossissement (la femelle doit mesurer 5/6 centimètres), il n'est pas possible d'obtenir que la tête du mâle et de la femelle soient nets à la fois. D'où les 2 photos.


Ma survenue a le même résultat que précédemment : Ils repartent se réfugier sous le couvert du mimosa. Encore une séance de pose involontaire pour eux. Encore un faux départ pour moi.

Encore un retour du photographe, une heure plus tard. Cette fois, ils ont disparu. Je les cherche alentour. Ils se sont volatilisés, ce qui est sans doute le mot juste, car ils ont dû sauter au loin dans un gigantesque bond de leurs immenses pattes arrière.

Je ne saurai pas exactement combien de temps aura duré  leur "histoire d'amour". Au moins 3 heures, pour ce que j'en ai vu. Pas mal, non ?

Aujourd'hui, les montagnes sont encapuchonnées de brume. Parti le soleil et partis les criquets. Plongeons-nous, comme cette abeille, dans le jaune moelleux du mimosa. Encore 3 mois, et il sera ainsi.


Toutes les photos, à l'exclusion de celles du mimosa, ont été prises le 12 novembre 2010.

mardi 9 novembre 2010

Champagne pour les belles qui font le pied de grue !


Qu'il puisse y avoir encore pour moi des "premières fois" m'émerveille toujours. Et c'est bien d'émerveillement dont je voudrais vous parler aujourd'hui. Il est 7h30 du matin lorsque nous arrivons sur les bords du lac du Der, un peu en retard sur notre horaire malgré un lever à 5 heures. Nous sommes parmi les derniers arrivés et des centaines, des milliers de grues sont déjà parties malgré une lumière bien chiche en ce dimanche de novembre pluvieux, dans cette Champagne qu'on appelle à raison, la Champagne pouilleuse.

Une petite cinquantaine d'observateurs est massé sur le rivage du lac largement vidé à cette saison dans l'attente des pluies de l'hiver. Avant d'être le plus grand refuge des grues cendrées dans leur migration nord/sud, le lac du Der est un réservoir artificiel chargé de régulariser le cours de la Marne depuis plus de 35 ans. Il sera à nouveau plein à la fin du printemps.


En face de ce ce petit groupe d'humains qui parlent toutes les langues des pays d'Europe que les grues traversent 2 fois par an, de la Scandinavie jusqu'à l'Espagne, des milliers de grues crient dans un vacarme permanent. 24 000, me dira au terme de la journée, la cousine, militante de la Ligue de Protection des oiseaux (LPO) qui a recueilli les résultats du comptage effectué en permanence par l'association. Nous formons ainsi une curieuse communauté de voyeurs, avec ses longues vues que l'on abrite, plus qu'on ne se protège soi-même, sous d'innombrables parapluies. On parle à voix basse ou mieux, on observe en silence pour ne pas déranger nos belles qui s'ébrouent avant de prendre leur envol.

Aujourd'hui la visibilité est très mauvaise, le vent nul, la pluie permanente. Autant de conditions défavorables. Ce n'est pas un jour à entamer le long périple qui doit les conduire vers leur prochaine grande étape dans les Landes. 


Pas question de partir pour un si long voyage sans s'assurer du bénéfice d'un bon vent arrière. Non, aujourd'hui, on va se contenter de circuler dans les environs proches à la recherche du champ où l'on pourra se restaurer avant de réintégrer la protection des eaux du lac pour la nuit. Aussi les départs se font-ils dans tous les sens et non seulement vers le sud. L'impression générale est celle d'un joyeux désordre, indéchiffrable, à mes yeux tout au moins. Les grues qui stationnaient à gauche s'envolent vers la droite, celles qui ont dormi à notre droite foncent maintenant vers la gauche. Tel groupe qui se dirigeait vers nous s'écarte brusquement lorsqu'il aperçoit cette curieuse lisière sombre que nous formons au bord du lac. Tel autre groupe parti dans une direction amorce un long virage pour se diriger à l'opposé. En un mot, on se croirait gare de Lyon un jour de grands départs en vacances : même agitation, même boucan.

J'essaie de me repérer dans cette masse en perpétuelle mouvement à la recherche d'un sens et d'une signification. Mais cet immense capharnaüm semble échapper à toute logique. Tantôt un groupe nombreux file en formation comme pour un lointain voyage. On imagine qu'ils ont déjà voyagé ensemble et que même pour une courte ballade dans la campagne champenoise, ils conservent leurs habitudes de discipline d'escadrille, selon un "V" parfait. 



J'ai lu quelque part que les grues et les oiseaux migrateurs en général  adoptent ce dispositif autant pour ne pas se gêner que pour des raisons aérodynamiques. Ils agissent à la fois comme les cyclistes qui à tour de rôle "prennent la roue"  de leurs compagnons et comme les motards qui savent bien qu'il faut, en groupe, toujours évoluer en se décalant de celui qui vous précède sous peine de le percuter.

Mais ces évolutions impeccables sont loin d'être la règle. Les grues semblent dessiner parfois les lettres d'un curieux alphabet chinois, tout hérissé d'accents et de virgules que dessinent leurs ailes et leurs longs cous.





D'autres circulent en toute petite formation de quelques individus. 




Parfois même une grue vole toute esseulée, sans chercher à rejoindre le groupe qui passe à sa portée. Un solitaire ? un misanthrope ?


J'essaie de fixer mon attention sur la vingtaine de grues qui stationnent en face de moi. Elles ne mangent pas,mais restent dressées, presque immobiles, dans une pause hiératique superbe. J'imagine qu'elles s'apprêtent à décoller, attendant je ne sais quel signal. Quelques attardés viennent les rejoindre dans un grand mouvement d'ailes. 


Le départ semble imminent et je me force à ne pas me laisser distraire par les escadrons déjà formés qui passent près de moi dans leur jacassement perpétuel. 


Je veux assister au démarrage, comprendre comment la troupe s'organise, essayer de voir si l'on se bagarre pour telle ou telle place ou si, au contraire, la colonne s'organise en souplesse et comme par miracle.


Las ! Impossible de repérer dans cette agitation permanente un quelconque mouvement dont je pourrais me dire : Voilà, elles démarrent ! Pourtant, elles démarrent effectivement. Les effectifs de "mon" groupe diminuent sans que je perçoive comment et quand. Un mystère que je n'arriverai pas à élucider.

Alors, j'abandonne ma quête chimérique et j'élargis mon horizon. Malgré la pluie qui n'a pas cessé, malgré la brume qui transforme tout le paysage en une symphonie de gris sur gris, je ne peux m'empêcher de me croire bien loin d'ici sur quelque plage d'Afrique. Après tout, rien ne ressemble plus à une buée de chaleur qu'un brouillard automnal. Rien ne distingue vraiment un sable détrempé par la pluie d'un sable qui tremble à l'horizon dans une chaleur écrasante. 


Ces magnifiques oiseaux à la taille démesurée par rapport à nos habituels passereaux m'évoquent une nature plus sauvage, avant l'arrivée de cette civilisation qui a creusé ce lac à coup de bulldozers. Le retrait des eaux laissent apercevoir une rigoureuse stratification que j'ai déjà observée dans les déserts d'Afrique du nord et ces grands oiseaux m'évoquent les pélicans aperçus de loin sur les plages du Siné Saloum au  Sénégal. Curieuse hallucination quand on commence à ne plus sentir ses doigts crispés sur le gros téléobjectif mouillé.



Notre petit groupe a lui aussi fondu à mesure que les grues se sont envolées. Quelques-unes ont décidé de rester aujourd'hui sur place soit parce qu'elles sont fatiguées par un récent voyage, soit parce qu'elles estiment la nourriture suffisamment abondante. 



Finies les poses altières, le cou dressé vers le ciel où l'on rêve de s'élancer. Elles restent invariablement penchées vers le sol, leur bec puissant fouillant le sol, ne dédaignant pas de se mêler, elles les aristocrates longilignes, à la plèbe glapissante des oies.



Nous sommes seuls maintenant. Il est temps de partir se réchauffer ou, tout au moins s'abriter de la pluie.  Quoi de mieux que les magnifiques églises à pans de bois que l'on trouve dans le moindre petit village. Par exemple, tout près du lac du Der, l'église d'Outines, complètement entourée par son cimetière.








Depuis des siècles,  les grues passent au dessus de l'église. Mais contrairement à leur réputation, elles n'ont pas besoin de se faire pardonner un comportement prétendument licencieux : elles sont strictement monogames et forment des couples durablement fidèles ; ce n'est pas de leur faute si certaines de leurs attitudes évoquent les péripatéticiennes qui, adossées à l'immeuble qui abrite leurs amours tarifées, font plus souvent le pied de grues qu'elles ne déambulent comme leur nom le laisserait supposer. Il faut l'accepter : les péripatéticiennes sont immobiles et font le pied de grue tandis que les grues volent et convolent en couple fidèle.

Je peux donc revenir sans honte en Champagne mais un jour de soleil, pour pouvoir vous offrir autre chose que ces images tremblées derrière leur rideau de brume et de pluie.