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dimanche 24 avril 2011

Vous avez dit Crousette ?

Crousette. Voici un nom qui ne fait pas très guerrier. Où étiez-vous pendant la guerre ? A Crousette. On imagine que le questionneur met fin aussitôt à son interrogatoire de peur d’embarrasser son interlocuteur : Rien de bien glorieux n'a pu se passer dans un lieu dont le nom évoque plutôt quelque opérette bucolique. Pourtant, c'est bien Crousette, plus précisément le col de Crousette, que défendait mon oncle, Henri Dufour, le frère de ma mère, pendant la guerre 39-40. Sous-lieutenant de réserve de 23 ans, il commandait une section de fusiliers-voltigeurs appartenant au 74ème Bataillon alpin de forteresse (BAF), notamment pendant la courte et peu glorieuse offensive italienne de juin 1940.

Depuis que je connais quelques détails sur cet épisode de sa vie grâce à la consultation de son dossier d'officier à Vincennes et à la lecture du Journal de marche et d'opérations de son unité, j'attends avec impatience le moment de monter à ce col pour essayer d'entrevoir ce que signifiait la tenue de ce poste qui contrôlait un des passages entre la vallée de la Tinée et la vallée du Var, dans une éventuelle prise en tenaille de Nice ou une remontée vers la Savoie, deux buts de guerre affichés par Mussolini dès son accession au pouvoir.

Je raconterai tout cela en détail dans un article sur la "Drôle de guerre" de mon père et de mon oncle. Pour l'heure, je suis impatient de profiter de cette première possibilité de découvrir ce col à plus de 2400 m. Dans mon excitation, j'oublie d'ailleurs mes raquettes mais je me console en me disant que je vais monter par le versant ouest du mont Mounier qui borde le col au sud et que donc la neige, pourtant tombée en abondance cet hiver, aura suffisamment fondu pour me permettre l'ascension.

Après une montée facile en voiture parmi les schistes rouges des gorges de Daluis dont la route fut fermée plusieurs mois pour réfection, j'arrive à Guillaumes. 

 Guillaumes

En été, c'est une des routes qui permet de remonter vers Barcellonette et Grenoble via le col de la Cayolle (2326 m) mais à cette saison les cols sont encore fermés. L'année dernière, j’ai emprunté cette route début mai pour rejoindre Gap à un moment où le col venait d'ouvrir et je me rappelle mon inquiétude de rencontrer une voiture circulant en sens inverse. Sur un bon kilomètre, la  route était une étroite tranchée entre 2 murs de neige haut de 1 à 3 mètres. Pas question de se croiser, il aurait fallu que l'une des deux machines affrontées recule sur une bonne distance. Heureusement, l'inévitable camping-car n'était apparu qu'au sortir de la neige.

Aujourd'hui, il n'est pas question de monter aussi haut en voiture, je quitte Guillaumes qui servait de base arrière au bataillon (infirmerie, train des équipages) direction Péone par une excellente route, autrefois non goudronnée naturellement. Ma famille maternelle, qui en cette occurence méritait bien ce qualificatif, est venue au moins 2 fois rendre visite à son rejeton mobilisé :  à Auron en 1939 lorsque Riquet (surnom d'Henrie Dufour) était cantonné au dessus de Saint Etienne de Tinée et en avril 1940 à Péone quand il tenait le col de Crousette. 

 Le sous-lieutenant Dufour avec sa mère et sa sœur (ma mère)
en avril 1940 à Péone.

L'apparence extérieure du village de Péone n'a pas beaucoup changé depuis 70 ans. Quand on arrive de Guillaumes, il semble perché sur une petite hauteur dominée par les "Demoiselles" dolomitiques qui ont gardé leur dessin dentelé,  mais vu de haut, c'est un petit village ramassé sur lui-même pour lutter contre les intempéries fréquentes à plus de 1700 m d'altitude, au bord d'un torrent, le Tuéri, dont l'énorme lit raconte la fureur de ses crues.

L'entrée de Péone en 1940.

Péone en 2011. J'ai pris la photo de mémoire, 
sans avoir celle de 1940 sous les yeux,
le cadrage n'est pas strictement identique. 
Des platanes ont poussé, des panneaux de signalisation aussi.

Cette même photo, virée en noir et blanc, est encore plus convaincante. Même les peupliers semblent identiques alors qu'on ne peut imaginer que ce soient les mêmes.


Ces cabanes, quelques mètres avant l'entrée du village, ont dû voir passer les chasseurs alpins de mon oncle ; l'une d'elles à encore son toit de tavaillons (c'est ainsi qu'on appelle ces couvertures de bois en Savoie, j'ignore si l'on utilise le même nom ici).


Ce petit village de Péone qui semble vivoter aujourd'hui, tout étriqué à côté de son hameau, Valberg, devenu station de sport d'hiver, dix fois plus important que lui maintenant, n'a pas toujours été à l'écart de la modernité : élevage, fabrication de feutre et de drapet même une mine de plomb argentifère : il fallait pouvoir vivre en autarcie dans ces fonds de vallées. Sa population croissante toutefois, ne trouvait pas à s'employer sur place et émigrait essentiellement vers Marseille. Certains sont devenus ainsi riches et célèbres comme la famille Clary, ou plutôt une de ses branches, car il reste encore de lointains cousins de ces riches marchands, importateurs de café et d'épices, exportateurs de soieries, au XVIIIème siècle. François Clary qui fut même échevin de Marseille est surtout connu par ses deux filles, Julie qui épousa Joseph Bonaparte et surtout Désirée Clary, un temps fiancée à Napoléon , avant sa rencontre avec Joséphine, Désirée qui deviendra reine de Suède avec son Bernadotte d'époux. 
Si Péone se souvient aujourd'hui de "ses 2 reines", il me semble évident que celles-ci avaient oublié jusqu'au nom de ce trou perdu, berceau de  leurs aïeux.

Péone dominé par la Cima Nègra (2553m) qui tire son nom des schistes noirs
que l'on trouve aussi dans la Salso Moreno (voir "A pas de loup")
à gauche le col de Crous, à droite celui de Crousette, tous 2 invisibles.

Péone vu du chemin conduisant au col de Crousette.


Une assez bonne piste permet de monter jusqu'au hameau de Septenne, 1700m. Je me suis arrêté vers 1500m, craignant pour le carter de ma vieille voiture. La prochaine fois je lui demanderai cet effort supplémentaire pour m'éviter ces 200m de dénivelée. Il y a d'autres voies d'accès depuis Péone pour gagner le col mais j'imagine que c'est par ce chemin, facile mais plus long,que montaient les soldats et les mulets chargés comme des baudets qu'ils sont, avec mortiers, fusils mitrailleurs, munition, nourriture et tentes. A moins que les camions ne montent tout ce barda jusqu'à Septenne. Ensuite ce n'est plus qu'un chemin muletier mal tracé, domaine exclusif des mulets qu'on devait redescendre ensuite dans la vallée : Les allers et venues devaient être constantes malgré la fatigue de la montée.




Cette montagne d'alpage est parsemée de granges bien construites. Elles ont perdu leur toit de lauzes "au profit" de la tôle ondulée, mais certaines gardent leur bel enduit rose typique de la région.



A cette altitude, 1800-1900m, les premières fleurs sortent d'une prairie encore bien peignée par la fonte récente de la neige.



Gentianes

Violettes des rochers


Belles inconnues

En se retournant, on aperçoit en contrejour les pistes de Valberg, autrefois alpage de Péone, d'où son nom à consonance faussement germanique : la Vallée des bergers.


Vers 2000m, un petit ressaut. Ma tête en émerge à peine que 3 marmottes et une dizaine de chamois s'enfuient. Ils ne m'avaient pas détecté car j'étais au vent. Les marmottes ont bondi dans un des multiples trous de leur tanière mais la harde de chamois reste bien visible mais de loin. Autant les mâles, solitaires ou en couple, se laissent approcher facilement, autant les hardes avec des petits laissent au moins 200 m entre elles et l'intrus. 


Tous et toutes se rangent en file indienne pour s'éloigner vers le nord.



Puis, on se retourne pour voir ce que je fais. C'est une mère avec son jeune de l'année dernière qu'elle va bientôt rejeter pour s'occuper du nouveau-né qu'elle porte encore dans ses flancs. Son éterlou ou son éterlette, reconnaissable à ses cornes qui ne dépassent pas ses oreilles.


Et l'on décide de monter droit dans la pente. Au grand galop. Moi, je les suis en soufflant comme un boeuf. Dieux que c'est difficile, les débuts de saison.


Ensuite, ils m'offrent ce spectacle dont je ne me lasse jamais, une galopade sur la crête. 



Cet éterlou est-il abandonné ? Non, il y a encore 2 adultes derrière.

Un coup d'oeil avant de disparaître afin de jauger ma dangerosité et puis l'on disparait.


Encore 30m à gravir avec l'espoir de retrouver ma harde au repos. Mais je mets du temps à monter. J'aperçois quelques individus sur le névé à ma droite, juste à mon niveau, notamment une mère et son petit.



Un mâle assure leur sécurité en m'observant depuis un promontoire au dessus d'eux.


Je suis fasciné par le spectacle. Aussi, je sursaute quand j'entends, juste au dessus de moi, le cri caractéristique du chamois, quelque chose comme un cri de rapace. J'ai beau me dire qu'il ne me chargera pas, il me fait peur une seconde.



Ce sera ma dernière vision de la harde. Quand j'arriverai sur la crête ( fausse crête, comme toujours, surplombée par une autre crête...), les chamois auront disparu. Seuls compagnons, quelques oiseaux piailleurs, que je n'ai pas réussi à identifier, entre la mésange et la sitelle.


Mon oiseau perché sur un des cairns qui balisent le bord de la falaise, pour les temps de brouillard, je suppose.


Le mont Mounier (2777m)

Et puis, surtout, voici le col de Crousette, but espéré de ma ballade.


Il n’y a plus que 200m de dénivelée mais ce n'est pas aujourd'hui que j'y monterai. Mon Gps indique que 2 km me séparent du col. Il est difficile d'apprécier la distance dans cette blancheur sans repère. La neige doit enfoncer beaucoup dans ce creux et j'ai oublié mes raquettes. Ce sera donc pour une autre fois. D'ailleurs, il n'y a pas que le col qui m'intéresse. Le mont Mounier mérite aussi le détour par la vue qu'il offre et aussi par le souvenir et les ruines de son observatoire, construit en 1893, victime d'incendie par 2 fois et abandonné vers 1910 alors qu'il devait compléter l'observatoire de Nice, déjà incommodé par la pollution lumineuse de l'agglomération.

Aujourd'hui, à 2250m, il fait un peu frisquet et ma doudoune est tout juste suffisante. Malgré tout, le spectacle valait le déplacement.


Est-ce parce que je baigne dans les souvenirs de 39-40, ces 2 bouts de falaise qui dominent Péone me semblent des blockhaus un peu inquiétants.


Un nuage qui passe, un pinceau de lumière et l'image devient plus riante.


Je redescends par le même chemin, persuadé de ne plus revoir d'animaux, si ce n'est mes oiseaux, toujours sans nom.


Je marche en regardant surtout mes pieds dans ces éboulis caillouteux, un peu pressé avec le mauvais temps qui monte. Une dernière surprise m'attendait. J'ai dû percevoir un mouvement. Je m'arrête et vois une marmotte à 4m de moi. Le vent avait tourné. J'étais à nouveau au vent et la marmotte ne m'a détecté qu'au dernier moment. Lorsqu'elle est aussi proche de la menace, avec la peur de ne pouvoir sauter dans son terrier tout proche avant d'être rattrapé par la brusque menace, elle s'immobilise totalement, telle une pierre parmi les pierres. "Comportement magique" dirait mon copain Gabriel. Je ne sais si cette attitude est payante avec d'autres dont les intentions sont moins pacifiques que les miennes. En tout cas, elle m'est précieuse : Une herbe malencontreuse voile son oeil dans mon viseur.


Elle me laisse me déplacer pour un meilleur angle de vue.


Je continue de m'approcher. Il ne faut pas exagérer ! Elle disparaît dans son trou. Mais c'est pour réapparaître une seconde plus tard, en m'offrant son autre profil.

 Cette fois-ci, elle ne prend pas de risque : sa queue est déjà dans le terrier si son museau est au vent. Dans son oeil, je vois le paysage derrière moi.


Je tente le diable en m'approchant encore mais elle s'enfuit. Je lève les yeux et c'est pour m'apercevoir que notre duo avait été observé par une autre marmotte, aussi pétrifiée que la première.


Après quelques photos, je me rapproche d'elle, elle, se rapproche de son terrier où elle finit par disparaître à son tour..



C'est fini. Il y avait longtemps que je n'avais vu des marmottes d'aussi près. Me voici content. Mais pas complètement. Pourquoi faut-il que le soleil se cache juste quand je les rencontre ? Ne pourrais-je avoir un jour une jolie lumière sur leur pelage lustré ? Parce que, après cette rencontre, le soleil revient !


Voici à nouveau Septenne...


et son petit oratoire ....


....aux offrandes curieuses : à côté de bondieuseries saint-sulpiciennes, de fines lames de schistes bleus empilés sur des petits bouts de bois.


Enfin, la fidèle Titine est là, prête à repartir : c'est la fin de la ballade.


Retour par Valberg (sa jolie chapelle) et les gorges du Cians



Post scriptum.

Depuis la publication de cet article, l'oiseau que j'ai photographié a un nom : c'est un traquet motteux. Je dois cette information à une amie ornithologue. Mille mercis pour cette précision qui donne sens à cette rencontre fortuite. Mon traquet motteux venait d'arriver d'un long voyage. C'est en effet un migrateur qui passe l'hiver en Afrique. Le rampant que je suis le salue bien bas.