Pages

samedi 5 février 2011

Pour Edouard Glissant

Pour Edouard Glissant, je vais transgresser la règle que je me suis fixée pour ce blog de ne pas aborder de thèmes contemporains, trop sujets, par nature, à la polémique. Non que je craigne la polémique ou que je refuse, par principe, de prendre parti publiquement. Mais je crains de mettre trop de passion en abordant certaines questions sur lesquelles, je le sais, je ne puis encore atteindre la sérénité nécessaire à un calme exposé. Surtout je n’ai pas envie de remuer, comme on dit, le couteau dans la plaie. Autant la recouvrir d’un épais bandage. 

Pourtant, s’agissant de Glissant, j’ai envie d’accepter le pari de l’expression. Parce qu’il incarnait une force, souvent tranquille et parfois violente, qui vous enjoint le courage. 

Je n’ai pas l’âme poétique. Je ne sais pas lire de poésie. Je ne l’aime que dite, comme ce matin, dans l’église Saint Germain des Prés, devant son cercueil, lorsque son fils nous a lu ces pages merveilleuses où la plage du Diamant lui permet d’évoquer toute la Martinique, tous les hommes et tout le monde en une longue parabole où un fil ténu nous ramène toujours vers les mêmes évidences, perpétuellement revisitées, lorsque nous nous égarons dans cette prose magnifique, puis disparaît sous terre et sous les apparences, pour nous montrer ces fleuves de lave qui courent sous l’océan et nous rassemblent tous dans la même précarité. Difficile de ne pas être ému aux larmes par ce grand monsieur. 

Daniel Maximin, dans son éloge à chaud hier matin sur les antennes de France Culture, a dû surprendre le journaliste qui l’interviewait au téléphone, comme il m’a surpris également, en commençant son propos, non par le rappel de sa place dans l’histoire des idées ou de la littérature, mais par l’évocation de son physique de géant, de son allure athlétique qui lui donnait cette tranquille assurance de ceux qui vous regarde de plus haut sans vous regarder de haut. L’approche de Daniel Maximin était bien celle d’un poète parlant d’un poète. Elle me parut vite éclairante. 

J’ai ressenti très vivement cette puissance qui émanait d’Edouard Glissant lorsque je le rencontrai la 1ère fois au Festival d’Avignon. Président de RFO alors, je lui expliquais ma vision de cette entreprise méprisée par ceux qui la jugeaient de l’extérieur comme par ceux qui, à l’intérieur, en vivaient, ma recherche du moyen de convaincre ces derniers qu’ils pouvaient changer les choses, sans l’aide extérieure de quiconque, simplement en devenant eux-mêmes, fiers d’eux-mêmes, en renonçant au désir toujours contrarié de se faire respecter en imitant ceux qui les dédaignaient. Je cherchais son assentiment. 

Lui, visiblement, ne croyait guère que l’on put ainsi modifier profondément cette société bizarre, qui regroupait, comme dans le bureau d’un ministère, tous ces peuples différents qui n’avaient de commun que de former les confettis de l’empire. Cette unité de la chaine publique visait, non à rassembler les forces de chacun dans un ensemble cohérent, mais plutôt à les distinguer ainsi de tous les autres citoyens. L’avenir montra qu’il n’avait pas tort et RFO s’est précipité avec délices dans les bras qui allaient l’étouffer. 

S’il me prenait, au mieux, pour un don Quichotte naïf et un peu ridicule, le sujet ne l’en passionnait pas moins. Finalement nous passâmes tout l’après-midi, assis sous ce parasol, au vu de tous. Il écartait rapidement les admirateurs qui venaient le troubler dans sa discussion, dans sa réflexion. Il ne m’épargnait pas, il me bousculait, sans doute pour juger de la solidité et de la sincérité de mes convictions, comme un grand frère chahute à grands coups d’épaule son petit frère sans jamais le faire tomber, juste pour lui apprendre à se tenir ferme sur ses jambes. Ainsi voulait-il renforcer ma détermination, susciter un espoir qui ne soit pas mièvre, encourager sans bercer d’illusion. 

Je ne suis pas sûr que j’aie su tirer partie de ce qu’il disait ainsi au-delà des mots. Je suis plutôt certain du contraire. Toujours est-il que j’ai cherché à profiter ensuite de l’homme, si l’on me pardonne cette vilaine expression qui traduit pourtant bien ce que je ressentais, à profiter de cette force qu’il irradiait, en participant notamment à l’aventure du Prix et de la Bourse Edouard Glissant qui me donnait l’occasion de le rencontrer plusieurs fois à nouveau. 

Ce matin, en cette église si parisienne, si « bien de chez nous », il aurait sans doute vu avec plaisir, une assemblée bigarrée, aussi noire que blanche, aussi blanche que noire, réunie, pour la plupart des présents, dans une vraie communion d’idées. Mais il aurait sûrement sourit en constatant le ralliement général de tous  les commentateurs sur les thèmes de la diversité, de la créolisation dans ce pays qui n’a pas été capable de lui offrir, comme aux Etats-Unis, une chaire universitaire, dans ce pays qui ostracise, sans violence sans doute, mais avec fermeté tout ce qui n’est pas « de souche », dans ce pays qui peut donner la parole toute une fin de soirée à ces Raspail, Chevènement, ou Garaud qui nous assomment de leurs vieilles fredaines sur la France qui fout le camp devant tous ces immigrés, pour ne pas dire devant tous ces Arabes ou tous ces Noirs. 

Taddéï, généralement mieux inspiré, aurait pu inviter au moins un de ces « immigrés » ou fils d’immigrés, pourquoi pas, un de ces ultramarins, un Edouard Glissant, qui serait venu expliquer cette chose tout bête, que l’on ne peut amener à sa culture que ceux dont on veut bien partager la leur, que tout ceci est échange, mutuelle reconnaissance et non intégration. J’arrête. Cette émission qui se déroulait le jour même de la mort d’Edouard Glissant si représentative d’une France étriquée et passéiste, pour ne pas utiliser d’autres mots qui font peur, était répugnante. L’eau tiède des hommages d’aujourd’hui ne vaut guère mieux que l’égoïsme satisfait de nos déclinologues. On aurait aimé qu’un géant se dresse et chasse les marchands de théories qui masquent leur refus du Tout-monde, à la fois inquiétant et stimulant, derrière la nostalgie d’un passé nationaliste et colonialiste. 

Mais le géant était couché dans cette église. Il n’était même plus là, ni là ni ailleurs, quoi qu’en dise le célébrant, d’ailleurs respectueux de l’homme qui fut. Pour la 2ème fois, j’ai eu le pressentiment qu’une liturgie non religieuse pourrait remplacer un jour ces cérémonies qui nous sont indispensables lors des grandes scansions de la vie, la naissance, le mariage et la mort, mais empruntent leur solennité à des paroles sacramentelles de plus en plus vides de sens. Quelques textes de Glissant ou d’autres, quelques chants, un officiant qui serait l’un d’entre nous, pourraient créer cette communion dont la société des hommes a besoin pour affronter, ensemble, ces grands moments de la vie. 

La 1ère fois que j’eus cette intuition, c’était Christiane Taubira qui « officiait ». Dans cette assemblée mondaine réunie par un ministre de l’outre-mer à l’occasion de sa loi sur la traite et l’esclavage, elle avait prononcé un discours qui avait transporté chacun dans une émotion semblable à celle qu’éprouvent ceux qui croient en la présence de la divinité parmi eux. Comme ce matin en l’église Saint Germain, elle avait créé, sous les ors de la République, une atmosphère qui donnait à tous et à chacun, après qu’elle nous eut accablés du souvenir des atrocités du passé, l’envie d’être meilleur et la certitude que c’était atteignable

Il me semble évident que ce n’est pas un hasard si c’est un Martiniquais, si c’est une Guyanaise qui m’ont donné à sentir que le sacré pouvait surgir entre les hommes rassemblés, sans les fastes de la religion catholique, sans la croyance en une parole religieuse qui ne tire ses prestiges que de l’empreinte laissée dans l’enfance sur nos cervelles crédules. Point besoin de Dieu, point besoin de liturgie pour communier avec d’autres dans le sentiment de la sacralité d’une humanité qui accepte le mystère de la naissance, l’étrangeté incompréhensible de la différence des sexes et l’effroi de la mort. Cela suppose seulement que personne ne se sente d’essence supérieure ou inférieure aux autres. Mais que de chemin encore pour y parvenir. 

La photo d'Edouard Glissant est tirée du site : http://www.vanguardia.com

1 commentaire: