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jeudi 22 septembre 2011

Afghanistan 1972





J'ai regardé pendant de longues minutes ces 3 visages de fillettes : une jeune fille qui éclate de rire, une plus jeune qui se cache à moitié en se blottissant contre la plus grande, tout en portant sa petite soeur (c'est bien une petite fille avec ses anneaux dans les oreilles et son joli geste du doigt). Je ne garde aucun souvenir de la scène. Pourquoi la plus grande rit-elle ? Est-ce moi qui l'ait faire rire ? A-t-elle fait une plaisanterie que je ne pouvais comprendre ? Que sont-elles devenues toutes les 3, aujourd'hui, 40 ans plus tard ? Sont-elles mariées, mères, voire grands-mères ou bien disparues de la surface de la terre ?

Cette question, je me la suis posée bien souvent, en scrutant les visages de ces Iraniens en âge de combattre lors de la guerre italo-perse, ou des Libanais qui avaient 20 ans en 1975, au début de la guerre civile. Mais ces jeunes filles, pourquoi craindre pour leur vie, pourquoi s'inquiéter de leur devenir ?

D'autres enfants se sont joints au groupe.



Cette photo, je l'ai prise  en juillet 1972, à Hérat, en Afghanistan.  C'était 7 ans avant l'invasion russe ; c'était 24 ans avant la prise du pouvoir  par les talibans ; c'était 29 ans avant l'intervention de l'OTAN pour les en chasser avant de leur préparer un vraisemblable retour. Ont-elles connu la joie formidable du départ des armées russes en 1989, ou celles des talibans, il y a 10 ans, comme les personnages des "Cerfs-volants de Kaboul, le terrible roman de Khaled Hosseini ? Sont-elles inquiètes de leur retour ou bien seulement indifférentes, car tout change et pourtant rien ne change.

On remarquera, tout en bas de la carte, la ville de Zahedan, en Iran, où j'étais allé l'année précédente.

 Quand je suis venu à leur rencontre, j'étais loin de penser à cela. C'était un voyage touristique, le dernier avant le retour d'Iran, vers une France que je ne devais plus quitter durablement, un dernier effort vers l'est, vers Kaboul, les statues de Bamiyân, et les lacs de Band-é-Amir. (cf. mes 10 précédentes chroniques sur l'Iran).

Nous étions 3 dans ma vaillante 204, ma femme, un ami, également coopérant comme moi, Marc P. et moi-même, pour un voyage de près de 3 000 km aller (notre fille de 2 ans était déjà rentrée par avion en France. Elle était partie, sans se retourner, avec ce mélange de confiance et de fatalisme propre aux enfants, une main pour son nounours, l'autre pour cette femme complaisante qu'elle ne connaissait pas, tête blonde et jupette blanche dans la cohue de l'aéroport de Téhéran.). Je n'ai pas de souvenirs précis jusqu'à la frontière irano-afghane que l'on passait, à l'époque, sans difficultés particulières. Juste un souvenir de Mashad, la ville sainte iranienne à 900km à l'est de Téhéran, avec ses ruelles tortueuses autour de la grande mosquée et ses cafés où l'on tendait un rideau pour isoler les femmes en famille des hommes seuls (il n'y avait pas de femmes seules ; c'eut été impensable, c'est toujours impensable).

En revanche, je garde un souvenir précis de Hérat, de ce qui m'a frappé violemment, de cette misère totale de gens loqueteux, de marchés où l'on distinguait à peine les marchands des clients tant les étals étaient chiches, tant les marchands semblaient plus nombreux que les clients.




Peut-on imaginer que l'on entre dans la 2ème ville du pays.


Difficile de se promener, l'appareil de photo en bandoulière. Pourtant, ce n'est pas la même misère que chez nous, la misère de ceux que l'on appelle les exclus, car ils vivent, misérables, au milieu d'une population aisée qui ne les voit même plus. Ici, tous sont extrêmement pauvres, mais ils ne sont pas exclus, ils sont comme tout le monde. C'est toute la société qui vit dans le dénuement.

Je me souviens encore de cet homme buvant son thé sur un tapis en lambeaux,
à peine plus miteux que ceux qu'il vendait. C'était au pied de la forteresse.

 D'où l'impression inoubliable d'une population pauvre mais digne, car elle ne se sent pas la victime d'une oppression ou d'un ostracisme. Elle ne connait sans doute qu'à peine l'existence d'autres univers où la vie est facile. Il n'y a pas de télévision, les voyageurs sont rares et appartiennent souvent à l'espèce débraillée des hippies. Certes, il y a des riches, mais c'est dans l'ordre des choses puisque cela a toujours existé.



Nous n'avons pas cherché à visiter les monuments de la ville.



 La citadelle était inaccessible, quasiment en ruines.



J'ai vu, sur Internet des photos qui attestent qu'on l'a reconstruite (ou plutôt, d'ailleurs réinventée, semble-t-il) ; paradoxe d'un pays où l'on transforme les édifices en ruines et les ruines en édifices.



Nous étions fascinés par ce peuple, tantôt affairé, en groupes compacts de marcheurs vers je ne sais où, tantôt paressant en interminables papotages. Pratiquement pas de véhicules particuliers, peu de vélos, des camions et des bus et surtout, des hommes à pied, des chameaux, des ânes et des charrettes.




Les charrettes n'ont pas changé. Mêmes couleurs des roues, mêmes harnachement de pompons pour les chevaux.



Les camions non plus n'ont pas changé. Toujours surchargés, peinturlurés de couleurs criardes, ils transportent indifféremment et même simultanément, hommes et marchandises.


en 1972...

... et aujourd'hui. On remarquera le bizarre emplacement de la plaque minéralogique.
http://www.geo.fr/photos/vos-reportages-photo/quatre-mois-en-afghanistan/retour-chez-soi

Et nous avons, nous aussi, marché, marché dans la poussière au milieu de gens plutôt bienveillants malgré notre voyeurisme. Nous n'avons pratiquement  pas vu de femmes, habillées généralement d'un tchador et non complètement couvertes de leur burqa. Ce voile intégral, d'un beau bleu soutenu, qui couvre le femme d'un seul bloc, de la tête au pied, avec un fin grillage de toile devant les yeux, est un vêtement de bourgeoises et non de paysannes. On ne le verra, assez rarement d'ailleurs, qu'à Kaboul.





Avant de quitter Hérat, je voudrais vous inviter à lire cet article de la Tribune de Genève. Je ne sais si, comme moi, vous êtes exaspéré par cette manie des journalistes : chaque victime est enjointe de dire à quelles conditions elle va pouvoir "faire son deuil", le corps retrouvé, l'assassin en prison, etc. Une sorte de vulgate officielle, une psychologie de la douleur (avec les fameuses et aussi insupportables "cellules psychologiques") doublée d'une incitation à la vengeance, est inculquée sans relâche, au point que ce prêche aussi stéréotypé que les "éléments de discours" de nos ministres, est désormais repris par chacun comme un cri jailli du fond de son coeur. Beau succès, il n'aura fallu que quelques années pour expliquer aux gens qu'ils ne peuvent surmonter un drame sans une assistance officielle ou que l'on ne peut "tourner la page" sans cadavre à ensevelir ni criminel à haïr.

Cette directrice d'une école installée à proximité des Twin Towers qui, ayant perdu sa soeur dans l’attentat, vient à Hérat pour créer une école afin de bien s'assurer qu'elle n'a pas de haine contre les Afghans ni contre les Musulmans en général, est simplement admirable. J'ai même souri avec émotion quand elle refuse qu'on la prévienne de l'identification de nouveaux morceaux du cadavre de sa soeur : "Ma soeur n'est pas un puzzle". Que penser en revanche de ce service où 5 spécialistes travaillent à plein temps depuis 10 ans pour poursuivre cette macabre et stérile  identification ?

A partir d'Herat, la route pique résolument vers le sud jusqu'à Kandahar, puis décrit un large arc de cercle pour remonter vers Kaboul en contournant le massif montagneux qui occupe tout le centre de l'Afghanistan. Le paysage est monotone, un vaste plateau dénudé à l'herbe rare et rase.



Avant d'arriver à Kandahar, il nous est arrivé une petite aventure ; comme dans les livres. Je veux dire qu'il nous est arrivé quelque chose que l'on peine à croire quand on en lit la description dans un livre mais dont il faut bien convenir qu'elle existe puisqu'on l'a vécue. Une tempête de sable.

J'ai le souvenir, gosse, d'avoir lu des récits d'aventure décrivant la caravane ensablée, les chameaux qui tentent de se protéger tant bien que mal,  les hommes aveuglés et à moitié étouffés, l'obscurité qui tombe brutalement, etc. Il faut dire qu'à l'époque, l'Algérie n'avait pas encore entamé sa guerre de libération, le Sahara était encore une terre française qui faisait rêver les petits écoliers, éberlués devant la carte de l'Union française accrochée au mur de la classe.

Eh bien oui, la tempête de sable, cela existe, comme dans les livres ! La nuée sombre que l'on voit à droite de la voiture, le vent et, à peine croyable, l'obscurité qui tombe dans le crissement du sable sur la carrosserie. Je mes suis garé sur le bas côté car il était impossible de continuer. Puis, le calme est revenu rapidement. L'épisode avait été suffisamment bref pour ne pas pas rendre la route dangereuse. Et nous avons pu poursuivre jusqu'à Kandahar.

De cette ville, non plus, je n'ai gardé aucun souvenir, si ce n'est qu'elle ne présente aucun attrait particulier, excepté son nom qui remonterait à Alexandre (Alexandre se disant Eskander en pachtou et en arabe). Un souvenir, si, toutefois ; non de la ville mais de la chaleur qui y règne en juillet malgré ses 1000m d'altitude. Ce serait d'ailleurs bien pire au retour.

Enfin, voici l'arrivée à Kaboul dans l'après-midi. Le temps de trouver un hôtel avec l'aide du Guide du Routard, une grande chambre pour nous 3, et nous voici dans la ville.

C'était une ville grouillante de tous les peuples de l'Afghanistan, avec des types physiques et des modes vestimentaires très divers.






En 1972, cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas été détruite ;  malgré cela, elle avait l'air d'être faite de bric et de broc. Elle était rapiécée comme les vêtements de ses habitants.

On remarquera le jeune écolier qui rentre chez lui, son cartable à la main, sans un regard pour cet autre garçon qui ne va pas à l'école et cherche à capter mon attention et quelque monnaie. 

Les quais de la rivière Kaboul (qui finit par se jeter dans l'Indus, un nom qui fait rêver) supportaient un marché permanent.


Cela ne semble pas avoir fondamentalement changé, si ce n'est que les gens sont mieux vêtus, les burqas plus nombreuses, ainsi que les voitures (Pour Emmanuel Todd, il y a un lien entre tous ces éléments).




L'étalage de la viande d'agneau en pleine rue, sous une bonne couche de mouches, est toujours d'actualité, si j'en crois les témoignages des touristes.


J'ai même retrouvé le vert des boutiques dans une image récente.

en 1972....


En revanche, les belles maisons de bois ont disparu depuis longtemps après les combats dans la ville de 1992 à 2002.


Voici l'extrait d'un JT lors du début des combats dans le centre-ville en 1992.




Tout n'est pas négatif dans la situation actuelle et Kaboul est reconstruit.



De ce Kaboul, je ne verrai rien, cela est certain. Mais du Kaboul de 1972, je ne vis pas grand chose de plus que cet après-midi de déambulation.

Le soir, nous sommes allés dîner dans un restaurant, toujours sur les conseils du Routard. Pour nous y rendre, sans connaître la ville, nous primes un taxi qui nous promena une bonne vingtaine de minutes. Quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître l'enseigne du restaurant que j'avais vue depuis l'hôtel : nous avions tourné en rond pour justifier le prix élevé de la course. Cette petite mésaventure qui agace moins par son coût que par le sentiment humiliant d'avoir été traité comme un imbécile, s'est terminée sans discussion véritable. Le chauffeur accepta mon offre transactionnelle : cela n'avait pas marché aussi bien qu'il avait prévu, mais ce n'était  pas mal pour une course de quelques centaines de mètres.

Dans mon souvenir, le restaurant se révéla une sorte de snack, sans grand intérêt. Au moins, nous savions comment rentrer à l'hôtel, sans taxi ni sans avoir à demander notre chemin. C'est dans la nuit que la chose se déclencha : une terrible tourista qui affecta mon ami Marc et moi-même, ma femme étant protégée, peut-être, par le fait qu'elle était enceinte de près de 6 mois.

N'ayez crainte, je vous passe les détails. Après une visite infructueuse à l'hôpital, dont j'ai appris qu'il avait été détruit pendant la guerre civile, nous avons eu l'idée de nous adresser aux coopérants de Kaboul qui nous donnèrent les médicaments classiques en ce cas. Ils nous permirent d'envisager de quitter sans crainte l'hôtel après 2, 3 jours de diète et de repos.

Il n'était plus question de tourisme. Chacun avait envie de rentrer le plus vite possible à Téhéran qui nous apparaissait comme un havre de luxe. Marc décida de rentrer en avion. Nous, il nous fallait ramener la voiture. Ce ne fut pas une mince affaire.

Au départ, j'étais totalement incapable de conduire ; je restai allongé dans mon break 204 dont on avait rabattu la banquette arrière et ma femme se lança courageusement à l'assaut des 30000km qui nous attendaient.

J'ai commencé à émerger un peu avant Kandahar où nous passâmes une des pires nuits de notre vie, même si elle fut très courte car nous repartîmes au lever du soleil. Il faisait une chaleur insupportable et sans climatisation, la solution était de se doucher tout habillé pour dormir un peu en se réveillant, une heure plus tard, les vêtements tout secs et le corps brûlant.

Je me rappelle aussi cette rivière rencontrée sur la route entre Kandahar et Hérat. Quel bonheur de s'y tremper, pour peu de temps malheureusement : un car bondé descend vers la rivière. Ma femme, la robe humide plaquée sur son ventre rond n'a que le temps de se cacher dans la voiture, pour échapper à la vue de ces barbus qui se ruaient vers l'eau, leurs récipients et leur théière à la main.  Les Afghans, même les plus paisibles, ont toujours un air de pirates et de contrebandiers, avec leur regard noir derrière d'épais sourcils broussailleux.

Voici enfin la frontière. Même s'il reste plus de 1000 km à faire, on se sent déjà chez nous. Ce n'est pas l'avis des policiers qui gardent cet improbable poste frontière au milieu de nulle part. Ma femme n'est pas vaccinée (pour cause de grossesse) contre le choléra qui sévit de manière endémique en Afghanistan. Elle ne peut passer sans une quarantaine et des examens.

C'est le soir, nous espérions coucher en Iran dans un hôtel qui aurait disposé de la climatisation. Loupé ! Je tempête, m'énerve en vain. Ma femme, seule de son sexe, doit passer la nuit dans une sorte d’infirmerie-prison, avec un type qui ne me revient guère. Finalement j'en fais tant que je suis autorisé à rester auprès d'elle. Nous repartons le lendemain sans problème pour atteindre enfin Téhéran, l'incarnation même de la civilisation moderne.

S'en est suivi rapidement le voyage du retour. Nous étions pressés de retrouver les ciels changeants de France. Après 2 jours de conduite du lever au coucher du soleil et 2150 km parcourus, nous passons la nuit dans un petit hôtel de Samsun sur les bords de la Mer Noire. Nous avions, malgré notre hâte, décidé de faire un peu de tourisme  rapide, en passant par cette route du nord, après être passé par le centre (aux nombreuses pistes non goudronnées en 1970) et par le sud (par Antalya) lors de nos précédents voyages, Pais-Téhéran et Téhéran-Paris.

Pour une consultation plus commode de la carte

Nous avons payé la chambre dès le soir pour pouvoir partir à 5h du matin et essayer d'atteindre la Bulgarie d'une traite. Après 950 km et avoir traversé le Bosphore sur un bac (pas de pont, à l'époque), nous arrivons en vue du poste frontière entre la Grèce et la Bulgarie, peu après Edirne.

Je revois encore la large esplanade, façon péage d'autoroute, les barrières de la douane. Je ralentis. Sans échanger un mot, nous nous regardons ma femme et moi : nous avons compris en même temps ce qui nous arrive. Je fais demi-tour sans m'arrêter et je repars vers l'est : nous avons oublié les passeports à l'hôtel de Samsun. Les 6 000 kms de Téhéran à Paris ne nous suffisaient pas. Nous avions décidé de rajouter 1900 km.

J'ai pris une chambre à Edirne, dans un caravansérail transformé en hôtel de luxe, pour y déposer nos bagages, non pour y dormir, malgré la nuit tombée. La voiture était chargée jusqu'à la gueule de tout ce que nous avions accumulé pendant un séjour de 2 ans. Pour aller plus vite, je voulais alléger la voiture. 

Nous avons roulé 36 h sans arrêt, sauf pour récupérer les passeports, sans échanger un seul mot jusqu'à ce que nous ayons effacé cette bourde en reprenant la route là où nous l'avions laissé. 2 jours plus tard, nous retrouvions notre fille chez ma mère.

Maintenant je regrette, bien sûr, de ne pas avoir attendu à Kaboul le temps nécessaire pour me rétablir afin d'aller voir les Bouddhas de Bamiyan. Mais c'est trop tard pour moi. Et pour tout le monde aussi. 

PS. Mes photos ne sont pas terribles. J'ai dû utiliser une autre pellicule que le Kodachrome ; sans doute de l'Agfachrome, pour des raisons d'économie. Du coup, elles ont mal vieilli et donnent un aspect pictorialiste qui peut amuser.

2 commentaires:

  1. En regardant vos photos de Herat, j'ai eu un flashback...j'avais oublié les pompons rouges sur les chevaux qui tirent ces charettes que l'on appelle des "tongas" en Inde et au Pakistan....les charettes sont identiques mais les pompons , c'est à Herat et nul part ailleurs....j'etais là en mars 1978...sans le savoir un mois avant le "coup" qui allait renverser le président Daoud au profit d'un gouvernement pro-sovietique....dernières semaines de paix ...Je mesure aujourd'hui la chance que j' ai eu ....merci de nous faire partager vos souvenirs

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