
Au printemps 1977, j'ai visité le M’Zab, au sud d’Alger. L’essentiel des photos qui illustrent cet
article ont été prises lors de ce passage de quelques jours à l’issue d’un
voyage d’études en Algérie. Dans le cours de ma scolarité à l’ENA, il fallait
choisir, à l’époque, 2 options en plus des enseignements obligatoires. J’avais
choisi Culture (et pour cette option-là je, fis un voyage à l’automne 1977 en
Pologne) et l’Algérie. Ces options impliquaient des cours, des rencontres et se
traduisaient in fine par des rapports et l'attribution de notes. Ils étaient aussi l’occasion
de voyages que les plus débrouillards organisaient avec force sponsors.
Je n’avais pas choisi l’Algérie
sans motif personnel. La guerre d’Algérie n’était pas si loin. Elle avait été
l’occasion de mes premières interrogations politiques et de mes premiers
engagements. C’est en 1960 qu’à l’instigation de mon meilleur copain de
l’époque, j’avais participé à ma première manif, à Limoges, contre la poursuite
de la guerre d’Algérie. J’étais impatient de voir comment l’Algérie évoluait.
Notre statut d’élève de l’ENA nous permettait de rencontrer des responsables,
ministres et chefs d’entreprise et de visiter les réalisations de l’Algérie
socialiste. Ainsi je pourrais compléter mes impressions de touriste lors de mon
premier voyage.
J’étais allé en Algérie une
première fois en septembre 1973, dans un contexte également professionnel. Je
me souviens bien de la date (contrairement à mon voyage dans le M’Zab, dont
j’infère la date précise à partir de divers indices). C’est à la terrasse d’un
café d’Oran où je prenais mon petit déjeuner, le 12 septembre 1973, que
j’appris, en lisant un journal algérien, l’assassinat d’Allende, la veille ;
un autre fameux et tragique 11
septembre que je n'ai jamais oublié.
Ce 1er séjour à Oran avait
été assez troublant pour le jeune partisan de l’Algérie indépendante de mes
années de lycée. Je présidais le jury de bac venu de Marseille, où j’étais prof
pour encore 2 mois, avant de me lancer justement dans la préparation du
concours d’entrée à l’ENA. Après avoir corrigé l’écrit depuis Marseille, notre
jury était venu faire passer les épreuves orales du bac français. Je ne sais
pas si cela existe encore. Je ne me souviens pas non plus s’il s’agissait d’élèves
préparés par un établissement français ou sous contrat avec la France , mais il s’agissait
bien du même bac (de philo) qu’en France.
Le déroulement des épreuves sur
une durée de près de 2 semaines, avait été assez rock n’ roll. Je me souviens
notamment des pressions que j’avais reçues pour garantir le succès d’une jeune
candidate. « Ses parents étaient richissimes, avaient un voilier sur
lequel ils aimaient bien recevoir, etc. » Heureusement, la jeune fille
était excellente et je n’eus pas à mettre ma conscience à l’épreuve. Je ne suis
pas monté sur le bateau non plus.
Dans une rue d'Oran
Le prof d’histoire-géo était un pied
noir, jovial et dynamique mais il avait adopté une attitude assez
déplaisante ; il ne cessait de comparer l’Algérie qu’il avait quittée 11
ans plus tôt avec l’Algérie socialiste de Boumediene. Il faut dire que de
nombreuses occasions d’exercer sa verve satirique lui étaient données. La ville
d’Oran, au demeurant charmante, avait pris déjà un air gentiment délabré avec
la sur-occupation des immeubles coloniaux. A la gare de Bel Abbès où nous
reprenions le train pour rentrer à Oran après une escapade dans sa ville natale, il
avait eu beau jeu de rire des cheminots algériens qui n’arrivaient pas à faire
décoller un train de marchandises, malgré le rugissement des 2 locomotives
diesel, polonaises ou tchèques, je ne sais, qui patinaient sur les rails. Les freins
du convoi devaient être serrés à bloc.
Je peux comprendre la réaction de
celui qui s’estimait chassé de chez lui. Mais il regrettait un passé qui
n’était guère glorieux. Je me rappelle un déjeuner au Rotary (ou Lyons) Club
d’Oran où il m’avait emmené. La salle de restaurant dominait le port de
plaisance. Il y avait là quelques européens restés après 62 et des notables algériens
dont on comprenait qu’ils avaient dû savoir pactiser avec le colonisateur.
C’était un petit ilot réactionnaire, au sens propre du terme, qui abreuva mon
pied-noir d’anecdotes qui n’étaient pas destinées à le faire changer d’avis sur
l’Algérie algérienne. J’ai retrouvé quelquefois dans certains cercles d’outre-mer
cette atmosphère malsaine où le mépris du bon peuple cimente des alliances
improbables entre nantis et profiteurs de leurs miettes.
Il y eut heureusement d’autres
rencontres. D’abord, ce pharmacien de Tlemcen qui nous reçut somptueusement. Je
m’étais jeté sur les côtelettes d’agneau aux amandes, sans imaginer qu’il ne
s’agissait que d’une entrée et j’avais manqué vomir d’enfourner, malgré mon
écœurement, force méchoui pour tenir mon rôle d’hôte comblé.
L’étonnante conversation qui se déroulait alors, détourna mon attention et me
sauva.
« Tu ne fricotais pas un peu
avec le FLN, demanda à notre hôte, le prof d’histoire-géo.
- Mais bien sur ! Je faisais
mieux que fricoter, comme tu dis. Tu ne t’en étais pas aperçu ? Et X, le
juif que tu aimais bien, il était aussi avec nous, etc… ».
Ils évoquèrent ainsi plein de
souvenirs, des souvenirs communs, sans doute, mais communs d’une bien étrange
manière, puisque évocateurs de moments effectivement partagés, mais dans le
mensonge et la
dissimulation. Et les voilà, malgré ce passé, malgré cette
guerre si brutale, en train de bavarder comme les anciens amis qu’ils étaient
aussi. Tout cela, 11 ans seulement après.
Je n’arrivais pas à comprendre
vraiment ce qui se passait, je n’y arrive toujours pas, mais ce mystère avait
quelque chose de réconfortant.
Le week end, nous étions partis, mon prof d’histoire-géo aux raisonnements qui rappelaient l’ancien OAS,
et moi, jusqu’à Bel Abbès, sa ville natale. Nous étions passés devant sa maison ;
il avait fait preuve, pour une fois, de délicatesse, nous étions restés au
loin.
Puis nous avions quitté à pied la
ville poussiéreuse pour aller marcher dans les champs de son père. C’était
(encore ?) des vignes. Là, je pouvais comprendre son émotion, moi qui
passe, chaque fois que je vais à Annecy, devant la maison de mon enfance, avec
le même petit pincement au cœur. Mais je n’avais encore rien vu.
Un homme d’un certain âge, vêtu
comme un paysan, vint à notre rencontre, intrigué par ces 2 européens qui
marchaient au milieu des vignes. Puis, brusquement, il se jeta dans les bras de
mon ami, des larmes dans la
voix. J ’ai oublié, comme d’habitude, les paroles qu’ils se
sont dites. En revanche, je me souviens toujours très bien des ambiances, car à
défaut de retenir les paroles, je n’oublie pas leur musique. Ce que l’ancien
ouvrier agricole nous jouait là, c’était incontestablement « le retour de
l’enfant prodigue ».
Cette scène, qu’on dirait tirée
d’un roman sentimental, a, bien sûr, des significations diverses. Elle dit
peut-être quelque chose, ou peut-être rien, de généralisable, mais j’y ai bien
assisté et elle continue à me troubler. Comment ne pas regretter notre sottise
d’humains incapables de lâcher du lest avant d’être envoyés par le fond ?
Oran 1973
A Oran, un lieu permet d’évoquer
une autre forme de la sottise humaine, Mers El Kébir qu’une colline sépare de la ville. A l’époque, la
rade était complètement vide.
Les épreuves du bac terminées, j’avais
pris quelques jours pour descendre dans le sud pour admirer le désert. Ma femme
vint me rejoindre et nous partîmes en
bus pour Taghith, à 750 kms d’Oran, en passant par Aïn Sefra et Béchar.
Ce fut pour moi la découverte du
désert de sable. Depuis les dunes qui menaçaient Taghith, on apercevait le Grand Erg occidental ondulant à l’infini. Nous
avions montés, un matin, avant le lever du soleil, les 100 ou 150m de la dune qui
surplombait l’oasis. Craignant que le soleil ne nous devance, nous avons escaladé la pente raide aussi vite que possible, dans un sable si fin qu’il
semblait s’ébouler de l’exacte hauteur de notre enjambée, nous condamnant à
faire du sur place. En fait, nous montions mais au prix d’un effort dont je me souviens
encore. Et pourtant j’étais diablement entrainé à l’époque.
Au retour, je regrettais presque les plaisanteries de mon prof d’histoire-géo. Il aurait adoré la petite scène qui s’était déroulée à
l’aéroport. Air France pratiquait un surbooking effréné. Un Algérie important,
que nous avons vu passer devant nous sans la moindre gêne, avait obtenu notre
place. Il n’y avait plus de siège disponible sur l’avion de Marseille et l’on nous
positionna sur un vol à destination de Toulouse, en nous payant le train Toulouse-Marseille. Pour nous dédommager, on nous
surclassa en 1ère. Manque d’habitude ou de contrôle de soi, je débarquais de l’avion complètement ivre avant
de prendre le train pour Marseille. Je venais d'avoir 29 ans.
En 1973, je n’avais fait que du
tourisme. J’aspirais à sortir de l’anecdote, toujours difficile à interpréter
et j’étais impatient de rencontrer des responsables politiques et économiques qui
me feraient comprendre l’Algérie présente, celle qui avait nationalisé les
hydrocarbures et développait une économie socialiste.
J’ai tout oublié des
enseignements reçus à Paris dans le cadre de cette option « Algérie »
comme du rapport rédigé à l’issue du voyage d’études dont je ne garde que
quelques souvenirs épars : la visite d’une aciérie avec le magnifique
spectacle du métal fondu qui coule comme de l’eau ; le passage dans
l’antique Hippone dont je ne vis pas grand-chose, suffisamment toutefois pour développer
une rêverie autour de Saint Augustin (à qui je dois, j’en suis certain, mon
succès à l’agrégation de philosophie ; mais c’est une autre histoire), la
rencontre de quelques ministres que leur parcours avaient déjà bien éloignés de
la France :
études en URSS ou dans les pays de l’est, séjours à l’étranger, etc. Aucune
trace d’anciennes relations de sujétion à la France et une assurance tranquille
dans l’avenir du pays. Voilà qui nous changeait de l’image de l’éboueur ou de
l’ouvrier des travaux publics croisé dans les rues de Marseille.
Pour être franc, j’avais été
plusieurs fois gêné par le comportement de certains de ces responsables, bien
différent de l’austérité, affichée mais aussi, je crois, tout à fait réelle, de Boumediene. Je pense notamment au
ministre de l’industrie, vrai potentat oriental fier de l’étalage de son luxe (il
eut d’ailleurs de sérieux ennuis par la suite). Mais je chassais vite cette
impression. On connaît les travers des hommes et notamment des hommes
politiques. Ce qu’ils font compte plus que ce qu’ils sont. J’avais
malheureusement tort. Beaucoup ont noté l’importance de la corruption dans le
discrédit du régime piloté par le FNL.
Puis, le voyage officiel terminé, nous sommes partis à 6 ou
7, pour une visite du M’Zab, pendant quelques jours. Ma femme était venue,
cette fois aussi, me rejoindre à Alger et nous avons franchi en bus les 600 kms
qui séparent Alger de Ghardaïa, la capitale du Mzab. Je ne me souviens pas du
voyage aller qui avait mal commencé, l’un d’entre nous s’étant fait voler son
portefeuille dans la bousculade du départ. Ce fut sûrement un voyage assez
pénible mais instructif. Il me semble que nous avons voyagé de nuit, ce qui
paraît raisonnable, mais je n’en suis plus très sûr.
Nous avons logé dans un petit
hôtel situé dans la palmeraie, au pied de la ville, un hôtel qui avait beaucoup plus de charme que
de confort. Sa petite piscine verdâtre, couverte de feuilles d’eucalyptus,
était fort jolie, pas suffisamment pour nous inciter à nous baigner dans son eau épaisse. Rien à
voir avec celle de l’hôtel construit par Pouillon 3 ans plus tôt, hôtel luxueux qui dépassait
de beaucoup nos moyens.
Pendant le voyage d’études proprement dit, nous logions à Sidi Ferruch,
à une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, dans un autre hôtel Pouillon,
magnifique, car nous avions réuni pas mal d’argent de divers mécènes. Depuis 1966, Fernand Pouillon, condamné en France et radié de l'ordre des architectes (il sera réhabilité par la suite et encensé à la fin de sa vie pour son architecture inventive et peu coûteuse) vivait et travaillait en Algérie. C’est dans cet hôtel de 1968 que nous avions dîné avec Paul Balta dont les gens de ma génération se
souviennent avec émotion. Correspondant du Monde de 73 à 78, il était traité
comme un chef d’Etat par le personnel de l’hôtel. J’avais été choqué, à
l’époque, par le plaisir qu’il semblait trouver à cette déférence ostentatoire. Cela n’enlevait rien au fait
que ses articles du Monde étaient soigneusement lus, découpés, archivés et
ressortis dans les copies des potaches que nous étions. Mais à Ghardaïa, nous
étions redevenus de simples touristes et nous retrouvions nos moyens personnels
habituels. Fini le luxe.
Dans le grand hôtel Pouillon,
nous n’avons pas logé mais sommes allés y admirer le coucher de soleil tout en
piquant une tête dans sa piscine. Je préférais, toutefois, de très loin, notre
petit hôtel dont le charme désuet nous ramenait des années en arrière, dans un
pays d’avant le tourisme de masse.
Au lever du jour
Mais l’important, c’est de
déambuler dans les rues de Ghardhaïa et des 4 autres villes traditionnelles que
nous avons arpentées toutes, sans en
négliger aucune. Nous sommes même allés en taxi, ma femme et moi, voir la plus
éloignée, Al Ateuf, à une dizaine de kms.
Je me souviens encore du
merveilleux silence qui régnait sur le plateau désertique d’où l’on admirait la
ville. Un silence absolu, total, un paysage, immense, aux lignes épurées, comme réduit à la simplicité d'un jardin zen
Alors, place au silence et aux
souvenirs en images. Voici d'abord la capitale du M'Zab, Ghardaïa.
Ghardaïa, le matin
Au matin, depuis l’oued ; Difficile à imaginer mais il peut devenir
dévastateur. En octobre 2008, l’inondation a fait plus de 30 morts. Il y a des
vidéos hallucinantes sur YouTube.
La ville ancienne n’est pas construite par hasard sur le rocher.
La
ville moderne a dû s’étaler dans la plaine.
Celle-ci est explicite, même si la
présence de l’enfant jette le trouble. Le message est-il plus complexe qu’on ne
croit : il ne faut pas se tenir par le bras en public mais vite rentrer
chez soi pour faire des enfants ? La signification du panneau suivant est
encore moins claire pour ceux qui ne lisent pas l’arabe.
Imaginons une traduction très
libre : « Tenir les enfants par la main, ne pas laisser divaguer les
ânes »
De toute façon, nous étions les seuls
touristes, ce qui paraît inimaginable aujourd’hui. Les Européens qui
apparaissent sur certaines photos, ce sont les membres de notre groupe et eux seuls.
Les rues présentent des ambiances très
différentes mais toujours très colorées.
Les femmes sont rares et toujours
pressées, sauf lorsqu’il leur faut faire une halte pour reprendre leur souffle.Les mozabites sont pour l'essentiel des Ibadites, un courant rigoriste de l'Islam qui prône le respect strict, à la lettre, des préceptes du Coran. Curieusement, l'ibadisme, qui se distingue du chiisme comme du sunnisme, est surtout présent, très loin de là, dans le sultanat d'Oman.
Même si les femmes sont voilées, les
petites filles vont à l’école.
Enfin, toutes ne vont pas à l’école et
toutes ne sont pas voilées, comme ces nomades dont la liberté d’attitude
tranche avec celle des citadines, cloîtrées mais tout aussi curieuses.
La rue est exclusivement masculine. Ce
sont les hommes qui font les courses, même lorsqu’il s’agit d’étoffes pour
leurs femmes.
Les femmes, on les retrouve sur les
terrasses. C’est là qu’elles échappent à l’étouffement des maisons, comme à la
curiosité des hommes. En voici un exemple, mais vous en découvrirez peut-être
d’autres, sur d’autres photos.
Je sais que les murs aveugles des maisons cachent souvent de véritables
petits paradis intérieurs, avec leur patio et leur verdure, que l’on entrevoit parfois,
le temps d’un éclair. Mais ce sont justement des paradis minuscules. Même si
elles ne sont conscientes que du côté pratique de l’étendage du linge, je suis
certain que les femmes sentent, sans se l’avouer, combien l’horizon large, la
perspective ouverte, leur conviennent mieux que l’étroitesse du foyer
fermé sur lui-même.
Les habitants de Ghardaïa qui aiment les couleurs vives se sont jetés sur les paniers en plastique de couleur. On en voit beaucoup sur le grand marché qui fait la gloire de la ville.
Quand j’ai retrouvé cette photo, j’ai
été très déçu car elle ne traduit absolument pas l’impression ressentie alors. Ces
3 touaregs se tenaient un peu à l’écart et ne participaient pas à la fièvre
commerciale générale. Ils affichaient une supériorité hautaine et distante et
personne n’osait les regarder. Ce qui créait comme un vide autour d’eux. Pour
tout dire ils étaient un peu inquiétants. Une fois ma photo volée dans la
précipitation (je n’ai pas attendu que ces passants disparaissent), je m’étais
précipité au loin, m’attendant à me faire héler d’une voix peu amène. Mais non,
ils se moquaient de tout et de tous et n’avaient que faire de moi. Malheureusement
je ne retrouve rien de cela dans ma photo.
Il y a aussi dans la ville des
lieux plus calmes…
…où il fait bon deviser entre amis et même circuler en vélo
dans les ruelles étroites.
Et si l’on veut plus de calme, on peut toujours s’évader
dans la palmeraie aux portes de la ville.
Le charme provincial des 4 autres palmeraies, Melika et Bou Noura (toutes proches), Ben Isguen (la sacrée) et Al Ateuf à une dizaine de
kilomètres, est bien réel. Les voici,
pèle mêle.
Ben Isguen
Nous ne sommes pas repartis en
autocar mais en avion. C’était un tout petit avion, d’une dizaine de places, me
semble-t-il. Il volait très bas et ce survol du désert à basse altitude fut un
enchantement. Je me rappelle cette ligne nette qui, brusquement, marqua la fin
du désert, comme si on quittait un monde pour un autre.
Si le vol fut sans histoire, le
départ avait été laborieux. Comme il s’agissait d’un petit avion, le pilote
surveillait le pesage des bagages mais aussi des passagers. Devant nous, un
couple d'Européens, autour de la cinquantaine, mais portant beau. Madame, qui ne me
semblait pas particulièrement replète, refusait énergiquement de monter sur la
grande balance dont l’énorme cadran nous faisait, malencontreusement, face.
C’est vrai, le positionnement de cette balance était bizarre. Pourquoi ne pas
le tourner de l’autre côté, ce qui aurait été plus discret et plus pratique
pour le personnel ? Mais certains passagers y trouvaient peut-être
l’avantage de se faire peser gratuitement.
Ce n’était pas l’avis de la dame
qui devait avoir sûrement l’habitude de monter, dans sa salle de bains, sur une
superbe balance, loin de tout regard, y compris de son compagnon.
La situation était bloquée,
aucune des 2 parties ne voulant en démordre.
Son mari eut alors une idée
géniale que j’aurais aimé avoir. Mais je suis certain qu’elle ne me serait
jamais venue à l’esprit, tout agacé que j’aurais été et ne voulant pas, moi non
plus, en démordre : « Arrête d’être stupide, tu ne vois pas que tu
retardes tout le monde, allez, monte sur cette balance! ». Que mes
compagnes veillent bien me pardonner cette goujaterie que j’aurais
sûrement commise mais que les circonstances m’épargnèrent !
La mise en œuvre de son idée
géniale fut toute simple, dans le genre « un petit pas pour moi mais un
grand plaisir pour toi ». Il monta sur la balance et la fit venir auprès
de lui. La grosse balance avec son gros cadran avait au moins cet avantage de
pouvoir accueillir 2 personnes, nos 2 cinquantenaires dont on ne connut
jamais le poids individuel. Mais ce n’était pas important pour le pilote que
seul le poids global de ses passagers intéressait. Il eut l’intelligence, même
s’il dut trouver le comportement de la dame absurde pour ne pas dire incompréhensible,
de ne pas s'arc-bouter sur la règle qu’il avait édictée. Et nous montâmes tous,
individuellement, sur la balance et, enfin, dans l’avion.
Ces questions d’équilibre de l’avion sont naturellement sérieuses et
l’on a tous dû, une fois ou l’autre, changer de place dans un avion
insuffisamment rempli, pour assurer l’équilibre avant /arrière. Mais il ne faut
pas oublier, non plus, l’équilibre latéral. Cela peut donner lieu à des scènes
aussi cocasses qu’à Ghardaïa. Le petit avion qui relie Wallis et Futuna (250
kms) doit emporter du carburant pour 1 000 kms, car il n’y a pas de
kérosène à Futuna et l’avion doit pouvoir revenir se réfugier à Futuna, même en
approche de Wallis, lors de son voyage de retour, si les conditions météo
l’exigent. D’où 2 allers et retours sans
ravitaillement. Le bimoteur à hélices ne peut donc prendre qu’un petit nombre
de passagers. Ajoutez à cela que les wallisiens sont énormes, très grands et
très gros. J’ai vu ainsi le pilote intimer l’ordre au Président du Conseil
économique et social de Wallis et Futuna, déjà affalé sur son siège (sur plusieurs d'ailleurs), de changer
de côté pour rééquilibrer l’avion : le poids d’ un seul homme suffisait à
mettre l’avion en danger !
Je ne sais pas qu’elle était la
profession de ce voyageur qui quittait Ghardaïa. Diplomate ?
Politique ? ou simplement un quidam suffisamment attentif à sa femme pour
trouver cette solution, véritable œuf de Colomb, qui montre qu’il y a souvent,
dans les situations bloquées sur des principes, une issue qui satisfait aux
exigences des 2 parties. On sait aussi que le mutuel avantage ne suffit pas,
souvent, à faire renoncer aux principes et à la joie mauvaise de l’affrontement
inutile.
Ainsi se termina ce voyage en
Algérie. Je n’y suis jamais retourné depuis. Je le regrette. J’étais rentré
avec un certain optimisme sur la capacité du régime à redonner au pays sa fierté
d’avant et à son peuple un confort de vie qu’il n’avait jamais connu. La
lecture des journaux, les reportages de la télévision ne rassurent pas sur
l’atteinte du 2ème objectif.
Quant à l’islamisme radical, nous ne pensions pas une seconde qu’il
prendrait les formes violentes de la guerre civile L’idéologie socialiste de
l’époque nous semblait l’exclure. Mais Boumediene mourut en 1978 et la guerre
civile commença en 1990. Dans un article de 1994, Paul Balta, qui faisait
l’essentiel de notre opinion sur l’Algérie, reconnaît qu’il n’avait pas
imaginé, lors de son départ en 1978, le péril aussi proche ni aussi grand. Il y
voit 2 grandes causes : la corruption et une démographie galopante. D’où
une misère et un sentiment de révolte auxquels les professeurs venus du Proche
Orient dans le cadre de l’arabisation à marche forcée ont donné une idéologie,
l’islamisme radical.
merci beaucoup pour ces belles photos est ce que t'as d'autres de bousaada
RépondreSupprimerMerci. J'ai malheureusement publié la quasi totalité des photos prises à l'époque.
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