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mardi 27 mars 2012

"Si par hasard, sur le Pont des Arts ....

....tu croises le vent fripon, prudence, prends garde à ton jupon"
Il y a belle lurette qu'il n'y a plus aucun jupon sur le Pont des Arts, ni même de robes ou de jupes. mais il y souffle toujours un vent fripon qui ravirait Brassens.
En me promenant ce samedi soir, le long des quais de la Seine, dans l'espoir de trouver quelque scène de nuit à photographier, je pensais plutôt à des spectacles immobiles. Architecture illuminée, reflets dans l'eau. En fait, je fus séduit par des humains remuants et non des pierres immobiles.

La pointe du Vert Galant est également noire de monde. 

 Le Pont Neuf qui, comme son nom l'indique, est le plus vieux pont de Paris.

Le "côté sombre" : la Samaritaine qui n'est même plus capable de s'afficher en entier.
L'enseigne est devenue une curieuse promotion du fondateur de la démocratie chrétienne à la française (Jacques Maritain).
Dessous le triste cortège des voitures.
Heureusement, les reflets de ces voitures créent, par la magie du téléobjectif  des paysages de rêve.



Difficile de passer sans s'arrêter : la passerelle était noire de monde, quasiment infranchissable. Intrigué par un spectacle dont j'appris qu'il était quotidien, même si le samedi la foule était particulièrement dense, j'ai garé ma moto et empoigné mon appareil de photo. 


Les Immortels ne sont pas sous la coupole de l'Institut, mais sur le pont.
ce sont les jeunes qui se savent encore immortels. 

On ne devient pas impunément banlieusard depuis plus de 10 ans. Pour reprendre un vocabulaire que je n'aime guère, mais difficilement remplaçable, une population nouvelle s'est réapproprié ce lieu pour ses agapes diurnes et ses fêtes nocturnes.

Pour tous les Parisiens et je l'ai été près de 50 ans, le Pont des Arts a un charme particulier et peut-être ambigu. Noire passerelle métallique, grillagée, elle est, plus que les ponts de pierre aux couleurs chaudes d'un matériau naturel, le Pont des Amours et de la rêverie. Elle prend tout son sens quand on regarde vers l'est, vers l'île de la Cité. Le paysage urbain est magnifique. Surtout, on ne peut qu’être charmé par ce qu'insinue en vous ces 2 bras de la Seine qui confluent juste devant vous avant de se glisser, unis, sous vos pieds. Ne peut-on imaginer plus beau symbole ? De l'autre côté la vue est plus indécise, comme un quotidien un peu trop rectiligne entre la majesté un peu froide du Louvre et l'agitation, tout aussi rigoureuse, des quais envahis de voitures.

Les lignes rectilignes du Louvre gagnent à n'être vues que derrière de souples silhouettes.

Restons face à l'est. Il sera bien temps de sonder l'ouest. La Tour Eiffel  en surveille  l'étendue informe.




La vue vers le pont du Carrousel, soyons juste, réserve quelques beaux aperçus, malgré tout, grâce aux lumières.
On dirait comme un orgue inversé.


Le Pont  des Arts n'a jamais été pour moi le Pont des Amours. "Mon" Pont des Amours, c'est le Pont des Soupirs qui franchit le canal du Thiou à l'endroit où le lac d'Annecy s’engouffre dans et sous la ville. Je l'ai franchi tous les matins, pendant un mois, il y a bien longtemps, quand, mon vélo à la main, je raccompagnais ma première copine du domicile de ma mère où elle avait passé la nuit, jusqu'au club de voile où elle était monitrice (et où j'avais mon 5O5, pour les connaisseurs. J'étais bien meilleur régatier qu'elle !).

Mon seul souvenir parisien émouvant en ce lieu, c'est d'avoir regardé une éclipse de lune, accoudé à la rambarde avec ma fille, face à l'est justement.

Mais continuons sur les curiosités de cette passerelle. Ce premier pont métallique de France a été construit par le Premier Consul selon une technique anglaise, pendant le court moment de paix avec l'Angleterre, après la paix d'Amiens. Un pont si parisien, en fait anglais ?

Depuis sa construction, la passerelle a perdu 2 arches. 9 au début du XIXème siècle, elles ne sont plus que 8 au milieu du siècle en 1852. J'ai vécu son passage de 8 à 7 arches, son format actuel. Je me souviens bien de la barge qui l'avait heurtée en 1979. Elle est restée encastrée un bon moment. Le pont été condamné à ses 2 extrémités. La reconstruction, d'une toute nouvelle passerelle, qui ressemble à l'ancienne, mais n'en conserve aucun élément, s'est étalée sur 4 ans, 1981 à 1984, exactement 180 ans après la construction initiale.

Hier la Passerelle était à la pointe de la technologie, une démonstration du savoir-faire industriel. Aujourd'hui elle est simplement romantique. Sa structure, avec son parapet ajouré, autorise d’autres usages que la simple circulation des piétons. Enlacés par deux, ils veulent rester sur le pont à jamais, sur ce pont qui vit leur premier baiser. Alors ils s'attachent à lui. Ils fixent un cadenas gravé de leurs noms ou de leurs initiales. Cette pratique date, parait-il, de 2008. Je suis fasciné de voir comment si rapidement une pulsion individuelle (qui n'est pas née ici, je suppose), devient une pratique sociale.




Mais, revenons en un temps, 1984, où c'est sa fonction de circulation qui venait de lui être restituée à notre belle passerelle à qui l'on avait écarté les jambes pour faciliter le passage des péniches et des bateaux-mouche.Elle était donc rouverte quand j'en ai eu besoin ! D'accord, il n'y a pas de lien ! Mais ce fut bien agréable. matin et soir, de la traverser à vélo pour me rendre de la rue Saint Sulpice au Palais Royal où j'avais mon nouveau bureau à la Direction du Patrimoine. Je me rappelle même un fait de guerre sur ce pont : j'avais , sans le vouloir, écrasé un pigeon, sans doute malade. C'est dire qu'il m'arrivait de la franchir à bonne allure, ce qui serait totalement impossible aujourd'hui.

Je me souviens encore de mes efforts pour me détendre, relâcher les mâchoires que je serrais involontairement, alors que je descendais vers la Seine, déjà préoccupé des tâches de la journée. Je me forçais à penser au bonheur d'être là, là, c'est à dire dans la rue, sur mon vélo et pas déjà dans mon bureau, de descendre sans effort vers le fleuve. Je me faisais une obligation de savourer ce court moment de liberté dans une journée de contraintes. Arrivé sur le Pont, je n'avais plus besoin de me forcer. Le spectacle suffisait à distraire le cadre le plus préoccupé. Puis je traversais le Louvre, montais 4 à 4 les escaliers de la rue de Valois pour retrouver mon bureau si agréable avec ses 2 fenêtres donnant sur le jardin du Palais Royal. C'était bien le seul plaisir charnel que l'on pouvait ressentir dans cette administration compassée (avec, je dois dire, un autre plaisir, celui d'arpenter tous les toits de tous les monuments de la capitale. J'ai plein de photos et j'en ferai peut-être une chronique).

Maintenant, les vélos ne risquent plus d'écraser des pigeons. Tout au plus des bouteilles de plastique, des assiettes en cartons et des montagnes de mégots. Ils zigzaguent entre les groupes, honteux de rendre un temps le pont à son ancienne fonction, permettre la traversée de la Seine, alors qu'il s'est transformé en gigantesque boîte de nuit à l'air libre.

Cette masse humaine compacte semble informe au premier abord. En fait, on distingue vite des niveaux. Plus ou moins avachis sur le sol, des petits groupes continuent de boire après avoir fini leur diner. Soit habitude suffisamment ancrée pour qu'elle se conserve jusqu'en ce lieu, soit contrainte pour ne pas s'asseoir dans les assiettes sales, chacun nettoie plus ou moins bien son petit coin. Malheureusement les poubelles sont rapidement pleines.



Le maintien d'un minimum de propreté est un des problèmes d'ordre public de cette "réappropriation". L'autre, c'est la sécurité. Un participant me dit que la fréquentation avait baissé un temps, car le lieu était devenu peu sûr. Depuis la police patrouille régulièrement et l'affluence est revenue. La police sillonne également la Seine. Je ne crois pas que cela ait beaucoup d'incidence sur le Pont des Arts d'où l'on admire, par contre, les arabesques de lumière que la vedette trace dans son sillage.





Au dessus de ces groupes qu'il faut prendre garde de ne pas écraser, d'autres se tiennent debout ou juchés sur les bancs qui partagent la passerelle en son milieu. On discute, on fume, on boit dans des récipients les plus divers, on s'embrasse dans la bourdonnement incessant de ces centaines de voix enrouées d’avoir trop criée pour se faire entendre de son voisin immédiat.










Dans cette masse que l'absence de lumière rend indistincte, des visages émergent parfois, allumés par un réverbère. Mais l'apparition est fugace. L'appareil de photo permet de saisir ces instants qui seraient presque invisibles autrement.


Cagoulée de cheveux. 

La main d'un ange désignant Dieu, le visage d'une Madonne. Que rêver de mieux 
pour un photographe. ? L'homme, lui, il préfère, bien sûr, sa noire sorcière.



Digne de Zurbaran ou du Caravage.


Mon nouvel ami Cédric 

Parfois, il vaut mieux se contenter de la queue du cheval. 

Le temps des Apaches n'est pas si loin.

Elle a traversé le Pont, d'un petit air crâne : arrête-moi, si tu oses. Mais tu n'oseras pas. Dommage !




Les visages, c'est comme les voix ou les accents : certains sont typiques de leur époque.
Au point qu'on a l'impression de presque connaître cette jeune femme. 






Ici ou là, des musiciens essaient de se faire entendre malgré les sonos déchaînés des dansseurs. Leurs auditeurs se penchent vers eux pour attraper quelques notes.



C'est la danse, bien sûr, l'activité qui secoue par moments toute la passerelle. Danse de groupe, où les plus timides peuvent s'exprimer sans crainte.



Danse où le doigt dressé vers le ciel, la bouteille brandie au dessus des têtes, veulent attirer, au contraire, l'attention des dieux et des demoiselles.


Les doigts tendus tracent aussi l'invisible faisceau de tous ces liens qui se réunissent, symbole du groupe assemblé, dans quelque point situé au dessus-de leur tête.


Et quand la main retourne vers le sol, n'est-ce pas pour montrer du doigt celui qui cherche à échapper, par exhibitionnisme, à la dictature d'airain du groupe ?

D'autres préfèrent danser à 2 en pleine lumière. Je ne suis pas sûr d’avoir entendu la musique qui guidait leurs pas. C'était inutile. Leurs gestes, travaillés, qui se cherchaient parfois sans se trouver tout à fait, leurs gestes se suffisaient à eux-mêmes, comme une chorégraphie sous-marine. La musique, elle était dans leur tête, et elle était partagée, accordée, devrais-je dire.






Puis, tout s'arrêtait sur un fougueux baiser. Pour reprendre de plus belle.






Au passage, pourquoi pas.... 

Des mains qui se cherchent.... 

...qui se trouvent... 

... pour une tendre caresse ou le geste théâtral d'une danseuse un peu trop sophistiquée, on ne sait.

Qui oserait troubler ce couple si accordé à soi-même, petite bulle qui se déplace avec légereté au milieu de la foule qu'elle ne voit plus. Mais si, certains osent un conseil ou une critique, je n'ai pas entendu.


Cette convivialité bon enfant, c'est ce qui m'a le plus frappé. Certains sont visiblement en couple stable, mais beaucoup sont venus seuls ou avec un groupe d'amis. L’objectif n'est pas de rester entre soi mais de rencontrer d'autres électrons. Par moments, j'ai retrouvé ce goût du beau mois de mai 68, où tout le monde parlait à tout le monde, pour s'invectiver, se sermonner mais aussi pour s'écouter.

Vous me direz, ce groupe est bien homogène. Tous du même âge avec les mêmes goûts, peut-on parler de rencontres quand c'est le même qui interpelle le même ? Mentionnons d'abord, la multiplicité des nationalités (toutes européennes, toutefois). Le Pont des Arts doit faire partie des must de leurs guides. Il y a surtout un évident brassage social. Enfin, j'ai incarné à moi tout seul, la diversité des âges.

Quand celui dont je saurai une demi-heure plus tard qu'il se prénomme Cédric s'est dirigé droit vers moi  en me demandant ce que je photographiais, et pourquoi, j'ai cru une seconde qu'il me prenait pour quelque gêneur. Pervers ou flic. Pas du tout, il voulait discuter avec cet être bizarre qui avait bien plus que le double de son âge. Plombier dans la banlieue nord, il avait beaucoup;pratiqué la photo et la vidéo. Après cette longue conversation, on se revoyait de loin en loin, pour poursuivre sur d'autres sujets que ma pudeur bien connue (pudeur morale, bien sûr, qu'allez-vous penser ?) m interdit de rapporter. 

Revoici Cédric, avec une jeune femme dont je n'ai pas réussi à savoir si elle l'accompagnait ou s'il l'avait rencontrée sur le pont. A mon avis, en cette nuit de printemps, quelques verres après, la question n'avait pas beaucoup d'importance pour lui.

Puis c'est une irlandaise qui m'entreprend dans un français extrêmement châtié qu'un accent vigoureux rend pourtant difficilement compréhensible. Petit à petit, le photographe est intégré. On me fait des signes de loin, puis on exige que je prenne une photo.


Comment résister à ce regard qui, écartant les obstacles, se tend, sinon vers vous, tout au moins vers l'objectif.  En fus-je troublé ou bien son geste fut trop vif pour mon obturateur. C'est dommage, car sa beauté méritait d'être nette.

Un petit coup de jaja. Là, on aurait pu rester dans le vague.

et c'est la photo de famille, de cette famille dont tous les membres s'ignoraient quelques heures auparavant. On reconnait Cédric et la petite irlandaise.


Pourtant mon objectif n'est pas toujours tendre et je m'amuse parfois, gentiment, à leurs dépens.

Celui-ci rêve de mêler sa tignasse brune à cette grande walkyrie échevelée.


Celui-là semble rêver d'un Messie qui descendrait sur terre alors qu'il a simplement envie de monter, lui au paradis, mais pas tout seul.


Cet autre semble brusquement effrayé par sa compagne. Ne devient-elle pas quelque monstre velu de la Guerre des Etoiles ? Puis, un effort pour dissiper les vapeurs d'alcool plus loin, il se rassure. C'est bien toujours elle.





Un des thèmes qui me ravit, c'est le changement de comportement entre garçons et filles. Cet intérêt suffit à me convaincre que le machisme dont je prétends me défaire est bien inscrit dans une histoire ancienne. En voyant ce couple, je ne me demande pas "où sont passées les neiges d'antan" mais les mâles d'autrefois.

Ressaisis-toi ! 


Dans ce couple, c'est la jeune femme qui ponctue, d'une bouteille vigoureuse, des propos qui laissent son compagnon sans voix.



Mais cette étrangeté me plait. Merci de m'avoir accueilli parmi vous de ne pas vous être choqué de mon voyeurisme qui s'est toujours voulu attentif à la beauté de votre jeunesse. Et merci  à ceux, et encore plus à celles, qui ne voulaient pas croire à mon âge canonique. Vous y mettiez une conviction qui faisait chaud au coeur.

Il faut dire que cette génération vit dans un monde d'images. Le monde, ce qu'il vive, ne leur semblent pas vraiment réel, tant qu'ils ne l'ont pas photographié. Plus exactement, tant qu'ils ne se sont pas photographiés dans ce monde, eux au milieu de ce monde, ils ne lui sont pas présents. D'où tous ces portables dressés au dessus des têtes, pour filmer le groupe en train de se trémousser et soi au milieu du groupe.

Je me demande ce que donnent ces clichés. Beaucoup de mes photos ont une netteté" approximative. La plupart ont été prises au 30ème, voire au 20ème et même au 10ème de seconde. Ne bougerais-je pas (merci à l'inventeur du stabilisateur), mon sujet n'est pas, lui, totalement immobile, même lorsqu'il est captivé par le serpent qui agite la bouteille sous son nez.  

Il faut dire que ces photos de téléphone ne sont pas destinées à être regardées ensuite, tout au plus postées : elles sont seulement un gage de vérité et de réalité. je photographie, donc je suis.  Je l'ai vécu puisque je l'ai photographié.

C'est pourquoi je peux sans gêne pour moi sans gêne pour rendre un dernier hommage à la fonction première du Pont des Arts, celle qui veut qu'il soit, disons plutôt, celle qui veut que la Passerelle des Arts (c'est nettement plus émouvant au féminin) soit la Passerelle des baisers.


Le baiser fait des bulles... 

...puis la bulle vient se poser sur l'improbable couple de la Belle et de Bête.

La passerelle n'inspire pas seulement des baisers amoureux. J'étais émerveillé de toutes ces embrassades, garçon à garçon, fille à fille. Je ne pense pas qu'il s'agissait de couples de gays ou de lesbiennes. Je n'ai pas vu de baisers fougueux, bouche à bouche, langue à langue, mais des étreintes passionnées bien que chastes. Un universel amour déversé, pour quelques heures, sur tous, les beaux, les laids, les jeunes, les vieux.

Telle fut cette nuit. Légère et belle comme un papillon qui traverse un univers lourd et sombre de larves qui gesticulent de douleur.