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samedi 15 novembre 2014

Le Havre, 77 ans plus tard

Le Havre vu depuis les "Jardins suspendus" de l'ancien fort de Saint Adresse.
On reconnait le clocher de l'église Saint Vincent de Paul qui a résisté aux bombardements malgré quelques dommages sérieux.
Derrière, à une tout autre échelle, la tour de l'église Saint Joseph de Perret (qui remplace l'ancienne église détruite)

Dans cette carte postale des années 30, envoyée par le père de notre cicerone d'aujourd'hui, on reconnait à gauche la même église Saint Vincent de Paul.

La "Forteresse Le Havre" capitula le 12 septembre 1944. Je ne sais pas si ma mère, qui venait de me donner le jour, la veille, à la clinique d'Annecy, prêta attention à la nouvelle  de ce qui se passait à l'extrême opposé du pays. Mon père a dû s'en réjouir car si la libération de Paris avait eu une plus grande valeur symbolique, celle du Havre était plus importante stratégiquement : les armées alliées allaient pouvoir disposer enfin d'un grand port. Mais le prix payé par la population fut particulièrement élevé : 3500 civils, morts ou disparus, en 5 jours de bombardements, alors que les belligérants, tant allemands que britanniques et canadiens ne comptaient que quelques centaines de tués. 600 sur les 11 500 soldats de la garnison allemande, 400 sur les 40 000 soldats alliés.


Le centre ville fin 1944. Wikipedia commons

Quant au centre-ville, il était rasé à 85% et offrait un spectacle hallucinant, celui  d'une ville ennemie, comme Dresde ou Hambourg et non celui d'une ville amie dont on protège la population autant que faire se peut.

Le centre ville en 1947
Le plan des rues est conservé pour l'essentiel. Ce damier des rues simplement tracées sur le sol me rappelle Varsovie reconstruite où le réseau des rues de l'ancien ghetto est figuré sur le sol.

Je ne connaissais pas cette histoire, imaginant seulement que la ville avait été bombardée comme tant d'autres tout au long de la guerre, d'autant plus qu'il s'agissait d'un port d'importance. Je savais qu'il avait fallu reconstruire intégralement le centre-ville. mais je n'imaginais pas que l'essentiel des destructions résultaient de 2 bombardements, les 5 et 6 septembre, ni que ce pilonnage du centre s'était déroulé quelques jours avant la reddition de la ville. C'est ce dernier point qui m'a le plus frappé et m'a déterminé à essayer d'en savoir un peu plus en rentrant d'un week-end havrais.

A l'origine, ce séjour était notamment motivé par un souci historique. Pas de la grande Histoire., simplement de l''histoire familiale. Mon oncle maternel, Fred Dufour, y avait fait un séjour de 2 mois, en juin / juillet 1937 et comme d'habitude, il avait pris de nombreuses photos que je voulais confronter à la réalité d'aujourd'hui.

Ce séjour de Fred avait un motif sérieux. Aîné de la famille, âgé de 25 ans, il était destiné à reprendre le négoce familial. Son père était particulièrement fier du café qu'il commercialisait sous la marque du "Lac d'argent" dont le logo occupait, je m'en souviens, tout un pignon des entrepôts familiaux, au bout de l'avenue d'Albigny. Il achetait le café vert aux établissements Jobin du Havre, le premier importateur français de cafés verts, faisait ses mélanges et le torréfiait. Fred venait donc se former dans cet établissement pour assumer demain cette responsabilité.

La maison Jobin était une très vieille maison, fondée en 1871. En 1937, elle est au faîte de sa puissance. Les importateurs du Havre, dont l'établissement Jobin est le plus important, viennent d'obtenir 2 mois plus tôt, en avril 1937, la création d'un marché à terme du café robusta.

L'entreprise existe toujours et même l'immeuble où se rendait Fred, 8 rue du Maréchal de Lattre de Tassigny.

Quelques immeubles subsistent ainsi au nord du Bassin du Commerce.
Capture d'écran de Google Street

Les locaux actuels ne sont pas très loin, dans un grand immeuble moderne. Mais la société n'est plus aux mains de la famille Jobin depuis 1988. Vendue une première fois car aucun membre de la famille ne souhaitait la reprendre, elle a été racheté en 2007, tout juste 70 ans après le passage de Fred, par le numéro 1 de l'importation du café vert, le groupe allemand Neumann.

L'histoire de cette firme familiale est amusante. A l'origine, il s'agit d'une maison de négoce qui fit sa fortune en exportant des biens d'équipements vers les colonies françaises, notamment en Nouvelle Calédonie où une partie des transactions s’opéraient sous forme de troc : biens européens contre café. Paul Jobin, encore vivant lors du séjour de Fred qui le rencontra, reconvertit progressivement son activité commerciale en la spécialisant sur l'importation du café vert, plus rémunératrice que le négoce général.

C'est son fils, Maurice, qui accueillit Fred et son petit-fils, Philippe, qui la céda non sans avoir eu l’intelligence de ré-orienter complètement la culture gustative des Français. Il amena ceux-ci, habitués au goût âcre du Robusta que produisaient leurs colonies, vers les subtilités infinies des variétés d'Arabica, développant un goût pour les crus de café qui trouve son aboutissement dans les machines à café à capsules qui trônent désormais dans les foyers. Une opération marketing réussie, un peu comme celle, à peu près de la même époque, qui a fait des Français les premiers fanatiques de Single malt écossais.

Cet itinéraire improbable me rappelle celui de mon arrière grand-père, le grand-père de Fred donc, qui de meunier à Saint Gervais les Bains en Haute-Savoie devint négociant en gros. Obligé de disposer de carrioles à cheval pour aller chercher le grain et ramener la farine aux paysans, il comprit qu'il y avait plus à gagner dans le commerce que dans la meunerie. Cette reconversion lui a d'ailleurs sauvé la vie puisque son ancien moulin, où il habitait avec sa famille, fut rasé lors de la catastrophe de juillet 1892 qui fit plus de 200 victimes (une sorte de raz-de marée provoqué par l'effondrement d'une partie d'un glacier du Mont Blanc).

Aujourd'hui, la maison Jobin commercialise du café vert mais aussi des formations sur le café, de l'initiation au diplôme professionnel reconnu dans le cadre d'une organisation internationale qui patronne des championnats du monde du café ! A l'époque, cette formation de Fred avait un caractère quasi-amical même si elle intégrait, sans formalisme, tous les aspects de la commercialisation du café, depuis la plantation jusqu'à sa vente.

Maurice Jobin s'attacha à rendre le séjour de son stagiaire aussi agréable que possible. Il fallait bien soigner  un client qui prenait la peine de venir jusqu'à vous, alors que d'habitude on allait jusqu'à eux. La maison  était, en effet, très traditionnelle. Elle n'avait le téléphone que depuis 2 ans et encore c'était pour les relations à l'intérieur de la ville, entre le siège, les entrepôts et les services de la Douane. Les clients étaient démarchés par des voyageurs de commerce qui sillonnaient la France en train et ramenaient les commandes au Havre. Les Dufour, père et fils, qui aimaient voyager, étaient l'exception.

La maison Dufour d'Annecy, quant à elle, était plus moderne. Elle disposait du téléphone depuis longtemps même s'il servait presque exclusivement aux échanges commerciaux, car l'usage domestique du téléphone n'était pas encore entré dans les mœurs.  Fred se plaint plusieurs fois dans ses lettres que ses appels restent sans réponse : est-ce que les dactylos n'ont pas oublié en partant de basculer la ligne des bureaux vers la maison d"habitation, juste à côté ? A cette époque, incompréhensible aujourd'hui, on a plus confiance dans la poste pour transporter les messages. Le téléphone offre un luxe, in-essentiel, celui d'entendre la voix de son interlocuteur. Mais, pour ce qui compte, le message lui-même, rien ne vaut l'écrit qui reste et dont on est sûr qu'il arrivera, avec son contenu intact, sans malentendu (le mal-entendu du téléphone). Comme le coup de fil n'est pas habituel, on peine à joindre son correspondant. Aussi  prévient-on par lettre que l'on va appeler, pour que tout le monde soit bien là au bout du fil ! Pendant que ses père et mère le prendront dans le salon, son frère et sa soeur pourront aller écouter la conversation dans les bureaux. .La communication n'est pourtant pas hors de prix, 7 francs d'après Fred.

Pour moi, il est heureux que Fred ait préféré raconter son séjour par lettre, ces lettres qu'il demande qu'on garde ("car elles nous amuseront plus tard").

Tous les matins, donc, Fred quitte son hôtel, l'Hôtel de l'Ouest, 70 rue Guillemard, pour se rendre au bureau près de la Bourse et du Bassin du commerce, 8 rue du Maréchal de Lattre de Tassigny. 

Le petit hôtel est agréable avec son jardinet sur lequel donne sa chambre.

"Les propriétaires de l'hôtel m'amusent beaucoup. Lui, c'est un charmant ivrogne, qui engloutit des apéritifs quand sa femme tourne le pied. Elle, elle ne cesse de récriminer après son époux qui se défend comme un beau diable et c'est fort amusant. Elle appelle ses clients tantôt poule, lapin ou chouchoute ce qui est parfois drôle quand le titulaire est un sexagénaire barbu.

Malgré tout, ce sont de fort braves gens, très considérés et qui ont tenu un hôtel à Aix, il y a un lustre ou deux."

Mais Fred est le seul locataire (il sera rejoint plus tard par 2 retraités, dont un postier qu'il bat au billard russe) et il a hâte de retrouver de la compagnie au bureau, lui qui est particulièrement sociable.


Deux cartes postales de l'hôtel qu'il utilise pour écrire à sa famille.
Comme toujours, il est très précis et indique comment la carte s'articule avec sa propre photo de la rue (la pancarte)

La jeune femme n'est pas une cliente mais une employée.

L'hôtel a disparu. Non du fait des bombardements puisque la rue Guillemard est quasiment identique aujourd'hui à ce qu'elle était il y a 70 ans. 

A gauche, la rue Guillemard en juin 1937. 
A droite, en novembre 2014

La même vue de 2014, en couleur.
Dans une lettre, Fred attire l'attention de ses correspondants sur la mer (toujours là !) et la balise (disparue). Il ne dit rien des rails du tramway. On notera que les voitures stationnent du même côté.

L'hôtel de l'Ouest a été sans doute volontairement détruit, pour céder la place à un immeuble qui doit dater des années 80.

L'immeuble porte toujours le même numéro que l'hôtel : 70.
Il était adossé à ce petit immeuble toujours présent.

L'autre côté de la rue.
Les immeubles d'en face sont aussi identiques, un peu délabrés.

Il prend le tram qui dévale la rue Guillemard et descend à l'arrêt Bourse, un arrêt facultatif qu'il doit demander au conducteur. Coût par semaine de ce trajet en tram qu'il trouve prohibitif : 5 F.

Les trams du Havre dans les annéees 30.
www.lehavre-archives-durel

Il a ensuite 150m à faire à pied, et un étage à monter.  Autant de précisions qu'il note dans ses lettres. Non qu'il soit un maniaque de ce genre de détail. Tout ceci est destiné à rassurer sa famille car c'est un grand malade au cœur fragilisé par un rhumatisme articulaire. Depuis un an, il va mieux, à condition de ne pas faire d'efforts. Il a visité l'Exposition universelle de 1937, avant de venir au Havre (cf. http://www.leschroniquesdemichelb.com/2011/11/paris-1937-lexposition-universelle.html). Il la visitera à nouveau, au retour. L'année prochaine il se rendra à Alger (cf. http://www.leschroniquesdemichelb.com/2011/05/algerie-1938.html) , en Italie. Il ira même jusqu'à monter à cheval dans la propriété achetée par son père, le château de Florian. Mais il mourra en 1942 après une terrible agonie.

Depuis le tram, il voit ce bel immeuble du front de mer. 



En revanche, il porte peu d'attention à la plage qu'il longe. Il ne s'est baigné qu'une fois. Avec délices mais en précisant bien que c'est son premier et dernier bain de l'année.



Aujourd'hui, il est optimiste. Il doit faire très attention, manquer souvent son stage pour se reposer, mais il a l'impression que chaque jour, son état s"améliore. Il va profiter des week-ends pour visiter la Normandie, prendre le bateau, etc. Et il va travailler sérieusement.

Arrivé au bureau, il enfile sa blouse de travail devant ses échantillons de café et apprend à en discerner les différents arômes. Il affirme qu'il se livre à l'exercice plusieurs fois par jour. Il passe même de véritables examens à l'aveugle, le dernier le 29 juillet avant un dernier déjeuner avec M. Jobin.

Fred au travail

Il s'initie aussi aux démarches administratives pour dédouaner les cafés, jongle avec les prix et les tarifs douaniers, essaie de débloquer un lot de café séquestré par les douanes dans l'attente de l'augmentation des taxes. Il en veut à son père de ne pas réagir à temps pour activer la machine. Quel plaisir de jouer les conseillers de son père !

A 18 h, à la sortie des bureaux, il se promène, une heure ou deux,avec l'un ou l'autre des employés pour visiter le Havre, des lieux qui ont disparus aujourd'hui. Le bassin de commerce est alors plein de bateaux, vapeurs mais aussi voiliers.


Je n'ai pas cherché à reprendre une photo sous le même angle. Cela n'aurait eu aucun sens, tant ce paysage urbain a disparu les 5 et 6 septembre 1944. Le voici depuis ma chambre d'hôtel situé dans un immeuble Perret construit 10 ans plus tard.

C'est le matin. Le soleil se profile derrière les 2 cheminées de la centrale thermique au charbon d'EDF. La passerelle de Guillaume Gillet (1969) reprend la place d'une précédente passerelle qui traversait le Bassin du temps du séjour de Fred. 


A droite, il y avait le Grand Théâtre. Pour le 14 juillet, Fred y verra la pièce à succès de Louis Verneuil, Maître Bolbec et son mari. Le théâtre détruit  est remplacé par la Maison de la culture, le Volcan, dû à Oscar Niemeyer, Les 2 bâtiments inaugurés en 1982 sont en cours de restauration.



A gauche, c'est le début de la rue de Paris qui conduit au nouvel Hôtel de Ville.


L'Hôtel de ville a été dessiné par Auguste Perret lui-même sur l'emplacement approximatif de l'ancien.





En ce soir d'Halloween, d'étranges personnages sortent de la nuit de cet effrayant passé.


Fred ne photographie pas l'hôtel de ville mais il se fait photographier dans le jardin qui l'entoure et qui a naturellement disparu.

Fred est à droite, à côté du fondé de pouvoir de M. Jobin qui l'a beaucoup véhiculé dans la région.


http://storage.canalblog.com/01/04/35149/24264840.jpg
L'Hôtel de ville (surnommé le Petit Louvre) avant les bombardements de 1944
http://www.pss-archi.eu/forum/viewtopic.php?id=30060

La place de l'Hôtel de ville voulue par Perret relève d'un tout autre esprit. Minérale, agrémentée de plans d'eau, avec des arbres rejetés vers son pourtour, elle magnifie ses dimensions (250m x 250m) et l'horizontalité rigide des façades qui l'entourent.




En revanche, le square Saint Roch, un peu plus à l'ouest, a été replanté à l'identiquue.



Autre lieu de promenade près du bureau, le port de pêche. Le port actuel semble être situé au même endroit qu'en 1937, si l'on en juge par cette photo aérienne de 1939 (en haut à droite).


Même situation, peut-être, mais que de changements : les bateaux marchent encore à la voile.






En voici d'ailleurs un sous voile, photographié par Fred depuis Saint Adresse.




Ce qui l'attire, bien sûr, c'est le port commercial et particulièrement le port des grands paquebots qui font la ligne Le Havre-New York.

Il accompagne un jour M. Jobin venu acceuillir un planteur guatémaltèque qui arrive à bord du Champlain, un des bateaux réguliers de la Compagnie générale transatlantique. C'est un paquebot luxueux, moins rapide que le Normandie, mais qui pouvait offrir un confort élevé pour un prix raisonnable.



Quand Fred l'admire, il fait la traversée transatlantique depuis 5 ans en un peu plus de 6 jours (exactement 6 jours et 16h en 1932, record de l'époque. C'est à dire exactement le record à la voile dans le sens est-ouest datant de 2009. Dans l'autre sens, c'est 2 jours de moins). Quelques mois plus tôt, en janvier 1937, il s'est échoué dans l'Ambrose Channel à New York et dût être renfloué. J'imagine que Fred n'en a rien su. 1053 passagers, 575 membres d'équipage, on est loin des ratios des avions modernes.

En 1940, il saute sur une mine alors qu'il s'est réfugié dans la rade de La Palice (La Rochelle) par crainte des bombardements de Saint Nazaire, le 12 juin 1940. C'est lui qui aurait dû transporter les hommes politiques (Pierre Mendès-France, Georges Mandel ou Edouard Daladier) qui rejoignaient l'Afrique du Nord. Ce sera donc le Massilia qui appareillera le 24 juin pour le Maroc. On sait qu'avec cet humour vychissois qui n'avait pas grand chose à envier à l'humour macabre des nazis, les plus jeunes d'entre eux, mobilisables, comme Pierre Mendès-France, seront jugés pour désertion, eux qui voulaient précisément continuer à se battre malgré le renoncement de l'armistice. (Je tire ces informations d'un blog rédigé par le petit-fils d'un marin du Champlain, blessé à La Palice. http://villamarceau.over-blog.com/article-le-paquebot-champlain-47454215.html. Un blog passionnant sur les métiers de la mer).

Mais en ce jour de juin 1937, nous sommes encore loin de ces événements peu reluisants. Fred joue des coudes pour apercevoir le paquebot.



Il y a comme une atmosphère de fête. Le temps de l'amarrage, on se cherche des yeux, on profite une dernière fois du plaisir d'être sur l'eau, on fait des grands signes de joie dans l'attente des retrouvailles, avec juste un petit pincement au cœur de ne point apercevoir celui ou celle qu'on attend. Rien à voir avec l'arrivée d'un avion, caché derrière des couloirs, des murs opaques, dans l'incertitude de savoir si l'on est bien en train d'attendre le bon avion.

Fred a pu monter à bord. Il n'en revient pas. Tout est fait pour qu'on oublie qu'on est sur un bateau. "Chez Jobin, tout le monde s'ingénie à m'instruire, me conseiller, me distraire. Hier après-midi il est venu me chercher en voiture pour me faire assister au débarquement du Champlain. J'ai visité la gare maritime qui est un véritable chef d'oeuvre de grandeur  et de luxe et d'ingéniosité. Nous sommes montés à bord, selon la coutume, pour recevoir un planteur guatémalien. Je me suis promené à bord du navire qui m'a causé une forte impression. On ne serait jamais cru à bord d'un bateau, si le plancher n'avait eu, par moments,  de lentes oscillations caractéristiques. L'ambiance, si spéciale au retour des croisières m'a beaucoup impressionné. On comprend ou plutôt on conçoit confusément ce que c'est que l'appel de la mer". 20 juin 1937.

Malheureusement, il ne prend pas de photos de l'intérieur, car il est au boulot, pas en ,train de faire du tourisme.

http://maitres-du-vent.blogspot.fr/2010/08/les-emmenagements-du-paquebot-champlain_10.html

En revanche, c'est bien de tourisme dont il s'agit pour le Normandie qu'il se fait un devoir d'admirer chaque fois qu'il le peut. Ainsi, au début de son séjour, le 7 juin 1937, avec un enthousiasme un brin cocardier : "Hier après-midi j'ai été voir l'arrivée du Normandie. C'est un spectacle impressionnant qui vous donne une certaine fierté de l'intelligence et de la possibilité des réalisations françaises."

 Il ne manque pas non plus son départ depuis le toit terrasse de l'hôtel de l'Ouest. Il a convié les jolies employées pour l'occasion. De cela il ne dit rien dans ses lettres !



Surtout, il embarque sur un bateau qui vous offre la primeur de l'arrivée du Normandie, au large. C'est un point à l'horizon, une silhouette qui se rapproche, vous dépasse et vous abandonne enfin.

"J'ai pris hier Le Trouville, petit paquebot, pour me rendre au large, au devant du Normandie. Impression vraiment inoubliable".






Entrée au port. Les remorqueurs Abeille, à droite.

 Il monte même à bord le 7 juillet. Mais toujours pas de photos. Par timidité ou bien est-ce interdit ?

J"'ai profité hier de son escale pour le visiter. C'est une vraie féerie. Tout n'est que or, platine, marbre, céramique. Un vrai palace flottant".

A défaut d'une croisière sur le Normandie, il s'offre un petit voyage, encore sur le Trouville, jusqu'à Trouville précisément.

"Je n'ai guère profité de mon petit voyage à Trouville. La traversée très courte (3/4 d'heure environ) fort belle était animé par le passage, hélas momentané, d'une course de régates". La voici :



J'en ai observé une aussi. Les bateaux sortent du port.



Puis ils filent sous spi, comme des virgules sur l'horizon....


...et repartent dans l'autre sens, rattrapés par un porte-container.



"Il faisait une chaleur si torride que j'ai renoncé à me rendre à la plage qui ne m'aurait donné que des regrets, et que j'ai préféré sagement me reposer, dans un restaurant, en écoutant de la musique. En résumé, un petit déplacement qui aurait pu être très agréable, par une température plus tempérée. J'espère aller ce soir, pour me récompenser de mes succès en affaires, au théâtre où l'on joue une très jolie pièce " Maître Bolbec et son mari". 14 juillet 1937

Une autre fois, il se rend en bateau à Caen pour un week end dans la région, jusqu'au Mont Saint Michel.

"J'ai pris ce matin le paquebot Le Havre - Caen, au levée du soleil. La traversée qui dure pendant quelques minutes, l'impression d'une croisière, est inoubliable. Nous avons aperçu un sous-marin qui évoluait au large, des escadrilles d'hydravions, et surtout ce qui m'a violemment surpris, des marsouins (de 1m50 à 2m) qui folâtraient à quelques mètres de mon bateau...La mer était d'huile et l'on se serait cru sur le lac d'Annecy."



Il retrouvera ces 3 hydravions à  Cherbourg où ils ont amerri.

La base de Cherbourg.
http://www.postedeschoufs.com/aeronavale/1919_1938/10%20Les%20bases/les_bases.htm

La Marine française, contrairement aux marines anglaises et américaines, préfère les hydravions aux porte-avions. Au moment des hostilités, elle n'en aura qu'un seul, le Béarn, que Fred a aperçu à Cherbourg, ce même jour. Mais pas de photos, naturellement. Le Béarn échappera au sabordage de la flotte. Parti, chargé d'or, acheter des avions américains, qu'il ne put ramener, car devancé par l'Armistice, il sera dérouté sur les Antilles.

Le Béarn
http://www.alabordache.fr/marine/espacemarine/photo/bearn/12232/

http://www.alabordache.fr/marine/espacemarine/photo/bearn/203/
Cette photo a été prise le 27 juin 1937, quelques jours après la visite de Fred à Cherbourg.


A Cherbourg. J'aime beaucoup cette photo avec son petit mitron au premier plan. Derrière, les 3 hydravions déjà aperçus en vol. Au fond le Bremen, un paquebot allemand. Dans 3 ans, il sera réquisitionné pour transporter les troupes qui devaient envahir l'Angleterre. Il sera incendié en 1941.


S'il préfère le spectacle des bateaux de croisière, il n'ignore pas le port marchand, ne serait-ce que pour aller aux docks Café obtenir le dédouanement des lots de café achetés par son père pour la maison Dufour d'Annecy. Il est obligé d'y aller plusieurs fois car il veut réussir une opération qu'il a suggérée à son père : acheter le maximum de café avant l'augmentation du tarif douanier qu'on annonce.


La situation financière du pays est, en effet, dramatique du fait des réformes du Front Populaire et du réarmement que Léon Blum a lancé avec vigueur. Il va obtenir les pleins pouvoirs de l'Assemblée en matière financière le 22 juin (pleins pouvoirs finalement refusés par le Sénat, ce qui entraînera la chute de son gouvernement et son remplacement par Camille Chautemps). "L'impression générale peut se résumer ainsi : Dès que le gouvernement aura obtenu les pleins pouvoirs, il relèvera certainement de 33% (dévaluation) les droits de douane. Il ne le désire pas, mais il y sera contraint par les nécessités financières". 



Nous sommes juste une semaine avant et l'on comprend la fébrilité de Fred. Il est tout fier d'annoncer à son père qu'il a réussi en utilisant les moyens modernes , téléphone et taxi !



"Les minutes étaient précieuses et pour activer le dédouanement des cafés, j'ai estimé qu'il était préférable de payer la surprime d'accélération et de vitesse, dénommée privilège d'urgence (2 F de plus au kilo).

Je me suis affairé et dépêché le plus rapidement possible, afin d'éviter, ce qui serait vraiment malheureux, qu'ils soient dédouanés avec la majoration escomptée. J'avais l'impression ce matin, en sautant d'un taxi, faisant irruption dans les cabines téléphoniques, d'être un hommes d'affaires important".


Il a 25 ans, on peut comprendre son enthousiasme !



Il décide du nombre de sacs qu'il veut acheter (150), Pas trop pour arriver à dédouaner à temps. Il fait le tour des importateurs, 5 fournisseurs, mais aucun sac auprès de la maison  Jobin, pour une raison qu'il n'explique pas. M. Jobin s'en trouve un peu "froissé". Il s'adresse à plusieurs transporteurs routiers, négocie les conditions de paiement (il y a 55 000 F de taxes à payer en plus du café).



Il s'y rend aussi à des moments moins frénétiques, puisqu'il prend des photos



Ses photos montrent qu'il est fasciné comme moi par toute la machinerie du port, grues, ponts élévateurs.




Malheureusement, ses photos sont prises de loin. Petite consolation, il a pris en photo la gare maritime de Cherbourg, un autre fantôme du passé. Puisque j'ai déjà fait une petite digression vers Cherbourg, voici ces photos.

Le Bremen à quai. 

Une jeune femme qui lui a servi de guide dans Cherbourg. La gare maritime a été inaugurée 3 ans plus tôt par Albert Lebrun. Il lui reste peu de temps à vivre.

Je me suis promené dans les ports du Havre. 



Les différents bassins et quais sont disposés de telle manière que l'on peut s'approcher des bateaux en cours de déchargement, bien plus facilement que dans d'autres ports comme celui de Marseille.










J'ai eu de la peine à trouver la signification de ce curieux mur de béton percé d'ouvertures à intervalles réguliers et sur lequel on devine encore les lettres "Le Havre". Il existait avant guerre et c'est à ses pieds, sous ce remblai,  que les Allemands avaient construit les abris bétonnés de leurs 8 vedettes lance-torpilles qui ont fait des ravages dans la flotte du Débarquement.

Le mur brise-vent et les abris des vedettes lance-torpilles après le bombardement du 14 juin 1944.

Les Havrais que j'ai interrogés ne connaissaient pas l'utilité de ce curieux bâtiment. J'ai trouvé une photo et l'explication sur ce site : http://archi-geo-etc.blogspot.fr/2011_07_01_archive.html, .Ce serait un mur brise-vent destiné à protéger les navires à leur entrée au port. 

Voir que ce mur, tout proche d'installations militaires est encore debout 77 ans après alors que le centre ville sans intérêt militaire a été rasé, trouble l'esprit et sème le doute sur ces bombardements de septembre 1944.

Même source que l'image ci-dessus. Copyright Muller Paris-Normandie
Le mur est bien visible à l'extrême gauche de l'image.

En novembre 2014, plus de ruines ni de tonnes de gravats mais partout des amoncellements de containers, le plus souvent chinois.


Juste à côté de ce dépôt de containers, en voici d'autres, réutilisés pour construire une cité étudiante, en bordure du Bassin Fluvial.






Cette idée, née au Pays Bas, dans le port de Rotterdam, s'explique par l'amoncellement de containers inutilisés que crée le déséquilibre du commerce entre l'Extrême Orient et l'Occident. J'avoue n'avoir jamais pensé que le raz de marée d'objets industriels qui nous viennent de Chine, de Corée ou du Japon se traduit par un égal raz de marée de containers ! Détail curieux, le n°1 de l'immobilier à partir de containers, Containex, est situé en Autriche, à Vienne, bien loin des porte-containers transocéaniques.

Juste en face de cette résidence étudiante, je tombe sur un match de kayak-polo, un sport où la France se situe pas mal, juste derrière l'Allemagne.





Ce bassin fluvial a fait l'objet d'un effort particulier d'aménagement. Outre la cité estudiantine, il y a des logements et des bureaux dans les anciens docks.





Et point de repère constant de tout ce quartier du port,et même de la ville,  la centrale thermique au charbon d'EDF, aussi visible dans le paysage havrais que la tour de l'église Saint Joseph.


Elle actuellement en réfection pour améliorer ses performances écologiques. Je ne sais donc pas  si cette centrale au combustible le plus polluant est effectivement performante. Vieille de plus de 30 ans, elle est l'une des 4 centrales à charbon d'EDF. J'ignorais qu'il y avait ainsi des centrales à charbon en France.  L'une d'elles est toute proche de Paris, à Vitry.



Mais un port, ce sont d'abord des bateaux. Il n'y a plus de paquebots, seulement d'énormes boites disgracieuses destinées aux croisières. Difficile d'imaginer quelque chose de plus laid. Le salut des bateaux-pompes ne suffit pas à leur donner un semblant de noblesse.


Il est vrai que les porte-containers modernes ne sont guère plus gracieux. Au moins sont-ils utiles, 



Et puis le gigantisme finit par créer une certaine beauté. J'aurais bien aimer voir le plus gros porte-container au monde qui fit escale au Havre en avril : 400 m de long, plus de 18000 containers ! Un géant qui sera bientôt rejoint par 5 autres dans la flotte du n°1 mondial des porte-containers, le danois Maersk (plus de  100 000 employés dans le monde). 

On est loin de cet aimable cargo tout fumant, photographié par Fred en 1937.



Heureusement, les minéraliers et autres tankers, nombreux au Havre, ont encore une certaine allure.

Voici le St Sara, un chimiquier français tout rutilant car on était alors en train de lui refaire une beauté. Il a repris la mer depuis mon passage.


Le minéralier suédois Ramona était en train de charger des essences spéciales lorsque je l'ai photographié.


Au moment où j'écris, il est à la hauteur de Saint Jacques de Compostelle et fait route vers le port portugais de Leixeos, près de Porto. Il doit arriver le lendemain et repartir ensuite sur Anvers. 

Le Pro Alliance est est tanker de pétrole brut de 244 m de long. Il bat pavillon panaméen. A l'heure où j'écris il entre dans le port de La Valette (Malte). Après déchargement, il remontera sur Le Havre.

Je tire ces informations du site www.marine-marchande.net qui affiche en temps quasi réel la position de tous les bateaux sur des cartes. Il est difficile de ne pas passer du temps à rêver sur ces voyages apparemment erratiques.



Cet environnement peu engageant sur le plan gustatif ne décourage pas les pêcheurs.



Les remorqueurs du port sont mouillés à côté du St Sara.


Ils ne sont pas si différents en apparence des remorqueurs de 1937.



Ils appartiennent au groupe espagnol Boluda qui les a acquis du  groupe Bourbon. Ils portaient autrefois le nom prestigieux d'Abeilles, nom que Bourbon n'a conservé que pour ses remorqueurs de haute mer.

En lisant cette information dans un article de journal sur internet, je revois le visage de Jacques de Chateauvieux, de son nom complet Jacques d'Armand de Chateauvieux, propriétaire de la chaîne réunionnaise privée, Antenne Réunion, notre rival lorsque je travaillais au sein de la chaîne publique RFO. Un capitaine d'industrie, unique sans doute outre-mer et rare en métropole, qui a su prendre le risque d'abandonner l'industrie sucrière en déroute, héritée de son trisaïeul, pour se reconvertir totalement dans la grande distribution et, enfin, nouveau virage complet, d'abandonner la grande distribution pour se consacrer aux services maritimes off shore (d'où les remorqueurs), activité dont le groupe Bourbon est le numéro 1 mondial.

Je n'ai pu observer que de loin le travail d'un remorqueur qui, dans le cas d'espèce, s'est révélé être un pousseur. Je suppose que cela évite de lancer une aussière. Rien à voir avec la manœuvre exigée par un gros porte container qui mobilise simultanément 3 remorqueurs.

Le petit remorqueur fonce courageusement à la rencontre du cargo. 


Puis il l'attend à une certaine distance du port. Le cargo coupe ses moteurs.



Les 5 000 cv du remorqueur prennent le relais des moteurs du cargo.


Puis à proximité du port, il laisse le cargo continuer sur son erre.



Voici une autre entrée au port, prise du petit (et fort bon) restaurant à l'angle de la rue Guillemard et du bord de mer.





En revanche, je n'ai pu assister à la montée à bord des pilotes qui sont obligatoires dès que la longueur du bateau dépasse 74 m. J'ai juste vu l'hélicoptère de la société des pilotes du Havre se diriger vers le large sans doute pour aller déposer un pilote sur un gros porte-container. Ces bateaux dont certains sont gigantesques sont trop hauts pour être abordés facilement par la mer.

Cette vidéo réalisée pour la Station de pilotage Le Havre-Fécamp explique bien (pour les amateurs dont je suis), les manœuvres des pilotes et des remorqueurs.




Mais trêve de ces jeux de petits garçons. Si l'on vient au Havre, c'est avant tout pour en admirer l'architecture audacieuse. Qu'est-ce que Fred en aurait pensé ?

D'abord, il aurait retrouvé, comme dans sa rue Guillemard, les maisonnettes qui subsistent dès lors qu'on s'éloigne de l'hyper-centre détruit,






Le parvis de l'église Saint Vincent de Paul

Sans doute le bord de mer est-il plus dense qu'il y a 77 ans, mais il a gardé de nombreuses villas du début du siècle qui s'entassent dans un joyeux fouillis qui fait le charme de ce front de mer comparé à celui de Deauville par exemple.







La Villa Maritime construite en 1890 et qui a appartenu à Armand Salacrou. Elle est vide depuis que le chef Tartarin l'a quittée pour allumer ses fourneaux ailleurs.

Même au port, il aurait retrouvé des bâtiments, comme cette Maison du Marin lotie en appartements.



Il aurait sûrement aimé aussi l'aménagement du bord de mer réalisé par l'architecte-urbaniste Frédéric Bonnet et Chemetov.







Il aurait reconnu la plage et ses galets, même si, de son temps, il y avait encore des installations portuaires en plein dessus.








Il aurait sans doute déjà moins apprécié la place réalisée par Chemetov et terrain de skating.






Le tag, ça n'aurait sûrement pas été son truc, même si celui-ci l'aurait fait sourire.



Comme tout le monde, il aurait alors tourné le coin happé par la majesté de l'église Saint Joseph.








Toujours aussi majestueuse, quel que soit l'endroit d'où on l'admire...


...ou l'heure de la journée.



Les immeubles auraient moins eu son approbation, lui dont l'oeil s'était formé plutôt au spectacle du baroque italien. Même lorqu'ils sont doucement éclairés par la lumière du soleil levant.




Il aurait préféré les couleurs de l'avenue Foch, dans ce pastiche à la Perret.


Reste encore et toujours la mer qui s'obstine à préférer les nuances de gris à tout autre couleur.



Un gris qui ce soir sert de toile de fond valorisante pour les kite-surfs.




J'ai mis du temps à comprendre la signification d'un ballet étrange. Les surfers s'approchent de la plage au risque de s'échouer comme celui-ci qui a brutalement abattu sa voile pour ne pas se laisser entraîner sur le sable.


Puis il repart péniblement sur une mince pellicule d'eau.






En fait, je ne l'ai compris qu'ensuite. Les surfers cherchent à profiter de la vague du bord pour sauter en l'air. Quelquefois, ils ratent leur coup et s'échouent.

Celui-ci arrive à bonne allure dans une position qui rappelle le ski nautique.


Il tourne sur place et repart sans s'arrêter.


Il va décoller.


Une 1ère fois....




Puis une 2ème...



Il revient vite sur le bord et recommence ses acrobaties.




Le malheureux surfeur qui avait raté son virage, tout à l'heure s'en va, dépité...


... pendant que le virtuose à la voile orange continue.




Pour moi aussi, il est temps de vous quitter, un peu honteux de n'avoir pas visité les Bains de Nouvel (un peu la flemme) ou le Musée André Malraux (trop de monde en ce jour d'exposition Nicolas de Stael). Une autre fois ?

La vitesse augmente, l'image se floute.


Quant à Fred, il reste pour toujours figé dans ce lointain passé.




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