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jeudi 12 septembre 2013

C'était 68.

"En 68, t'étais où toi ?". La femme qui me pose cette question a le même âge que moi  mais ses souvenirs soixantehuitards sont plus précis que les miens car je mets du temps à comprendre le sens de sa question. Avant de saisir de quelle nostalgie elle me parle, je réponds bêtement  : "à Paris. Pourquoi ?".

Je finis par lui avouer à sa grande déception car elle espérait sans doute une longue discussion sur les différents mouvements "révolutionnaires" de l'époque : "Nulle part". J'étais effectivement nulle part pour ne pas dire franchement à l'ouest.

Toute cette époque me semble bien lointaine. Je n'arrive pas à retrouver le garçon de 23 ans que j'étais alors. Le souvenir de la belle jeunesse enfuie masque tout. La première image qui me vient quand j'évoque 68, c'est celle du soleil de ce joli mois de mai filtrant au travers des arbres du boulevard Saint Michel ou du boulevard Edgar Quinet où j'habitais un petit appartement sous les toits dans une maison aujourd'hui disparue. Du soleil, mais aussi de ces interminables discussions animées qui opposaient étudiants et gens du quartier. Tout le monde parlait à tout le monde car tous, à l'exception d'une poignée de militants, on était un peu perdu devant ce qui se passait et qui nous avait surpris.

Pour être surpris, je l'étais plus que d'autres. Le choc avait été violent entre la rigueur de la préparation de l'agreg de philo et le débraillé de la rue. Ma vie était réglée comme l'entraînement d'un cheval de course avant le Prix de l'Arc de Triomphe. Le matin, ballade à moto jusqu'à Saint Cloud où je suivais comme auditeur libre les cours de préparation dispensés par l'Ecole Normale supérieure dite, justement, de Saint Cloud. C'était la petite soeur masculine de celle de la rue d'Ulm, comme il y avait pour les filles Sèvres et Fontenay. Cette séparation garçons/filles que j'avais toujours connue, sauf mes 2 dernières années de primaire dans un petit village d'Auvergne, nous semblait à tous normale, comme la hiérarchie entre Ulm, prestigieuse, et Saint Cloud plus professionnelle. Cette double caractéristique, hiérarchie et séparation des sexes était évidente pour tous, sauf pour les étudiants de Nanterre qui avaient déclenché le mouvement en contestant, le 22 mars, l'interdiction faite aux garçons de rejoindre les filles dans leur dortoir.

Je ne me souviens pas d'avoir entendu parler de ce 22 mars. J'écoutais peu la radio et puis j'étais marié depuis quelques mois. Les problèmes des garçons célibataires ne me concernaient pas. Pas besoin de draguer les filles hors du foyer. Je pouvais me consacrer complètement au boulot.

A Saint Cloud, c'était philo + philo et encore philo, déclinée selon les différentes épreuves du concours. Je ne me souviens que de 2 profs. Philonenko (prénom oublié ou peut-être jamais connu) à qui je dois une fière chandelle car j'avais assisté à son premier cours sur la dialectique du maître et de l'esclave de Hegel : il m'avait fourni l'essentiel de la matière de ma 1ère dissert (histoire de la philo) "La dialectique chez Platon et Hegel". L'auteur du sujet ne s'était pas foulé. Philonenko pour Hegel et un livre d'un auteur oublié et peu connu pour Platon et le tour était joué pour un "ressemblances / différences" ou "différences / ressemblances" auquel se ramenait, en définitive, tout plan, même s'il fallait en masquer l'articulation grossière sous une rhétorique éprouvée.

L'autre prof, qui nous dispensait l'essentiel de l'enseignement, Jean-Toussaint Desanti était un personnage. Ancien berger corse, marié à la psychanalyste Dominique Desanti, il était devenu un spécialiste reconnu (et peu lu) de l'épistémologie des mathématiques. Un phrasé lent, ponctué par le besoin de ne pas laisser s'éteindre son éternelle pipe (car, autre phénomène de l'époque, il pouvait fumer sans vergogne), une voix rocailleuse et chaude, c'est tout ce qui m'en reste. Pour le fond, je crois que je ne comprenais pas souvent de quoi il s'agissait dans cette classe d'une trentaine d'étudiants. Puis je rentrais dans mon petit 2 pièces mansardé pour travailler. Le soir, un copain qui préparait le même concours, venait me rejoindre jusque tard le soir. On partageait nos ignorances, on se faisait peur en se proposant les sujets les plus sophistiqués. Tout ça, pour un "La dialectique chez Platon ou Hegel" ou "De la mémoire ou de l'oubli, lequel dépend de l'autre" (là, c'était les Confessions de Saint Augustin qui m'avaient sauvées). A pleurer rétrospectivement. J'ai oublié le sujet de la dernière des 3 dissertations de 7 heures qui composaient les épreuves de l'écrit. Ce devait être du même tonneau.

Quelques cafés pris à la va-vite, quelques visites chez mon père ou, le week-end, dans ma belle famille, à la campagne, ou chez mon beau-frère, brillant philosophe, en banlieue, et c'était tout. Puis, début mai, ce fut le concours, dans une immense salle improvisée au milieu d'une usine désaffectée, quelque part dans le 13ème arrondissement, près de la statue de Jeanne d'Arc. Il me semble que c'était une ancienne usine Delage, remplacée aujourd'hui par des immeubles. Ce choix bizarre avait-il un lien avec les perturbations de ce début mai ? je ne le crois pas. Toute l'organisation devait remonter bien avant le 22 mars. Le grand centre d'examens d'Arcueil, où je passais 5 ans plus tard le concours de l'ENA n'était peut-être pas construit.

Paradoxalement, la semaine du concours fut un moment plus festif que sa préparation. Les 3 disserts s'étalaient sur une semaine, séparées par un jour de repos. Après les épreuves, pour me détendre et ne pas penser à tout ce que j'avais oublié d'écrire, c'était cinéma. Les jours intercalaires, ballade en voiture dans les environs. Je ne me souviens que d'une seule, jusqu'à la terrasse du parc de Saint Germain en Laye. Encore un souvenir lumineux de soleil et de ciel bleu.

C'est dans une des salles du Luxembourg, le petit cinéma de la rue Monsieur le Prince, que je pris vraiment conscience qu'il se passait quelque chose. Pris conscience n'est pas la bonne expression. Je constatais plutôt qu'il se passait quelque chose, sans chercher à prendre une minute pour tenter de comprendre ce qui se passait. J'étais dans ma bulle et ne voulais ni ne pouvais en sortir.

Était-ce le 6 mai, jour du début du concours, ou le 8, je ne sais (j'ai vérifié les dates dans le calendrier car, comme toujours, mes souvenirs sont comme une musique sans paroles, des impressions plus que des faits datés). Les choses, je l'appris ensuite, avait vraiment commencé le 3 mai et le 6, déjà, les bagarres entre étudiants et policiers battaient leur plein. Toujours est-il, que ce 6 ou 8 mai, le nuage de gaz lacrymogènes était suffisamment dense pour s'insinuer dans la petite salle du Luxembourg, nous portant tous à pleurer devant un film qui ne devait pas le justifier car je prenais soin, dans mon souci exclusif de détente, de "ne pas me prendre la tête", avec le genre de film que j'aimais par ailleurs (façon Bergman, par exemple). Je n'ai pas de souvenirs précis, mais je parierais pour un western, un genre que j'affectionnais particulièrement à l'époque.

Je crois qu'en sortant j'étais plutôt ahuri et nous sommes allés nous coucher sans rencontrer d'obstacles particuliers. Les rues n'étaient pas encore jonchées d'arbres, de voitures brûlées et de pavés.

Tout a commencé pour moi dans la nuit du 10 au 11 mai, la fameuse nuit des barricades. Mon père avait décidé en cette année universitaire 67/68 qui suivait juste mon mariage en juin 67, que nous viendrions dîner tous les mardis. Inutile de dire que je refusais, par mon inertie, de me plier à cette discipline insupportable. Mais en ce vendredi 10 mai, jour de la fin de l'écrit, j'étais plutôt content de cette sortie jusqu'à Neuilly. Pourquoi ne m'y suis-je pas rendu avec ma moto adorée ? Peut-être ma vieille CEMEC achetée aux enchères à la gendarmerie de Versailles, avait-elle une de ses pannes que pouvait justifier son vieil âge et son manque d'entretien faute d'argent ? Était-ce parce que les rues devenaient malcommodes en cette période troublée ? Je crois plus simplement que ma femme, toujours impressionnée par les visites chez mon père avait exigé de prendre le métro pour ne pas froisser sa robe. De toute façon, ce n'était pas le mauvais temps qui motivait ce déplacement dans un métro encore bringueballant car, la nuit était si douce que nous décidâmes, au retour, de quitter le métro à Châtelet afin de remonter à pied le boulevard Saint Michel jusqu' à notre petit appartement. Quelle inconscience !

Quelle stupeur aussi devant les ponts barrés par la police, la nécessité de faire un  long détour pour arriver à traverser une Seine devenue pour un temps un obstacle infranchissable. Pour le reste, à condition d'éviter le Quartier Latin, pas de problèmes. Tout le monde a rendu hommage au préfet Grimaud qui chercha à éviter, tout au long des événements, d'acculer les manifestants à quelque action désespérée. Il y avait toujours moyen d'échapper aux charges de la police qui cherchait à disperser, non à enfermer dans une nasse pour rafler le maximum de gens. On imagine ce qui aurait pu se passer, si Papon, le sinistre préfet du massacre de Charonne n'avait pas été remplacé en 1967 par Maurice Grimaud. Ce dernier est décédé, il y a 4 ans, à 95 ans. Il était l'oncle d'un de mes meilleurs copains de l'époque. J'ai eu la velléité, bien brève, de me tourner vers des études de droit pour devenir commissaire de police, afin de découvrir "la vraie vie" ! Il n'était pas pour rien dans ce projet vite avorté.

Ce qui m'étonne rétrospectivement c'est mon absence totale de curiosité sans parler d'une quelconque envie de m'engager dans le mouvement. Ce monde extérieur que j'avais mis entre parenthèses depuis de longues semaines me paraissait bien étrange. Mais tout me semblait étrange dans cette liberté retrouvée. Le simple spectacle de la rue était étrange, comme pour  un prisonnier brusquement jeté dans le brouhaha de la ville après des années en prison.

C'est le lendemain matin que la réalité me sauta à la figure. J'avais dû entendre parler des affrontements de la nuit à la radio ou par un copain et nous nous étions rendu tôt dans le Quartier Latin, méconnaissable avec ses voitures brûlées, ses rues dépavées et ses arbres sciés. La petite rue Royer-Collard était particulièrement impressionnante. Toute circulation y était impossible, un vraie spectacle de guerre comme on en voit, les ruines d'immeubles en moins, dans les villes du Moyen Orient en proie à la guerre civile.

J'étais en vacances, l'oral éventuel dans plusieurs semaines. Ai-je su rapidement qu'il était reporté en septembre ? De toute façon, il était hors de question de se remettre au travail. C'est toute la ville qui était en vacances à partir du 13 mai, jour de lancement de la grève générale.

Au début, ma participation fut surtout universitaire. J'ai quelque honte à me souvenir d'avoir participé assez énergiquement au piquet de grève qui a empêché la tenue du concours de l'agrégation de lettres, moi qui avais eu la chance de passer la mienne juste avant l'orage. Action réussie, mais ce n'était pas bien difficile de bloquer des étudiants morts de trouille, puis longue discussion dans un café de la rue du Four avec quelques camarades et René Schérer, notre prof de philo d'hypokhâgne, plus enragé que les plus enragés.

Un mot en passant sur René Schérer. Il représente un des aspects de mai 68 plutôt répugnant : l'éloge de la pédophilie, l'intelligence totalement asservie au désir, la perte de toute lucidité dans la description d'un monde utopique où adultes et enfants communieraient comme des égaux, partageant les mêmes désirs "innocents" d'un Eden du sexe.

En hypokhâgne à Henri IV, je ne savais rien de tout cela. Ses cours, notamment sur Husserl ou Heidegger nous passaient largement au dessus de la tête, d'autant plus que sa surdité l'empêchait d'être géné par le brouhaha permanent de nos conversations. Nous nous étions aperçus de cette infirmité le jour où il nous avait demandé de nous taire, dans un rare moment de silence de la classe. Il avait une tête étonnante, à la fois belle et inquiétante, un crâne dont la structure osseuse était à peine masquée par une fine couche de peau.

Je nai pas trouvé de photos de lui à cette époque. Pour en avoir une idée, on peut consulter un portrait d'Eric Rohmer, son frère ainé (je viens d'apprendre cette parenté sur Internet). Je m'amuse à imaginer les conversations des 2 frères : l'auteur de Ma nuit chez Maud, nuit chaste et pourtant pleine de sensualité et l'apologiste de la pédérastie sans frein.

Quelques images éparses me reviennent. Le coup de poing avec les CRS place du Panthéon pour je ne sais quelle autre manifestation. Je sens encore la ridicule inefficacité de mes coups. On ne s'improvise pas boxeur ou bad boy. Ce devait être au début car la masse bleue des CRS est encore coiffée du calot réglementaire et non du casque protecteur. Sur cette même place, j'avais dû remettre à la police les démonte-pneuxs que je trimballais toujours dans les sacoches de cuir de ma moto. De belles armes assurément dont je n'aurais imaginé, grands dieux !, de me servir contre qui que ce soit, même si je scandais, comme tous, le poing levé, "CRS!= SS!". Pas de quoi être fier je vous l'accorde.

D'autres images sont plus amusantes. Dans la rue Monsieur Le Prince complètement bouchée, je retrouve un copain de khâgne, son Alfa Roméo arrêtée au milieu de la petite rue et toute étonnée d'avoir quitté la quiétude du garage de son hôtel particulier du XVIème. Les vitres baissées, on écoute Europe 1 nous informer, nous et la foule dense qui se faufile entre les voitures, de ce qui se passe à quelques dizaines de mètres de là.

J'étais plus spectateur qu'acteur. Spectateur passionné, enthousiaste, fasciné de plus en plus par le romantisme de la "révolution". On passait de la Sorbonne à Censier, on écoutait pendant des heures des orateurs improvisés au théâtre de l'Odéon.  Mais l'idée d'adhérer à l'un ou l'autre des mouvements qui tenaient la sellette ne m'a jamais effleuré. Leur phraséologie, leur violence verbale et surtout ce sectarisme intolérable qui les faisait se battre les uns contre les autres plus que contre les institutions abhorrées et "l'ennemi de classe" étaient si manifestement en contradiction avec ce qui se passait dans la rue, la parole libérée, la camaraderie de rencontre, le sentiment d'appartenir à une jeunesse conquérante et libérée, que je n'en ressentis jamais le désir.

J'étais pourtant, comme la plupart de mes camarades de khâgne ou de Saint Cloud totalement gagné aux idées de Marx dont j'avais lu avec application quelques livres du Capital. L'URSS n'était peut-être pas un modèle, mais le communisme restait un idéal que je défendais avec ardeur dans les repas familiaux. Dans ma belle famille, notamment, 2 clans s'affrontaient avec une violence verbale digne de la LCR. L'atmosphère  ressemblait à celle qui devait planer dans nombre de familles lors de l'affaire Dreyfus. Mais tout ceci restait bien intellectuel.

J'étais émerveillé par la force démonstrative des livres de Louis Althusser qui appliquait une lecture structuraliste aux écrits de Marx. Il y avait une véritable science politique qui disait, non le Juste, comme dans les théories politiques classiques, mais le Vrai. Nul doute sur ce qu'il fallait faire. D'ailleurs, je me voyais devenir un spécialiste de philosophie politique. L'agrégation était le moyen de réaliser ce projet. Et voici que étudiants et ouvriers rassemblés, tout au moins le croyais-je alors, rendait possible la révolution. Chacun s'enthousiasmait de l'enthousiasme de l'autre, l'esprit critique se terrait au fond de chacun de nous, avec sa bien faible lueur comme un vague remords. Les adultes, professeurs, journalistes, nous emboîtaient le pas. Comment ne pas croire que c'était arrivé ?

Aussi ai-je essayé de sortir de ma bulle universitaire pour aller à la rencontre de ces fameux ouvriers. Je me vois dans une pièce sombre, peut-être en sous-sol, aux Beaux Arts avec Alain Geismar en train d'organiser le blocage des cars de "jaunes" qui venaient travailler à l'usine Renault de Flins toujours en grève. Le petit groupe, une vingtaine d'étudiants, était surchauffé. J'étais scandalisé par la discussion portant sur les moyens de durcir la lutte. Quelqu'un proposa par exemple de se procurer des billes d'acier et d'improviser des lance-pierres. Heureusement Geismar était plus pragmatique et moins excité par l'odeur du sang.

Nous voilà donc embarqués dans plusieurs voitures, direction Les Mureaux, le village le plus proche de l'usine. Une famille de militants communistes nous accueille dans leur HLM. On discute tard. De la situation en France mais surtout de ce qui se passe dans le monde. Je suis frappé par la connaissance internationale de nos hôtes. Ce sont bien des communistes internationalistes. Puis on s'allonge par terre pour une courte nuit.

Le lendemain matin, nous sommes à 5h sur une petite route de campagne qui serpente au milieu des champs. Il fait un temps splendide mais nous sommes tendus. Voici un premier car d'ouvriers qui s'arrête devant nous qui barrons la route. On monte dans le car sans difficultés pour expliquer la signification de cet arrêt imprévu : ils doivent descendre. Ils ne doivent pas briser la grève. C'est la révolution.

Ce sont tous, apparemment, des maghhrebins. Ils sont mal réveillés, ahuris, ne comprennent rien à ce qui leur arrive. Qui sont ces étudiants excités, pourquoi les empeche-t-on d'aller travailler ? Mais ils s'exécutent et le car repart à vide.

A partir de là, j'ai un blanc total dans mes souvenirs. A quelle distance sommes-nous du village des Mureaux ? Comment nous nous y sommes retrouvés ? Je me revois aux Mureaux, galopant devant une escouade de policiers locaux. On est bientôt bloqués par les grilles d'un jardin public encore fermé à cette heure matutinale. Nous escaladons la grille tant bien que mal. Elle est haute. A côté de nous, quelqu'un, homme ou femme, je ne sais plus même si ma mémoire, avide de sensationnel, me suggère qu'il s'agit d'une jeune femme, est interceptée avant de pouvoir basculer de l'autre côté. Elle s'aggrippe aux barreaux, mais c'est le flic qui a finalement gain de cause. Elle reste de l'autre côté.Je vois que ma femme est accrochée par un vêtement mais je poursuis mon escalade et passe de l'autre côté où elle me rejoint finalement sans encombre. Je ne suis pas très fier de moi.

Le franchissement de la grille ne nous offre qu'un court répit. On est cueilli de l'autre côté par une troupe d'"anges de la route". Décidémment, on avait mobilisé toutes les forces disponibles. On se rend sans résistance, plutôt soulagés. La police locale, d'autant plus violente qu'elle était terrorisée par la population ouvrière qui l'entourait, avait une telle réputation qu'il était bien agréable de leur échapper.

Ensuite, c'est "panier à salade", long trajet en file serrée de cars sirènes hurlantes, jusqu'à Paris, au fameux Beaujon, l'ancien hôpital transformé en dépôt de police. Certains ont raconté avoir subi quelques violences. Pour ma femme et moi, rien de tel. Nous n'avons eu à subir que l'ennui d'une longue journée allongés dans la poussière d'une cour ensoleillée et une nuit inconfortable, sans compter, sans doute une inquiétude dont ma mémoire n'a gardé aucune trace.

En revanche, je me souviens fort bien, sans pouvoir le situer dans le temps, de l'interrogatoire que j'ai subi, comme tous mes camarades, dans une pièce remplie de petits bureaux derrière lesquels des policiers assis nous questionnaient en nous laissant debout. L'ambiance se voulait plutôt détendue. Mon interrogateur commence par m'offrir une cigarette que je refuse avec hauteur, moi le fumeur privé de cigarettes depuis la veille. Ce souvenir m'amuse. Je me prenais vraiment au sérieux en révolutionnaire inflexible.

Au matin, on est relâché dans la nature après avoir alimenté un fichier de police.

Plus le temps passait, plus le mouvement étudiant s'étiolait tandis que les négociations qui devaient aboutir aux accords de Grenelle prennaient le devant de la scène, plus j'avais envie d'action. Une image. Depuis le balcon de l'appartement de la grand mère de ma femme, face au plateau Beaubourg qui servait de parking avant d'accueillir le centre Pompidou, je vois des étudiants commencer à ériger une modeste barricade. La famille me retient de descendre les rejoindre, m'évitant le ridicule de cette action dérisoire que je situe quelque part en juin.

C'est vers cette époque que nous descendons en stop jusqu'à ma ville natale d'Annecy pour voir ma mère et les cousins. On arrive sur une autre planète. Si l'on doutait de vivre une période révolutionnaire, ma famille me persuaderait du contraire. Tous sont affolés par ce qui se passe à Paris, imaginent les chars russes fonçant sur les boulevards de la capitale. Il est vrai que des troupes ont convergé vers la capitale sans y entrer. Mes beaux-parents qui habitent une petite ville de l'Oise, ont entendu, une nuit, des chars traverser la petite ville. Ils sont persuadés que le trajet a été choisi avec soin. Ils auraient pu contourner la ville, ils ont préféré réveiller les bourgeois. Pour rassurer, pour effrayer ?

Puis la vie, avec sa monotonie ennuyeuse mais rassurante, reprend. Les trains circulent à nouveau. Le temps, un moment suspendu, reprend son cours. Puis-je déceler rétrospectivement quelque humour involontaire dans la traversée du Vercors que j'entreprends, début juillet, avec femme, frère et ami ? Le silence de la montagne après le fracas de la rue ? Je cherche surtout à échapper au téléphone et à la boîte aux lettres, à l'inquiétude des résultats de l'oral. Au retour, ma mère m'accueille tout sourire, avec le télégramme redouté. Je suis admissible. Le reste de l'été sera studieux dans un Paris qui a retrouvé son calme.

Mai 68 a laissé quelques traces. L'oral a lieu, comme en catimini, dans un lycée du XVIème. La petite salle de classe m'impressionne autant que le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Devant moi, le jury présidé par le redoutable Canguilhem. Derrière moi des membres de ma famille et surtout mon beaufrère, le philosophe Louis Marin. Un vrai philosophe, lui.

Je suis mauvais mais mon écrit a dû être suffisamment bon pour que je sois reçu sans les 10 postes supplémentaires que le ministère a cru bon de rajouter à la promotion de cette année hors normes. L'honneur est sauf même si je crois déceler ensuite  une lueur d'ironie dans le regard de ceux qui apprennent que cette agrégation de philo, je l'ai obtenue dans une pochette-surprise, en 1968. Mais peu importe. Je sais bien que tout concours est une loterie à laquelle j'aurai la chance de gagner encore, 5 ans plus tard. Le camarade qui m'a aidé à préparer celui-ci ne l'a pas eue. Il était pourtant bien plus savant que moi. Je prends conscience d'ailleurs, en écrivant ceci, que la même injustice s'est reproduite pour l'ENA. Cette fois aussi, l'amie avec laquelle j'avais préparé le concours d'entrée et qui était bien mieux préparée que moi, n'a pas été reçue.

Comme je crois l'avoir déjà dit quelque part, on passe un concours parce qu'il est devant soi, comme une conclusion logique de ses études, sans penser que c'est un concours de recrutement qui vous jette dans le vie active. C'est encore dans une petite salle sans prétention, peut-être dans le même lycée, qu'un inspecteur général de l'Education nationale me demande de choisir mon poste. Rien à Paris, alors j'hésite entre Toulouse et Bordeaux pour choisir cette dernière en la croyant plus animée. N'est-ce pas un port ? Quelle ignorance !

Me voici bien loin de Paris, dans cette ville austère, aussi sale alors qu'au XIXème siècle, face à des élèves qui ne sont pas beaucoup plus jeunes que moi.

Par 2 fois, Mai 68 me refait signe pendant cette 1ère année professionnelle.

Le proviseur vient m'interrompre en plein cours. Je dois répondre aux questions d'un inspecteur des Renseignements généraux pour l'enquête de moralité que j'aurais dû subir avant de prendre mon poste, comme tout entrant dans la Fonction publique. Mais en cette année 68/69, tout peinait à se remettre en marche. Dans la petite cabine téléphonique du hall, j'hésite à répondre à la question qu'on me pose bien naturellement : qu'ai-je fais en mai/juin 1968. Je me dis qu'il doit avoir trace de mon arrestation, alors je dis franchement ce qu'il en fut. Y avait-il d'ailleurs quoi que ce soit de répréhensible ? J'ai beaucoup oublié mais à part quelques slognans, parfois stupides, quelques coups maladroits échangés, quelques piquets de grève un peu mouvementés, qu'avais-je fais ? Mon inspecteur me rassure tout de suite. L'entretien est bref. Je peux retourner auprès de mes galopins.

A la fin de l'année, en juin 69 donc, mon père a loué une villa au Cap Ferret pour me permettre de corriger mes 1ères copies de bac dans une ambiance agréable. Au milieu de ces journées studieuses, je vais me baigner à l'Océan, découvrant pour la 1ère fois les joies du body surf. Il n'y a pas grand monde à cette époque de l'année mais les CRS sont déjà là pour surveiller la plage. L'un d'entre eux, originaire d'Henkaye, m'initie à ce nouveau sport. Le temps est souvent détestable et le drapeau rouge, interdisant la baignade, flotte plus souvent que le vert ou le jaune. C'est dans ces moments-là que ça vaut le coup. On remonte à grands coups de palme jusqu'à la barre, à 300 m du rivage, puis on attrappe une vague qui vous ramène vers le rivage. L'impression de vitesse est grisante. Mon CRS m'a appris comment on peut passer d'un coup de rein derrière la vague avant qu'elle ne se casse. Je n'y arrive pas à tous les coups et une fois, je crois bien me noyer. Balotté violement, je ne sais plus où est le haut et le bas, je crois n'avoir plus de souffle. On me racontera ensuite que j'ai sorti la tête de l'eau plusieurs fois et que, les traits convulsés par la peur, j'ai pu reprendre de l'air avant de sentir le sable sauveur sous mes pieds.

Tout ceci nous rapproche, l'ex-étudiant et les CRS. Nous rions beaucoup de nous retrouver ainsi allongés sur le sable. Ils étaient bien sûr à Paris, l'année précédente. Peut-être nous sommes-nous trouvés face à face ? Ah, la jolie "révolution" qui se termine sur la plage avec ces affreux "SS" !

Que m'est-il resté de cette période que j'ai traversée un peu comme Fabrice Del Dongo à Waterlo ? Sans y comprendre grand chose et sans y participer vraiment. Jeune marié, père 2 ans plus tard, je n'ai pas profité de la révolution sexuelle qu'elle prônait. Je n'en ai connu qu'une manifestation bien innocente, le goût, pendant plusieurs années, de la nudité partagée avec ma petite famille.

Professionnellement, je fus plus chamboulé. Edgar Faure, ministre de l'Education nationale, avait décidé fort opportunément qu'il fallait sortir les profs de leur petit ghetto d'étudiants prolongés. En cette 1ère année, j'ai suivi tous les stages qui pouvaient me sortir de l'ambiance étouffante du lycée. L'un de ceux-ci m'avait tellement bouleversé que je fus incapable de faire cours pendant un mois, le rôle du "maître" me semblant insupportable. Les élèves prirent les choses en main et ce fut finalement une année formidable, sans cours magistral, le prof au milieu de la classe. Un petit mai 68 prolongé l'année durant. Ils furent tous reçus au bac.

Ensuite, ma vie professionnele changea de cours. Même dans l'Administration, je ne réussis jamais à prendre tout à fait sérieux l'institution et les chefs qui l'incarnaient. Est-ce un effet de mai 68 ? Peut-être.

PS. Je vous dois des excuses, lecteurs attentifs et bienveillants, malgré ce texte, inachevé et non relu, que j'ai posté involontairement il y a 2 jours. Il y avait si longtemps que je n'avais rien posté que je ne maîtrisais plus les commandes. Cette fois-ci, j'ai terminé et relu. Il y a sûrement encore plein de coquilles. Je relis parfois d'anciens textes, et j'en trouve à ma grande honte. N'allez pas penser que Mai 68 m'a degoûté de la discipline ringarde de l'orthographe. Cette fois-ci, il ne faut incriminer que mon inattention que je vous demande, une fois de plus, de bien vouloir excuser.



1 commentaire:

  1. Quel plaisir de te retrouver décrivant une époque que j'ai probablement perçu du ventre de Maman mais certainement pas vécu comme l'étudiant que tu étais ... Tes posts me manquaient et j'espère que tu vas bien .. Ta nièce et Ta filleule qui t'aime et Bon Anniversaire avec 3 jours de retard
    Nath

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