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mardi 4 octobre 2011

Turquie 1970

Lors de mon séjour de 2 ans en Iran, j'ai traversé la Turquie 4 fois en voiture, avec la 204 break que mon père m'avait acheté pour éviter que je ne parte avec ma propre voiture. Grâce lui soit rendue, car je ne crois pas que ma Renault 4L aurait résisté au traitement que j'aurais dû lui infliger en roulant vite, très chargé, sur des routes mal entretenues ou de véritables pistes.



Comme je l'ai déjà indiqué dans ma précédente chronique, j'ai utilisé les 3 routes possibles à l'époque : 2 fois celle du centre, 1 fois celle du sud, une fois celle du nord. Je ne reviendrai pas sur le dernier trajet du nord, effectué avec ma femme et tout ce que je ramenais d'un séjour de 2 ans. En fait, j'ai d'ailleurs fait ce voyage 3 fois puisque j'avais dû aller rechercher, depuis la frontière bulgare, nos passeports laissés au bord de la Mer Noire, à Samsum, à 950 km de là. Je pourrais donc dire que j'ai effectué 6 traversées de la Turquie en 2 ans, si l'on veut bien négliger la portion entre la frontière iranienne et la ville de Samsun, pourtant loin d'être négligeable. Elle correspond à la traversée de l'ancienne Arménie, actuel pays kurde, avec des paysages magnifiques dont le mont Ararat, et quelques frottements avec des bergers perdus sur ces plateaux monotones qui vous stoppent avec leurs troupeaux afin de vous demander quelques babioles. De plus, on ressentait un petit pincement au coeur en longeant la frontière qui nous séparait d'une terre interdite, l'Arménie soviétique.


Le mont Ararat. 1971

Au centre de cette portion de route entre la Mer Noire et la frontière iranienne, la ville d'Erzerum, passage obligé, quel que soit le chemin emprunté entre l'Iran et l'Europe. Son nom, d'ailleurs veut dire en arabe, la ville des Roum, allusion aux nombreux Arméniens qui la peuplaient à l'époque et qui ont disparu après 1915. Malgré 4 passages, je n'ai rien retenu d'une ville sans grâce et sans monuments, tant elle fut souvent détruite par tous les envahisseurs qui y passèrent, rien, si ce n'est un détail un peu ridicule. Lors de notre arrêt dans cette ville, en août 1971, dans le sens Iran / Europe, la chambre du petit hôtel miteux où nous étions descendus ne fermait pas et je me vois empiler des meubles pour la bloquer, dans un tintamarre qui avait dû intriguer des propriétaires pourtant peu impressionnables.

Il faut dire aussi que déjà le gouvernement turc menait une lutte sans merci contre les séparatistes kurdes et la forte présence militaire ne poussait pas au tourisme détendu. le pays connut une de ses révoltes violentes peu de temps après mon passage en 1973.

Carte générale de Turquie répertoriant les lieux cités.
Pour afficher leur légende et naviguer dans la carte, cliquer sur ce lien.

Contrairement à la traversée de l’ancienne Arménie, la route longeant la Mer Noire  ne présentait pas d'intérêt véritable et j'avais été très déçu par ses rivages. Ma déception tient peut être à ce que j'en attendait trop : Le nom fait rêver. Plein de souvenirs remontent à son évocation ;  son nom antique, tout d'abord, le Pont Euxin, que l'on retrouvait souvent dans nos versions latines. Ovide y fut exilé ;  Jason et ses Argonautes la traversèrent à la recherche de la Toison d'or ; elle retentit du  fameux cri, "Thalassa, Thalassa !", poussé par ce qui restait des Dix Mille, comme l'a raconté Xénophon dans l'Anabase. Ici, sur la rive sud, voguaient les navires des marchands grecs mais au nord, les cavaliers scythes longeaient la rive sur leurs petits chevaux, l'arc en bandoulière et l'oeil soupçonneux.

Des années d'études classiques ne m'avaient pas préparé à ce que je voyais : un rivage plat, invisible derrière un rideau ininterrompu de pauvres maisons en torchis, une route que traversaient continuellement poules et enfants, de la poussière et de la crasse. Bref, rien de romanesque. De cela, donc, je n'ai aucune photo. Il faut dire aussi que je ne pensais qu'à rouler le plus vite possible.

La route du centre était beaucoup plus sauvage. Elle l'est sans doute encore et la longue traversée du plateau anatolien offre des paysages sublimes et très variés.  Ce qui a changé sûrement c'est l'état de la route. Entre Sivas et Erzerum, c'était, dans les années 70,  une piste non goudronnée pendant 500 km.

1971

De plus, elle réservait bien des surprises du fait d'un tracé original zigzaguant  parmi les longues ondulations du terrain. On voyait au loin la piste filer droit devant soi, même si elle tournicotait constamment, masquée par des replis de terrain. Alors je fonçais en soulevant un nuage de poussière, confiant dans la sagacité des ingénieurs ottomans. Mais, arrivé au sommet d'une de ces  montagnes russes, on découvrait un brusque virage que rien ne laissait prévoir. Ensuite, je me méfiais mais le suspense restait le même : le virage tournerait-il à gauche ou à droite ? Une ou deux fois, je me suis fait quelque frayeur. Mais cela n'entamait pas le plaisir de dévorer un espace qui semblait d'autant plus vaste qu'on le parcourait sur une piste de terre qui semblait sans fin et non sur une autoroute macadamisée.

1971
Les molles ondulations du plateau anatolien à l'est du pays


1971
...coupées parfois de profondes entailles.

De cette route parcourue pourtant 2 fois, en septembre 1970 avec un copain, coopérant militaire comme moi et qui avait eu la gentillesse de m'accompagner pour ce long voyage, et fin juillet 1971 avec ma femme et ma fille, je n'ai gardé que peu de souvenirs photographiques malgré les paysages sublimes, car il fallait rouler et toujours rouler avec une enfant d'à peine plus d'un an qui supportait courageusement dans son siège de bébé la chaleur extrême et l'immobilité .

1971


1971

1971
La chaleur !

En revanche, la route du sud, empruntée fin août 1971 pour rejoindre mon poste à Téhéran après une bonne quinzaine en France, fut un enchantement. Nous avions décidé de prendre notre temps et de faire du tourisme en commençant dès l'arrivée en Turquie d'Europe. Sans passer par Istanbul, traversé plusieurs fois en ferry (le 1er pont sur le Bosphore ne sera construit qu'en 1973), nous pénétrons sur la presqu’île de Gallipoli pour traverser le détroit des Dardannelles, vers Canakkale, avec une pensée pour les centaines de milliers de soldats, britanniques, français et ottomans qui y sont morts en 1915, sans la moindre utilité stratégique. Une erreur de jeunesse de Churchill.

Les troupes coloniales françaises servant un canon de 75 à Gallipoli en 1915.

Sur le côté asiatique, je me rappelle avoir été émerveillé par ces champs verdoyants qui descendent jusqu'à la mer,  spectacle désormais rare, particulièrement en Méditerranée. Les agriculteurs viennent à la rencontre des pécheurs, sans que ne s'interpose la masse informe des touristes, voitures, agitation, bruit et laideur. Le touriste que j'étais était bien seul pour incarner, en ce lieu désert,  la foule de ses semblables.

Les Dardanelles près de Troie 1971

L'objectif n'était pas, bien sûr, cette douce promenade bucolique, mais Hissarlik, la Troie d'Homère. Il me restait alors quelque chose de mes années de khâgne où j'apprenais par coeur des passages entiers de l'Iliade afin de ne pas être trop nul lors de l'épreuve de la "mitraillette" ou "mitrailleuse" (traduction orale à la volée sans dictionnaire). Imprégné comme je l'étais de ce récit, on imagine mon émotion à découvrir au loin, depuis la colline de Troie, la mer et le rivage sur lequel les Grecs avaient tiré leurs bateaux, la plaine où s'affrontaient Hector et Achille, le seuil de la porte sud, d'où surgissaient les chars troyens et sur la pente duquel les assiégés tirèrent le Cheval de Troie qui devait entraîner leur perte. 

La porte sud de Troie (ou du moins, ce qui est identifié comme tel).

La même porte vue de profil

C'est devant cette porte que se termine l'Iliade, quand Priam la franchit pour implorer auprès d'Achille la restitution du corps de son fils Hector ; c'est par cette porte que le peuple se rue vers lui qui revient avec le cadavre qu'Achille a accepté de lui rendre en se cachant des siens (il lui a permis de dormir en le dissimulant près de sa tente pendant qu'Achille s'endort près de Briséis) :

"Déjà Eos au péplos couleur de safran se répandant sur toute la terre, et les deux vieillards [Priam et et son héraut] poussaient les chevaux vers la Ville, en pleurant et en se lamentant, et les mulets portaient le cadavre..... Nul ne resta dans la Ville, tant un deuil irrésitible les entraînait tous. Et ils coururent au delà des portes, au devant du cadavre. Et les premières, l'épouse bien aimée et la mère vénérable, arrachant leurs cheveux, se jetèrent sur le char en embrassant la tête d'Hector. Et tout autour la foule pleurait. Et certes, tout le jour, jusqu'à la chute d'Hélios, ils eussent gémi et pleuré devant les portes, si Priam, du haut de son char n'eut dit à ses peuples :
- Retirez-vous, afin que je passe avec les mulets. Nous nous rassasierons de larmes quand j'aurai conduit ce corps dans ma demeure.
Il parla ainsi, et, se séparant, ils laissèrent le char passer." Iliade traduit par Leconte de Lisle.

Je sais, tout ceci n'est que légende et la Guerre de Troie n'a sans doute pas eu lieu, en tout cas comme l'Iliade la raconte. Mais qu'importe. J'étais, je suis toujours, comme ces lecteurs du Da Vinci Code (pardon Homère !) qui viennent retrouver dans l'église Saint Sulpice les descriptions du livre. Bizarre attitude de notre cerveau qui cherche des traces réelles d'une histoire imaginaire pour y trouver un plaisir que la raison et ses raisonnements ne peut, heureusement, dissiper. 

Ensuite, voici Izmir, la Smyrne grecque, puis Ephèse, et les 2 villes de part et d'autres du Méandre, Priène et Milet, puis enfin, Didyme d'où j'envoyais, le 27 août 1971, une carte postale à ma mère qui l'avait conservée, me donnant ainsi une date certaine de mon passage.

Izmir 1971

J'ai naturellement mitraillé toutes ces ruines émouvantes, surtout Priène si bien située au pied d'une colline, avec son petit bouleutherion (la salle du Conseil des sages)en plein air, où l'on pouvait imaginer des séances du conseil des anciens bien différentes de celles qu'abritent les ors de la République. Mais ces vestiges qui ont traversé les siècles n'ont pas beaucoup changé depuis 40 ans ans, sauf peut-être Ephèse, dont on a dû continuer à relever des colonnes et rebâtir des murs, au risque de tuer cette poésie des ruines qui fait l'essentiel de la rêverie du promeneur. Je ne m'y attarde donc pas, vous y êtes sans doute passés, vous avez vu au moins des photos.

Priène au pied de sa falaise. 1971
Le bouleutherion de Priène.

La carte postale de Didyme envoyée à ma mère. 

Le gigantisme du temple de Didyme dédié à Apollon.



Plus au sud, dans le golfe d'Antalya, les ruines de Sidé, le théâtre d'Aspendos continuaient à flatter mon goût pour l'antiquité grecque et romaine. Je me déplaçais dans un pays imaginaire, qui n'était pas la Turquie d'Ataturk, je ne voyais pas grand chose de ce qui m'entourait, jusqu'à Antalya qui s'impose à tous comme une ville ottomane et vous force à prendre conscience de la réalité du monde qui vous entoure. 

Le théâtre de Sidé sur sa presqu’île dont la courbure reprend, en l'inversant, celle de la mer.
1971
Nature et culture !


Le mur de scène" du théâtre d'Aspendos 1971

Le même théâtre d'Aspendos, côté salle. 1971

J'ai refait 20 ans plus tard en juillet 1990 ce même itinéraire depuis Izmir où nous avions atterri avec un couples d'amis et leurs enfants qui tenaient compagnie aux nôtres. En reprenant mes photos, je me suis aperçu qu'à 20 ans d'intervalles, j'avais été frappé par les mêmes objets. Ces reliefs au sommet des colonnes de Pergé comme ce groupe sculpté m'avaient frappés, les premiers par leur caractère inhabituel, le second par sa force d'expression.

Perge 1971

Perge 1990


La photo de 1971 :



Le même groupe en 1990 :

Les appareils de photo ne sont pas les mêmes, la technique s'est un peu amélioré,
mais le centre d'intérêt est le même.
Une nuance toutefois : en 71, je me passionne pour les sculptures à terre (comme on le voit dans le cadrage ci-dessus). Sans doute par le contraste entre leur perfection antique et leur déchéance moderne d'épaves abandonnées.

Didyme 1971

Sidé 1971

1971


Bizarre de remettre ainsi ses pieds, sans en prendre conscience, exactement dans les mêmes traces. Quel animal répétitif, comme un cheval qui retourne à l'écurie !


La prochaine fois, je raconterai ce 2ème voyage de 1990 où je suis repassé sur mes traces de 1971. La Turquie a bien changé ; moi aussi !

4 commentaires:

  1. Quel beau voyage et quelles magnifiques photos .. Déjà doué en 1971 !!!!
    Et après tu envieras mes escapades sud américaines ??? Pour ma part je ne pense pas aujourd'hui être capable de traverser en voiture toute cette région comme tu l'as fait .. Peut être pour le statut de la femme en Orient, surement parce que cette région n'est pas favorable à la gente féminine !!! Dommage car il y a des merveilles à voir là bas .. Mais s'il faut porter la Burka et se cacher au risque d'être arrêtée parce qu'on est une femme, très peu pour moi !!!!

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  2. Merci pour ce commentaire. Jusqu'à maintenant il n'y avait pas de problèmes pour les femmes en Turquie. J'espère que cela ne change pas.

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  3. Magnifique est-ce-que je pourrais vous enlevez quelques photos pour un exposé sur la culture ???
    Ps : c'est pour mon fils

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    1. Bien sûr. Pas de problème. Votre fils a dû faire son exposé depuis longtemps ! Mais, pour me faire pardonner, dirais-je " il vaut mieux répondre tard que jamais"

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