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mardi 12 avril 2011

Iran années 70, 8.Les nomades Qashqaï

Voici venue la dernière étape de ce voyage de 15 jours au cours duquel nous sommes descendus vers le sud de l'Iran au printemps 1971.


Pour le parisien, "descendre dans le sud" évoque la chaleur, le soleil., la promesse de l'été. Le paysage change de manière régulière et linéaire, l'ardoise cède la place à la tuile, l'olivier remplace le hêtre. Le voyage dans l'espace est aussi un voyage dans le temps ; en descendant dans le sud, on avance dans le calendrier, un avant-goût de l'été et de sa lumière nous est offert. Descendre dans le sud, c'est ainsi  vieillir plus vite.

A l'inverse,pour ralentir le temps qui passe, il suffit, au printemps,  de monter dans la montagne pour regagner ainsi 3 ou 4 semaines, et revivre l'hiver qui nous a déjà quittés dans la plaine. Les randonnées à ski que je faisais il y a quelques années pour le 1er ou le 8 mai me réjouissaient notamment par ce retour vers le passé qu'elles permettaient. Malheureusement, tous les contes nous nous adressent cet avertissement : la jeunesse artificiellement prolongée, se paie un jour d'une brutale et tragique décrépitude. Si j'avais pu remonter le temps en gravissant les pentes enneigées au rythme lent des skis chaussées de peaux de phoque, je reperdais aussi vite le temps gagné lors de la descente. Pire, l'impression du temps qui file entre les doigts était encore plus vive, la beauté des arbres en fleurs encore plus poignante car le printemps avait continué de faire éclore les fleurs, d'exalter les parfums pendant que je crapahutais dans l'univers glacé et sans odeur où j'avais momentanément figé le temps. La fuite du  temps paraissait s'accélérer d'autant plus qu'il avait ralenti son rythme pendant quelques jours.

Point de rêverie de ce genre dans le sud de l'Iran. Point de progression continue vers la chaleur, point d'avancée régulière dans les saisons. Dans ce plateau coupé de montagnes et creusé de bassins, on ne cesse de monter et de descendre, de revenir en hiver pour basculer dans l'été et réciproquement, comme chahuté par un vilain génie attaché à vous déboussoler.

A Persépolis, c'était l'été, tout au moins tel qu'on l'entend en France. Mais nous avons retrouvé l'hiver  avant d'arriver à Chiraz, pourtant distant de quelques 70 km seulement. Les ruines de ce magnifique caravansérail sont battus par un vent frisquet.




Il sert maintenant d'étable et l'on peine à évoquer l'agitation bruyante qui y régnait quand les caravanes y faisaient étape. 

Ce berger qashqaï transporte sa tente avec ses piquets  car il est temps, malgré la température encore bien basse, de remonter des oasis bientôt surchauffées.


De ce village, on voit nettement la neige sur les montagnes toutes proches, mais le ciel est bleu. Pas pour longtemps.


Voici Chiraz sous un ciel d'hiver bien chargé de menaces.


Je n'ai pas de souvenir bien précis de Chiraz. Je me souviens avoir pris ces photos, mais je ne les habite pas, comme celles du tombeau de Cyrus, par exemple, dont l'impression reste vivace, malgré les années. Nous sommes arrivés un vendredi et il y avait beaucoup de monde autour des monuments religieux.

Mausolée de Shah Cherag où repose  le frère de l'imam Reza, le huitième imam chiite enterré lui à Meched.

Je n'étais vraiment pas inspiré ce jour-là. Le mausolée qui date des années 1350 est célèbre pour sa coupole turquoise que je n'ai pas photographiée. Je m'étonne aussi de ne pas avoir emporté dans mes souvenirs la mausolée de Hafez, le grand poète de Chiraz. J'ai préféré immortaliser ce bâtiment dont je ne sais plus rien.


En revanche, je me rappelle précisément la mosquée Vakil, d'abord parce que son décor de mosaïque, tirant vers le jaune plus que le bleu, est original,.




La principale salle de cette mosquée du XIIIème siècle présente des colonnes torsadés également insolites.




Les étudiants viennent y apprendre leurs cours en arpentant la pénombre des salles. C'est un des spectacles qui m'intriguait le plus, ces étudiants que l'on voyait partout, dans les jardins publics, les rues, les mosquées, un livre ou un cahier à la main ; ils en apprenaient par cœur le contenu qu'ils récitaient à mi-voix. Moi qui ai toujours eu d'énormes difficultés à apprendre la moindre poésie au lycée, je m'étonnais de voir des étudiants, et non des lycéens, se livrer à cet exercice ingrat. Mes propres élèves iraniens devaient souffrir de mes méthodes d'enseignement. Je ne dictais aucun résumé de la leçon en cours, laissant chacun se débrouiller de mes laïus.

Mais ce qui avait sans doute gravé profondément le souvenir de cette mosquée, c'est l'image, étonnante pour le Français de culture chrétienne, de voir tous ces gens faisant la sieste à l'ombre des murs saints. Inimaginable dans une église contemporaine où seule la musique sacrée a droit de cité et non la sourde mélopée des ronflements.


« Autrefois, quand je fréquentais les mosquées,
je n'y prononçais aucune prière,
mais j'en revenais riche d'espoir.
Je vais toujours m'asseoir dans les mosquées,
où l'ombre est propice au sommeil. »
Omar Khayyam

J'avais photographié aussi le Jardin Eram qui m'avaiit séduit sans doute par ses oranges plus  que par son décor.



En fait, je crois que j'en avais marre des monuments. Après Isfahan, Pasargades, Persépolis, je rêvais plutôt de voir des gens, d'autres gens, d'autres coutumes. Dans le bazar, on apercevait des femmes aux robes bariolées et l'envie nous prenait de continuer la route à leur rencontre.



Le tchador blanc est un vêtement de fête.


Aussi ne sommes-nous  pas restés longtemps à Chiraz. En route vers Firouzabad, en route vers le sud !

Voici une colonne de nomades qui marchent joyeusement sur la route en direction de ses pâturages d'été., femmes et enfants à pied, les hommes au repos sur les bêtes Je le constate sur mes photos : toutes ces routes sont de bonnes pistes non asphaltées. A l'époque, cela devait me paraître normal et je n'y prêtais pas attention.


Puis nous arrivons à l'oasis de Farachband où nous passons la nuit dans la maison réquisitionnée  à notre profit par la gendarmerie. Je n'ai plus de souvenirs très précis de nos différents logements pendant ce périple. Hormis dans les grandes villes, il était rare de trouver des hôtels et parfois il fallait avoir très envie de dormir pour se glisser dans des draps bruns de crasse. Il n'y a que l'odeur qui peut être vraiment gênante. J'avais résolu le problème en enroulant l'oreiller dans un de mes vêtements dont l'odeur m'était familière.  Je me rappelle que j'étais scandalisé par le comportement de ce couple de jeunes coopérants qui partaient  en voyage avec draps et oreillers.

Les conditions rustiques de logement réservait aussi de belles aventures. Je me souviens, au début de ce voyage, qu'on nous avait ouvert le hammam du village, les filles d'abord, puis les garçons. Une petite pièce dans une maison de pisé et la joie de se décrasser à fond. Une autre fois, on nous avait installé dans l'école, tous couchés en rang d'oignons par terre.

Parmi ces logements improvisés, le plus étonnant fut celui de Farachband. Les gendarmes avaient littéralement expulsé une famille de son logment malgré nos protestations et c'est le maître de maison qui nous servit à boire et à manger. Nous étions très gênés mais finalement honteusement contents.


La jeune fille était une de nos élèves en classe de philo.




On entr'aperçoit le maitre de maison en train de nous servir. Sur la nappe, le pain iranien, une sorte de galette que l'on peut rouler avec des herbes ou tremper dans du mâst, le fameux yaourt iranien.


Votre serviteur qui pouvait se permettre encore d'être échevelé.


L'autre de nos élèves qui nous avait accompagné. Elle voyageait dans ma voiture.J'étais protégé par la présence de ma femme des tentations qu'une proximité d'âge et le partage d'un espace réduit  auraient pu susciter. Surtout, c'était une élève (pas vraiment brillante, qui plus est) et cela seul suffisait à m'éviter de déraper.

Le lendemain, on avait pu visiter l'oasis pendant que les femmes se rendaient dans un campement qashqaï, ce qui nous avait été interdit. A l'entrée de la palmeraie, on est accueilli par un joueur de flute.




.Au détour d'un champ, on tombe sur cette femme un peu interloquée. Il n'y a pas de touristes à cette saison ni sans doute le reste de l'année. Il me semble me rappeler avoir ressenti comme une vilaine tentation, vite chassée, bien sûr, celle du bédouin lors d'une razzia rapide.


Heureusement, un charmant imam-zadeh appelle à la méditation plus qu'au pillage.


En quittant Farachband, nous reprenons de l'altitude et le froid, le temps gris  reviennent ; les nomades qashqaï. réapparaissent également Nous ne voyons que des femmes, qui se détournent ostensiblement et des jeunes filles qui se contentent de se cacher la bouche car le spectacle de ces 3 voitures d'étrangers est bien trop captivant.



 On aperçoit derrière ces femmes leurs tentes de poil de chameau.





 Comme les adultes, elles portent de nombreuses jupes empilées les unes sur les autres. Un mélange de haillons et de tissus de qualité, imprimés ou velours.


Plusieurs fois nous rencontrons des femmes occupées à leur lessive, juste au bord de la piste boueuse, parfois à même le fossé.



Les hommes naturellement paressent au soleil à côté des jupes qui sèchent sur les pierres, comme des fleurs multicolores.


Puis, nouvelle plongée vers la chaleur et l'oasis de Djarom.




 Ce n'est pas moi qui lui aie demandé de poser, je n'aurais pas osé. Il l'a fait, spontanément, avec beaucoup de sérieux. Il est en train de régler le partage des eaux d'irrigation entre les différents champs et j'imagine que le manche de sa pelle est courbe pour lui faciliter le travail et non par quelque fantaisie gratuite.


Nous sommes à peine réchauffés qu'il faut remonter vers le froid. Voici Yazd-e-Khvast, à 300 km au sud de  Chiraz. C'est le point le plus au sud de notre ballade et pourtant, il ne fait pas très chaud. La témpérature est douce en plein soleil.


Mais en sortant de la ville, on voit bien que l'hiver n'est pas fini ici. Si vous faites attention, vous allez repérer les jeunes femmes qui lavent leur linge au bord du ruisseau gelé.
Comme ses consoeurs, celle-ci a dû casser le glace pour pouvoir prendre de l'eau.





La remontée vers Téhéran se fait un peu plus à l'ouest, par Kazeroun, en plein territoire qashqaï. Il fait à nouveau gris et humide.



 Ces habitations en roseau sont curieuses, très différentes des tentes qashqaï. Nous ne nous sommes pas approchés.


Regardez son araire de bois, regardez les tas que forment les pierres qu'il a déjà enlevées de son champ. Comment peut-on cultiver quoi que ce soit sur une terre aussi caillouteuse ?



Lui aussi a très gentiment et spontanément pris la pose à côté de son attelage.


Un paysan croisé sur la piste. Il a gardé son manteau militaire qui est, sans doute,  son vêtement le plus chaud.



Ces jeunes qashqaï trottaient sur le bord de la piste, sur le côté opposé au sens de circulation mais quelle importance. Le trafic était totalement nul.



Je ne sais plus pourquoi ces hommes étaient rassemblés. Ils portent tous le bonnet de feutre en poil de chameau propre aux hommes des tribus qashqaï. Ce sont à l'origine des peuples turcs, venus d'Asie Centrale en plusieurs vagues, au cours du Moyen-Age . Ils parlent, parait-il une langue turque, l'azéri. Sous ce lien, un article intéressant sur les qashqaï.

C'est dans cette région qu'il m'est arrivée une petite aventure, heureusement  sans conséquence. Je ne saurai en préciser le lieu exact. Pour tout dire, je m'étais perdu et me retrouvai seul, séparé des 2 autres voitures, pour une raison que j'ai oubliée. Le soir tombait ; je roulais sur une piste qui montait dans la montagne. A bord de mon fidèle break 204, 2 femmes, mon épouse et une  de mes élèves, la brune (j'ai oublié nom et prénom).

Alors que la lumière commençait à baisser sérieusement, voilà que je crève. Rien de grave en soi, sauf que c'était la 2ème fois de la journée et que ma roue de secours était déjà utilisée. Deuxième ennui. Ce n''était pas une simple crevaison, le pneu lui-même et pas seulement la chambre à air était coupé ;par une pierre dont je n'avais pas dû me méfier dans la pénombre.

Je n'étais pas inquiet, me semble-t-l. Au pire on dormirait dans la voiture et demain, les autres partiraient à notre recherche. Les pistes n'étaient pas nombreuses. Ils nous trouveraient. 

La  nuit était bien tombée quand je vis dans la plaine que l'on dominait de quelques centaines de mètres, les phares d'un camion qui commençait à monter les lacets de la piste. Il était bien visible et rapidement on entendit le bruit de son moteur en plein effort.  Ce camion représentait peut-être le salut, peut-être  aussi des ennuis sérieux. C'est à ce moment que je commençais à m'inquiéter. Seul avec 2 jeunes femmes je ne me sentais pas très à l'aise. Je me rappelle très précisément la scène qui avait quelque chose de cinématographique, avec ce camion qui montait péniblement, ma voiture immobilisée sur son cric et les 2 femmes  qui n'en menaient pas large.(pas plus que moi d'ailleurs).

Finalement le camion s'immobilisa au milieu de la piste. Trois gaillards en descendirent. Ils comprirent immédiatement la situation et prirent les choses en main pendant que je les regardais faire, complètement passif et inutile. Ils découpèrent un gros morceau de l'autre pneu crevé, qui était, lui aussi, endommagé, placèrent la pièce à l'intérieur du pneu à réparer. Ce n'était pas très élégant, on voyait le trou mais la pièce suffisait à retenir et à protéger la chambre à air qu'ils avaient réparée classiquement. : ils avaient le matériel nécessaire car leurs gros pneus ne devaient pas être à l'abri de pareille mésaventure. Puis, l'un d'eux débrancha le tuyau du compresseur qui mettait les freins en pression (je revois ce geste décidé qui m'avait impressionné) et voilà mon pneu réparé et gonflé. J'ai cru qu'ils allaient se fâcher quand je voulus leurs donner quelques tomans. Sans attendre, ils remontèrent dans leur engin et repartirent après avoir passé une bonne demi-heure à nous sauver la mise.

Je ne sais plus comment nous nous sommes retrouvés mais nous y sommes parvenus le soir même. Mes camarades étaient naturellement assez inquiets, mais nous n'eûmes pas à dormir dehors dans la nuit plutôt fraiche. Je ne sais pas non plus où j'ai pu trouver un pneu de rechange. Peut-être à Chiraz, plus vraisemblablement dans une petite ville avant. L'essentiel, c'est que la réparation de fortune tint jusqu'à ce que je trouve un pneu neuf. Ce n'était pas un pneu identique aux 3 autres. Il était de conception ancienne, ce n'était pas un pneu radial.  Sa bande de roulement était plus étroite et son diamètre légèrement plus grand. Cela peut paraître étonnant, mais je vois encore le dessin de ce pneu. Je n'hésitais pas longtemps et je le pris car je ne voulais pas prendre le risque d'une nouvelle panne. A l'arrêt la voiture avait une allure un peu déhanchée, elle était devenue instable et zigzaguait un peu, suivant le pneu sur lequel elle s'appuyait. mais c'était un pneu arrière et nous pûmes rentrer ainsi à Téhéran sans autres aventures. 

Je n'ai gardé aucun souvenir de ces 1000 kms, sinon celui d'un court arrêt à Suse par une fin de soirée grise et venteuse. Aucune ruine spectaculaire, seulement un nom qui faisait rêver et partout sur le sol des morceaux de terre cuite gravés de symboles cunéiformes. Je n'osais pas en prendre un, alors qu'ils jonchaient le sol sur, semble-il, de grandes surfaces, sans susciter le moindre intérêt archéologique. Je regrette encore aujourd'hui de ne pas avoir piqué un de ces petits vestiges des 1ères écritures.

Je clos mes chroniques iraniennes sur le regret de ce larcin non consommé. Le tourisme n'est-il pas  une espèce de vol dont la photographie est la forme la plus vénielle ? Mais ces 2 années ne furent pas qu'un séjour touristique ; elles resteront à jamais nimbées de l'aura de la jeunesse, de la vie collective au sein d'une  bande de copains insouciants ; elles sont aussi illuminées  par la beauté prenante de ce pays et la découverte d'autres mœurs et d'autres cultures. Pour plusieurs d'entre nous, ce séjour décida de leur vie.  Deux d'entre eux sont devenus des spécialistes de l'Iran, certains s'y sont mariés.

Pendant longtemps, nous avons continué à nous voir . Puis la vie m'a séparé de certains que je ne sais comment rejoindre. D'autres sont restés des amis toujours proches. L'Iran est pour nous tous une partie essentielle de notre imaginaire, de notre vision de la vie.

J'ai naturellement envie de confronter la réalité de l'Iran d'aujourd'hui à mes souvenirs d'hier. Je sais ce projet dangereux. On n'inverse pas impunément la marche des ans pas plus qu'on ne retourne dans l'hiver quand est venu le moment du printemps. Il y a un an, le hasard  m'a fait retrouver la trace d'un ami de lycée  qui me fut très cher et que je n'ai pas revu depuis plus de 40 ans. Je vois bien que, passé l'enthousiasme de ces retrouvailles annoncées, nous ne mettons pas beaucoup d'énergie à tâcher de les concrétiser. La peur de voir sur le corps de l'autre les traces de sa propre déchéance, surtout la concrétisation de cette évidence tirée de nos parcours si différents qu'hier tout était possible et qu'aujourd'hui nous avançons sur des rails dont nous sommes prisonniers et qui nous emmènent vers un  but trop bien connu, tout cela refroidit les courages les mieux trempés. Nous y arriverons car nous avons aussi besoin de toucher du doigt des vérités, douloureuses, mais nécessaires,  pour accepter, sans trop de jérémiades, de "quitter le festin", comme disaient les stoïciens.

Pour l'Iran, j'en suis moins certain car les freins ne sont pas que psychologiques. J'ai manqué, il y a 2 ans, y retourner avec des amis que j'ai gardés de cette période heureuse. Malheureusement cela ne s'est pas fait et sans doute ne se fera pas. Dommage ?

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