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mercredi 7 septembre 2011

Invasion au col de Crous. 3ème partie, le col est envahi.

Le col est non seulement occupé, mais il est aussi envahi.

C'est une invasion pacifique, mais une invasion irrésistible, une marée d'individus qui submerge tout et se déploie comme les Italiens auraient pu le faire s'ils étaient parvenus jusqu'au blockhaus du Col de Crous tenu par la 3ème compagnie du 74ème Bataillon alpin de forteresse auquel appartenait mon oncle Henri Dufour. 


De fait, lorsque j'arrivai au col, les éléments avancés d'un troupeau de chèvres et de moutons étaient parvenus au col.






En avant, les chèvres n'hésitent pas à basculer de l'autre coté du col.












Ce sont des chèvres du Rove. Le Rove est un village des Bouches du Rhône, entre Marseille et l'Etang de Berre où cette race de chèvres, venant d'Asie, a été sélectionnée dès le XVIIIème siècle pour accompagner les moutons en transhumance jusque dans les Alpes. La légende veut qu'elles auraient été importées par les Phéniciens.

Avec leurs cornes torsadées en forme de lyre, elles sont aussi belles que les chamois et bien plus facile à approcher. Ce sont elles qui portent les sonnailles au bout d'un lourd collier tenu rigidement par un  système de barre et de clavettes. 

Quand je suis remonté au col, quelques jours plus tard, à partir de Roya, je les ai retrouvées, certaines majestueuses comme des princesses noires....


...d'autres piquantes comme de jeunes effrontées.



Certains moutons ont le même penchant pour l'aventure.



Ce sont des mérinos d'Arles à la toison caractéristique qui leur couvre le dessus de la tête. Les mâles portent des cornes recourbées quand ils sont jeunes et qui vont s'enrouler, si on les laisse vivre.


Autrefois, c'était une race recherchée pour sa laine particulièrement épaisse. Il y avait à Péone dès le début du XVIIIème siècle  des filatures qui tissaient des draps exportés ensuite sur Marseille. Maintenant, on les élève surtout pour la viande car les jeunes ont droit au label recherché d'"agneau de Sisteron". Il parait, cependant, que la laine redevient un produit rémunérateur, malgré la concurrence mondiale, car, bien tondue et bien traitée, elle offre une qualité exceptionnelle.

Cette race est endurante et ne craint pas les pentes très escarpées mais ses individus sont comme tous les moutons, grégaires et même spécialement grégaires. Arrivés au col par son versant nord, ils souhaitaient passer sur l'autre coté pour continuer à monter au dessus du blockhaus mais les hommes de Force 06 et moi-même leur bloquions le passage. Ils restaient là, un peu hagards, sans rien tenter pour dénouer la situation.





Quand le berger les eut rassemblés, j'estimais leur nombre à 2 ou 300. En fait, ils étaient, me dit-il, un bon millier. Difficile à imaginer, tant ils sont serrés les uns contre les autres !




La bergerie, située vers 1900m, au bas des alpages, n'est pas visible du col.


Voici d'ailleurs le berger qui monte rejoindre son troupeau. Il mettra pas mal de temps : il n'est pas tout jeune et marche difficilement. C'est le patron ; un ouvrier l'aide, avec 3 chiens. Lui n'en a qu'un seul qui se débrouille très bien avec son troupeau de mille têtes. Il n'emploie pas de patous, ces immenses chiens des Pyrénées, que les bergers ont adopté pour protéger leur troupeau des loups.



Les patous, j'en ai rencontré plusieurs, en montant au col de Valette ainsi qu'en en redescendant vers Vignols. La 1ère fois, c'était dans l'immense pâturage des Portes de Longon. Le crépuscule descendait rapidement. Il me fallait traverser un troupeau qui devait bien compter au moins 2000 bêtes, si je le compare à celui du col de Crous. 5 patous le gardaient. 3 d'entre eux me sont foncés dessus en aboyant. J'ai bien entendu le berger leur crier dessus mais cela ne les a pas arrêtés. Je ne l'ai d'ailleurs pas vu. Avant d'arriver sur l'alpage, un panneau expliquait la raison de la présence de ces patous et donnait quelques conseils : ne pas crier, ne pas courir, ne pas jeter de pierres. Tout cela me paraissait aller de soi.   Moins évident, on conseillait de ne pas bouger, de se laisser renifler et d'attendre qu'on vous laisse partir.

C'est ce que je fis, confiant dans la valeur des conseils. Pourtant j'avoue avoir ressenti quelque inquiétude à voir ces 3 grands chiens promener leurs gueules impressionnantes le long de mes bras et de mes jambes nues. Ils n'avaient rien d'agressif. Ils se contentaient de m'entourer et de m'immobiliser.  Mon appareil de photo et son gros téléobjectif, notamment, les intriguait, comme si je transportais quelque arme interdite.  En m'effleurant seulement, ils me firent subir une fouille au corps digne d'un aéroport américain en ces temps d'anniversaire du 11 septembre 2001. Puis, ils s'écartèrent et 2 d'entre eux m'escortèrent, en me laissant prendre quelques mètres de champ,  jusqu'à ce que j'ai fini de longer le troupeau.

Le lendemain, je n'étais pas complètement tranquille en m’apprêtant à retraverser l'alpage, mais le troupeau avait disparu. J'eus beau le chercher des yeux, je ne le vis point bien que le paysage très ouvert ne permette guère de dissimuler 2000 bêtes. 

Le pâturage des Portes de Longon, vide de son troupeau.

La bergerie abandonnée pour la journée, avec ses panneaux solaires et ses abris datant de la guerre.

J'ai juste aperçu de loin le troupeau de vaches de la vacherie de Roure, près du refuge de Longon. Je me suis senti un court instant  dans la peau d'un Indien venant de découvrir, en contrebas, un troupeau de bisons miraculeusement éclairé par un rayon de soleil fugace. Les aboiements que j'ai entendus une partie de la nuit devaient venir de cette vacherie et non des patous du troupeau, si j'en juge par la direction d'où venait le vacarme.



C'est en approchant de Vignols, mon point de départ, que j'en trouvais 2 autres. Les bergers étaient tout proches. Leurs cris suffirent à arrêter les chiens et les patous se contentèrent de me surveiller de loin en me montrant leur belle dentition.




Ce sont des chiens plutôt sympathiques avec ce beau regard droit de ceux qui ont la force et dédaignent la ruse. Il parait que, sans troupeaux, ils sont de parfaite bonne compagnie. Dans les Alpes, je ne sais ce qu'il en est dans les Pyrénées, ce sont des sortes d'aristocrates qui se contentent d'assurer la sécurité du troupeau, sans se mêler de sa conduite, tache épuisante et qui garde quelque chose de servile. Ils laissent le job aux petits chiens noirs, dont le regard, caché derrière des touffes de poil hirsute, est beaucoup moins engageant.

D'après des randonneurs rencontrés ce même jour, les patous seraient responsables de la diminution du nombre des marmottes. Je n'en sais rien mais je dois constater qu'il y en a très peu dans tout ce coin d'alpage. Cela confirmerait ce que l'on constate souvent : quand l'homme intervient dans l'équilibre écologique des espèces  avec les meilleures intentions du monde, il crée plus de problèmes qu'il n'en résout. C'est vrai pour les lapins d'Australie comme pour les coccinelles chinoises.

La ré-introduction du loup a eu un autre effet. Il a conduit à renforcer le nombre des chiens mais aussi celui des bergers obligés de recruter des aides-bergers. Je savais depuis une discussion avec un berger travaillant à Roure que le rapprochement de l'offre et de la demande se faisait via Internet. Sur le site de l’Association pour la promotion du pastoralisme dans les Alpes maritimes, on apprend plein de choses sur le métier actuel de berger et notamment les salaires pratiqués  d'au moins 1600€ brut pour un berger à 1150€ pour son aide. Mon berger de Roure changeait fréquemment d'employeur (il avait choisi ce métier par esprit d'indépendance) et donc de lieux de travail. Il commençait à connaitre en profondeur tous les massifs montagneux de France.

Ce n'est pas le cas de mon berger du col de Crous qui revient ici d'une année sur l'autre.  Il est enfin arrivé pour regrouper son troupeau et le forcer à passer près de nous.




 1000 bêtes se dirigent alors en rangs très serrés vers les gardes-forestiers. Une brebis n'a rien d'impressionnant, mais mille, c'est autre chose, quand on est en train de saucissonner tranquillement, sa tète à hauteur de la leur.


Mais le troupeau infléchit sa course au dernier moment.



Il poursuit sa route vers le bloc 4 du Petit Ouvrage de Crous, conduisant ainsi la seule attaque victorieuse qu'ait eu à subir le petit fortin.




Une chèvre se prend pour le généralissime qui harangue les troupes.



Le troupeau poursuit alors vers le bloc 3 et la "piscine" qu'il investit avec la même facilité. 






Le berger ne les suit pas tout de suite : il commence par une petite causette avec les gardes-forestiers de Force 06. Quand je rencontre un travailleur dans la montagne, berger ou garde-forestier, je m’arrête généralement pour tailler une bavette. Ce qu'ils ont à dire m'intéresse et je n'ai souvent pas parlé de la journée. On apprend, par exemple, que la réglementation européenne pénètre jusqu'au fin fond des vallées, contraignant à interrompre la fabrication traditionnelle, ou plutôt la commercialisation, du fromage pour cause de durcissement des normes d'hygiène. Heureusement, la vente sous le manteau se pratique toujours avec ceux qui pensent ne pas être moins solides que leurs ancêtres.



Je sais aussi que quelqu'un qui passe la journée tout seul et qui voit des intrus traverser son territoire sans même un bonjour n'est guère satisfait de la communauté des hommes. Sans aller jusqu'à la "coutume" calédonienne qui veut qu'au moment de pénétrer dans un village, on donne quelques cadeaux rituels (des symboles de l'échange, du tissu, du tabac et un peu d'argent, à un chef  coutumier à qui l'on adresse, les yeux baissés, quelques mots de respect, dans l'ombre de la case communautaire, on peut distraire un temps le travailleur solitaire avide de nouvelles.

Certes, le tourisme tue progressivement la pratique qui consiste à "faire la coutume". Je me souviens d'avoir vu passer tout un groupe de touristes qui se rendaient à l'unique hôtel de Lifou que j'allais, moi-même, bientôt rejoindre, pendant que j'étais en train de m'adresser au chef du village. Même si le flux touristique est très faible, difficile d'imaginer que se perpétue avec tous un trait culturel qui remonte à la nuit des temps.

Le même jour, je rencontrais le Président de la Province des Iles, leader indépendantiste important. il y  avait donc un peu de solennité dans l'atmosphère mais je fis rire aux éclats tout le monde : j'avais commencé à faire la coutume au chauffeur du Président, dont je devais juger qu'il avait, plus que son patron, la prestance exigée par l’emploi.

Mes 10 ans dans une chaîne de radio et de télévision consacrée à l'outre-mer, m'ont offert souvent, notamment dans le Pacifique, l'occasion de participer à des scènes inhabituelles pour un petit savoyard coupé d'une culture traditionnelle qui fut pourtant, autrefois, aussi vivace. A Wallis, régnait et règne toujours, un roi (2 à Futuna, distant de 250 km) et le protocole voulait que l'on s’adressât à lui par le truchement d'un héraut officiel. Je n'étais alors que le secrétaire général de l'entreprise. Je venais d'arriver et c'était mon 1er voyage dans l’île et même dans cette région du monde. A un moment, le président de l'époque fit une plaisanterie qui laissa de marbre le roi  ; il n' éclata de rire qu'après en avoir entendu la traduction en wallisien. Puis, à la fin de l'audience, il nous raccompagna jusqu'à la porte de son palais : il parlait un français impeccable. Je compris alors le jeu de scène : il était impensable qu'il puisse comprendre la langue de l’étranger, encore moins la parler, tant qu'il était dans son rôle officiel.

Entre notre berger et mes 2 compagnons de Force 06, le rituel était plus simple, même si toute conversation avec un étranger n'est pas dépourvue de formes contraignantes. Le sujet de conversation était évident :  Au dessus de Péone, de quoi parle-t-on actuellement ? Du loup, naturellement. 

Le berger avait découvert une brebis à moitié dévorée mais les "vautours", comme il disait, l'avait mise dans un tel état qu'il était impossible de repérer la marque du loup. Il n'avait pas eu le temps de compter ses brebis la veille et il devrait le faire ce soir (quel boulot !). Quelques jours plus tôt, un troupeau en face, sur le versant d'Auron, avait été attaqué. Les gardes-forestiers avaient peut-être vu le loup : la lumière n'était pas bonne, mais il s'agissait d'un animal haut sur pattes, pas d'un renard, donc. Ceci dit, leurs jumelles n'étaient pas fameuses, je m'en suis aperçu en les leur empruntant et l'un d'eux constata qu'il voyait mieux au travers de l'oculaire de mon appareil de photo muni de son 300mm.



Nous avons trinqué d'un coup de blanc qui me restait d'un dîner pour une fois peu arrosé. Je dis trinqué mais il n'y avait rien de sonore dans le choc des demi-bouteilles de plastique que l'un d'eux avait découpé pour nous servir de verre. 

Pendant ce temps, les moutons continuaient d'investir le dispositif militaire, en se dirigeant toujours plus haut. Je m'étonnais auprès du berger de cette propension à monter vers une herbe de plus en plus rare et de plus en plus rase, alors qu'elle était haute et dense plus bas. En fait les moutons aiment l'herbe fine des hauteurs  plus que l'herbe grasse des vallons, répondit-il au citadin ignare.

Les mérinos d'Arles ont été sélectionnés pour leur aptitude à marcher des jours durant pendant la transhumance et à se contenter de l'herbe des alpages d'altitude. C'est la race par excellence de la transhumance. Ils passent l'hiver dans la Crau, près d'Arles justement où résident généralement les propriétaires des troupeaux. Ces grands troupeaux de plusieurs milliers de bêtes ne sont pas, en effet, autochtones.

Il y a certes des troupeaux locaux. Mais ils sont de plus petite taille, moins de 900 bêtes, alors qu'il en faut, au moins un millier pour pouvoir supporter la charge d'un berger. Dans un article passionnant sur la vie à Péone, telle qu'on peut la reconstituer à partir du cadastre sarde de 1703, on s'aperçoit qu'à l'époque le plus gros propriétaire n'avait que 40 brebis. Hier, comme aujourd'hui, il y avait de la place pour la venue des migrants.

Le voyage jusqu'au milieu du siècle dernier s'effectuait à pied, ou plutôt à pattes, à raison de 25km par jour, jusqu'au pied des montagnes, soit un voyage de plus d'une semaine. Cela demandait tout une organisation pour acheminer tous ces troupeaux qui devaient pouvoir tous se nourrir en cours de route, sans risquer d'endommager les cultures ou de raser les pâturages des moutons autochtones. J'ai trouvé sur Internet le récit de la dernière transhumance de la Crau à Colmars des Alpes (le massif juste avant celui de Péone), en 1956. Désormais cela se réalise en camion et ne prend qu'une demi-journée.

Le troupeau de mon berger de Crous est absolument typique de ces troupeaux transhumants : brebis de la race mérinos d'Arles, chèvres du Rove, conduites par un berger de la Crau.



Près de Vignols, le troupeau gardé par les 2 patous dont j'ai déjà parlé était beaucoup plus hétéroclite. Je n'ai pas parlé avec les bergers (ils étaient trois  et le soir tombait) ; ce devait être un troupeau local appartenant à plusieurs propriétaires. On y voyait une autre race rustique, typique de la région, la race brigasque, originaire de la Brigue, et facilement reconnaissable à ses pattes et sa tète rousse. Il reste, parait-il, moins d'un millier de brebis brigasques qui pratiquent, elles, la petite transhumance, c'est à dire la transhumance inverse, pour descendre en hiver dans la plaine.



Mais j'anticipe ma descente, mes descentes d'ailleurs, vers Péone ou Vignols. Comme d'habitude je me suis intéressé aussi aux paysages, à la faune et à la flore. Ce sera pour une autre fois.

PS. On me pardonnera peut-être une orthographe approximative, au moins pour les accents circonflexes (pour le reste, on n'excusera pas des fautes d'inattention, naturellement inadmissibles). Pour une raison que je crois avoir cernée, l'accent circonflexe, ce vénérable vestige de S disparus, ne veut plus coiffer la lettre qu'il devrait surmonter. Je n'ai pas encore trouvé la parade. Quand le correcteur orthographique le veut bien, l'erreur est rectifiée. En revanche, lorsque le mot écrit peut porter ou non un accent circonflexe, suivant son sens, impossible de forcer un logiciel têtu à obtempérer. c'est alors que l'on s'aperçoit du nombre incroyable d'accents circonflexes dans notre langue.

Par ailleurs, je signale un article très complet sur la transhumance d'hier et d'aujourd'hui, curieusement hébergé sur le site d'un hôtel des Baux. : le pastoralisme., ainsi qu'un article sur La transhumance ovine entre les régions méditerranéennes et les Alpes en 1964 : c'était l'époque du reflux. Depuis, le mouvement s'est inversé, à la suite notamment de 68 et son retour à la terre. La transhumance qui était tombée à 300 000 bêtes a aujourd'hui doublé, encouragée notamment pour l'entretien des montagnes. 

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