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samedi 15 octobre 2011

Turquie. En 1990, sur les traces de 1971.

En 1990, j'ai refait en partie l'une des traversées de la Turquie effectuée en 1971. Arrivé par avion à Izmir, nous avions loué un minibus pour transporter ma famille et celle d'un ami ; en tout 4 adultes et 5 enfants.  Objectif :  la côte sud, la Cappadoce et retour. 

La composition de notre petite troupe, bien différente du voyage de 1971 effectué en duo, modifia nécessairement la configuration du voyage, même si les enfants (pour 4 d'entre eux de grands ados) se plièrent de bonne grâce aux contraintes des visites archéologiques.

Le mini-bus au bord d'une crique encore sauvage en 1990, 
fréquentée seulement par quelques pécheurs turcs et leurs enfants.


Pour moi, l'aventure avait un sens particulier. En repassant sur mes traces laissées 20 ans plus tôt, je pouvais percevoir les changements qui commençaient à transformer la Turquie, les changements mais aussi les permanences. Mais le changement n'affectait pas que la Turquie : même si je n'en fus pas conscient sur le moment,  mon propre regard se modifiait. Aujourd'hui, 20 ans se sont à nouveau écoulés depuis ces vacances de 1990 et ce recul me permet de percevoir ces inflexions progressives qui me rendent à la fois familier et étrange cet homme de  45 ans, presque autant que le jeune homme de 26 ans qui commençait à peine sa vie d'adulte.

Dans cette analyse comparative, je suis efficacement assisté par mes photos car elles sont le témoin objectif de mes engouements et de mes intérêts. J'ai noté, dans ma précédente chronique, certaines de ces permanences. Comment ne pas s'étonner rétrospectivement de ces photos parfaitement semblables prises à 20 ans d'écart et qui attestent de ma présence exactement au même point, mes pieds recouvrant la trace de mon précédent passage ?

Carte générale de Turquie répertoriant les lieux cités.
Pour voir la légende de ceux-ci et naviguer dans la carte, cliquer sur ce lien.

J'ai raconté dans une chronique à la fois mon enthousiasme et ma déception dans ma recherche de la localisation précise des photos prises par ma famille maternelle à l'occasion de ses visites au fils chéri mobilisé en 1939 sur la frontière italienne ("Les pierres sont définitivement muettes"). Voici que je me découvre, à mon tour, acteur de ce raccommodage du temps. Même s'il n'est pas toujours agréable ni très valorisant, je n'ai pas l'intention de me dérober à l'exercice .

Commençons d'abord, par les permanences. En Cappadoce par exemple, j'ai été touché, en 1990 comme en 1970, par le morcellement du paysage, par ces petits champs qui se lovent dans l'espace étroit laissé par les cheminées de fée.



Qu'est-ce qui me fascine dans cette topographie particulière ? Est-ce ce que ce micro-paysage révèle de l'opiniâtreté de paysans cherchant à gagner le moindre espace arable ? ou bien l'étonnante variété des cultures qu'ils sont capables de mettre en oeuvre dans un espace aussi restreint ? ou bien autre chose encore, qui tient plus profondément à une de mes propres permanences ? Un sentiment de sécurité devant une terre totalement humanisée, gagnée à force de travail sur une nature ingrate ?

Plantons d'abord le décor :
1971

1971. Au fond, la petite ville d'Ürgüp.


1990

J'ai toujours été nul en dessin, par maladresse assurément, mais aussi parce que cette forme d'expression risquait de dévoiler quelque chose de ma personnalité, qui plus est devant un juge, mon prof. Si bien que j'ai toujours mis une certaine application à me maintenir dans les bas-fonds de la classe pendant les cours de dessin que j’abhorrai presque autant que ceux d’anglais.

Je me suis pourtant hissé une fois, une seule fois, au premier rang, recevant alors des félicitations tout à fait inhabituelles, pour tout dire, uniques. Je n'ai gardé pratiquement aucun souvenir de ma vie scolaire. Pourquoi se remémorer ce long cauchemar du secondaire ? Je m'étonne toujours de ces adultes qui sont capables de rapporter leurs notes, les sujets de leurs examens ou le nom de leurs profs.

Ce dessin, en revanche, je le vois encore. Il représentait un paysage morcelé qui juxtaposait de nombreux champs, près, forêts, ici des boeufs au labour, là un petit village blotti, le tout dans un site vallonné, minuscule, que le regard embrassait de haut. Sans grands moyens, sans technique, avec seulement un crayon papier, j'avais réussi à évoquer tout cela parce que, exceptionnellement, j'avais accepté de m'épancher. Cette porte, ouverte une fois, s'est refermée à tout jamais, jusqu'à aujourd'hui y compris.

C'est ce paysage intérieur que je retrouvais en Cappadoce, analogue à celui que l'on peut voir encore en France, avec un peu de chance, dans les Baronnies ou les Corbières, là où la manie bâtisseuse des hommes n'a pas pas encore sévi au point de défigurer d'un rapide coup de pelleteuse le visage d'une campagne qui a mis des siècles à se construire.

1990

Ceux qui me font la gentillesse de me lire s'étonneront peut-être de cet éloge de l'enclos cultivé. Il tranche complètement avec cet autre vibrant hommage adressé, dans d'autres chroniques, à la steppe, inculte et infinie, le territoire du nomade que j'ai toujours rêvé d'être. Comme quoi, on passe sa vie, écartelé, dans une médiocre moyenne, entre des pôles opposés, vautré sur un "plat pays", bien éloigné des sommets rêvés !






Les champs cultivés s'étendent jusqu'au bord de profondes failles.




Je peux identifier un autre thème, un autre fil rouge entre moi et moi, entre le moi de 1971 et celui de1990, voire même de  2011. Il n'a rien d'original, il est même le fondement  de la quête du touriste amateur d'antiques qui s'émeut de la grandeur passée et de la décadence présente et prend conscience ainsi de la mort de toutes choses. Rassurez-vous, je ne vais pas gloser sur cette antienne de la littérature romantique (je renvoie par exemple, au merveilleux "Itinéraire de Paris à Jérusalem" de Chateaubriand), je veux juste pointer mon étonnement que ce sujet, naturellement présent dans la pensée du sexagénaire que je suis devenu, se soit annoncée si tôt, dès la vingtaine. En voici quelques illustrations :





Comme dans d'autres lieux que l'Histoire a provisoirement désertés, on a le sentiment que le hommes d'aujourd'hui vivent dans un monde trop vaste pour eux, dans un vêtement qui garde des traces de sa splendeur passée mais flotte sur des chairs rabougries.


Derrière ces façades décorées la vie n'a pas disparu, elle s'est réfugiée derrière portes et fenêtres, comme des jeunes filles timides.







Certains même continuent, sans le savoir, une longue tradition de dissimulation qui aboutît aux églises troglodytes que l'on vient admirer par cars entiers de toute la chrétienté.


Dans ce fouillis de maisons délabrées et de grottes apparemment abandonnées, le passant ne remarque pas la petite porte qui ouvre sur un intérieur creusé dans le tendre tuf.





Je m'interroge encore sur les motivations de ces jeunes filles qui nous avaient fait entrer dans leur maison, désertée par les adultes à cette heure du jour. Ce n'était pas l'appât du gain, elles ne nous avaient rien demandé pour prix de la visite. Peut-être avaient-elles compris que c'était le genre de spectacle que recherchaient les rares touristes visitant leur village endormi. Nous leur avons donné quelque babiole, attendue sans doute, mais non comme la contrepartie nécessaire d'un service rendu ; c'était simplement, comme on dit, un échange de bons procédés, où la distraction et la communication avec autrui sont aussi importantes que la valeur de l'objet échangé.

Ainsi avons-nous pu passer de l'autre côté du miroir, derrière ces portes, modestes ou ouvragées, qui sont tout ce que l'on perçoit d'une existence qui se protège de l'envahisseur.











De loin en loin, on trouve encore des témoignages visibles de la présence chrétienne, indépendamment des églises troglodytes.


Mais les églises sont transformées, comme nombre de nos chapelles de campagne, en granges, ou même simplement délaissées.





Sic transit gloriam...

Mais il n'y a pas que la gloire qui passe, nos goûts changent aussi.

Toutes ces photos des villages de Cappadoce, j'aurais pu les prendre en 1971. Elles auraient été sans doute assez semblables. Si je ne l'ai pas fait alors, c'est d'abord par manque de temps. Fin août 1971, il ne s'agissait pas de "faire un tour", de jouer les touristes pendant 15 jours de vacances, il fallait tracer ma route jusqu'à Téhéran où m'attendait la rentrée scolaire. J'ai vu la Cappadoce rapidement, au coucher du soleil.





La brièveté de mon passage n'est pourtant pas la seule explication. En 1971, j'avais été sensible moins au pittoresque des villages qu'à la beauté surprenante de ce paysage de Schtroumpfs. En 1990, ce sont les gens et leurs conditions de vie qui m'attirent. Je n'ai pas pris conscience de ce  changement sur le moment. En scrutant aujourd'hui mes diapos, je me trouve finalement bien différent en 1990 du voyageur des années 70.

Sur mes photos d'il y a 20 ans, je recense beaucoup moins de vestiges antiques que dans celles d'il y a 40 ans, beaucoup plus de paysages, notamment urbains. Les années de Khâgne s'étaient éloignées dans un passé nébuleux. Surtout, je pense que j'étais devenu sensible à la disparition de la société traditionnelle qui s'était accélérée en France depuis mon enfance.

Dans le petit village d'Auvergne où j'ai passé 2 ans dans les années 50, la vie n'était pas fondamentalement différente de celle de l'Anatolie de la fin du siècle : les charrettes de foin avançaient au pas lent des boeufs, sur des chemins poussiéreux ou boueux. Après 1972, les années Pompidou allaient marquer une rupture radicale dont 20 ans après on prenait la mesure. Je retrouvais cette société traditionnelle en Turquie en 1990 et je voulais en porter le témoignage.

C'est ainsi que je m'explique toutes ces photos de Konya, en pleine Anatolie, ainsi que ces images des travaux des champs accomplis de manière traditionnelle.

Pour commencer, présentation de Konya par ses 2 établissements religieux anciens. Cela, au moins, n'a pas changé !


1990
La mosquée Ala'aDïn

1990
Le Mausolée Jahäl ud Dïn, du nom du mystique soufi qui fonda la secte des Derviches.

Voici maintenant la rue principale de Konya en 1990.


 On remarquera le tablier souple du triporteur qui donne l'impression que la roue n'est pas actionnée par un guidon. Autre exemple ci-dessous.


Et pendant que je suis sur ce thème, voici un autre triporteur en 1990 :












Les cireurs de chaussures n'attendent pas les touristes mais le citadin soigneux




1990
Le décor alpestre de sa boîte à cirage est plutôt curieux.


Les travaux des champs témoignent aussi de la survivance en 1990 de techniques traditionnelles  : on moissonne à la faucille.







1971
Les femmes glanent les derniers épis.

Cette Turquie des petites échoppes et des travaus des champs effectués à la main n'a sans doute pas complètement disparu. Pourtant, 20 ans plus tard, en 2011, je serais sans doute surpris par le changement d'une Turquie qui se modernise à toute vitesse, si j'en juge par les images collectées sur Internet.

En 1990, le réfrigérateur était encore de l'ordre du rêve pour la plupart.

Cappadoce 1990

Aujourd'hui, Konya a beau avoir gardé son nom antique (Ikonium), elle est devenue, selon Wikipédia, la ville la plus étendue de Turquie.

 Vous aurez sans doute de la peine à repérer la Mosquée et le Mausolée  dans cet océan d'immeubles.




Mais, plus que l'essor économique, c'est, semble-t-il d'après la même source, l'explosion du tourisme de masse qui crée les plus formidables ravages. Le port d'Antalya n'avait que peu changé entre les années 70 et les années 90. En revanche, en 2010, le port est devenu méconnaissable avec son embouteillage de bateaux de plaisance.

En 1971, les bateaux de pèche sont sur le quai principal. Ils n'ont pas été relégués de l'autre côté, le long de la jetée. On imagine l'agacement des pécheurs devant les hordes de touristes désoeuvrés qui n'ont pas de caisses de poisson à transporter.

1971

1971

1971

Le port d'Antalya tel que je l'ai photographié en août 1971 :



Le même port actuellement pris par un internaute presque du même point : les cargos ont quitté le port historique ; les pécheurs sont exilés au fond ; les bateaux de plaisance ont pris leur place.


Mais il y a bien pire : toute la côte entre Antalya et Mersin est envahie de constructions alors que je me rappelle encore mon émerveillement en 1971 devant cette côte sinueuse coupée de caps et de baies, ces petites plages solitaires, ces criques sauvages,  qui permettaient d'imaginer à quoi devait ressembler la Côte d'Azur, il y a 200 ans. 

Voici quelques images de cette "Côte Turquoise", toutes prises en 1971 :






Des rivières de lauriers descendaient jusqu'à la plage.


Cette baie est vierge de tout hôtel. Les cultures s'étendent jusqu'à la grève, comme depuis des millénaires.




Bananiers et lauriers en bord de mer. Ces petites bananes furent une découverte que nos bananes, énormes et farineuses, ne peuvent faire oublier.




1971

En 1990, le mouvement était déjà bien amorcé. Je ne me souviens  pas sur quelle plage éloignée quelque peu de la route, j'étais allé demander dans un hôtel s'il était possible de dîner. La grande barre de cette construction massive n'était pas très engageante mais les enfants avaient faim. J'étais reparti immédiatement, épouvanté : bien que planté tout seul au milieu de la plage, sans clôture (heureusement !), l'hôtel avait complètement privatisé cet endroit pour des touristes allemands. la seule monnaie utilisable était le mark.

Un autre soir ou peut-être le même, nous avions dîné en terrasse dans la petite ville d'Alanya. J'avais gardé un bon souvenir de cette petite ville construite en bordure de mer au pied de sa forteresse.

Alanya 1971

La baie d'Alanya 1971.

Depuis la terrasse du restaurant où nous dînions en ce soir de juillet 1990, nous pouvions voir, et surtout entendre, un flot continu de touristes bruyants qui arpentaient inlassablement la rue devenue piétonne, chaque vague suivie d'une autre vague, sans qu'on puisse distinguer un seul visage autochtone. Là aussi, les touristes que nous étions avaient chassé les Turcs de chez eux.

Aussi, écoeurés, avons-nous quitté bien vite la côte, sans poursuivre au delà de cette petite ville défigurée, afin de nous réfugier sur le plateau anatolien encore habité par sa population. En 1990, si l'on excepte les "spots" touristiques de la Cappadoce, on retrouvait les impressions éprouvées en  1971 lors de la traversée  de cette immense pénéplaine, immense et pourtant changeante.


Plusieurs lacs très étendus parsèment le plateau anatolien, jusqu'au lac de Van dont je parlerai plus longuement une autre fois.



Les montagnes (entre 3000 et 3700 m) ne sont jamais loin et gardent quelques traces de neige en plein mois de juillet.


Je n'ai pas gardé le nom de cette petite ville d'Anatolie, véritable station d'altitude où il fait bon vivre même  au coeur de l'été.


Dans cet univers varié qui offre des surprises à tout moment, il est doux d'aller de petits villages endormis...



1990



.... en petites villes paisibles





1990

 Est-ce qu'aujourd'hui le charme de l’Anatolie d'il y a 40 ans a disparu ? Je ne sais pas. Il est vrai qu'en 1990 déjà, je n'ai pas revu de cigognes sur le toit des maisons, comme en 1971 ; mais peut-être suis-je passé trop tôt dans la saison.

1971

Je suis certain, malgré tout, que cela reste une région merveilleuse à condition de prendre son temps, de sortir des lieux touristiques encombrés et de se rendre sensible à la beauté banale de la vie quotidienne.

1971

En prime, les Turcs ont vu leur  existence s'adoucir sans sombrer complètement sous le charme entêtant de la mondialisation à l'occidentale.

 1990

Même la côte sud  a dû garder de petites criques sauvages pour peu qu'elles soient difficiles d'accès. En 1990, tout n'était pas désagréable.

1990
La prochaine fois, je vous emmène plus à l'est encore, jusqu'au lac de Van, un des hauts lieux de l'Arménie médiévale. Un des endroits que j'ai préféré.

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