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mardi 19 janvier 2016

L'invasion des petits hommes verts

En ce 13 janvier 2016, je n'ai pas pris, tout de suite, conscience de la date. J'avais décidé de me balader dans des coins que je ne fais que traverser d'habitude, de flâner sans but dans le triangle formé par les avenues Jean Jaurès et de Flandre, autour de sa médiane dessinée par la rue de Crimée.

Une fois traversée l'avenue Jean-Jaurès (qui s'appelait autrefois l'avenue d'Allemagne, faisant clairement pendant à l'avenue des Flandres), j'avais bien été intrigué par ce dessin, sans en rapporter la vigoureuse déclaration à quelque événement particulier.


Je m'étais surtout attarder sue la fin du message, sur son caractère apparemment inachevé. Le dessinateur avait-il été dérangé ? Ces ":" appelaient une suite que je n'arrivais pas à imaginer.

J'étais pressé de dépasser la petite enclave des bobos, au bord du canal, avec ses cinémas, ses bars et ses pistes cyclables. Non que j'ai quelque chose contre les bobos. Après tout le bobo est un autre soi-même qui pollue le paysage en vous empêchant de profiter égoïstement des vestiges pittoresques des quartiers populaires de la capitale. On est toujours le bobo d'un autre. J'aime bien cette partie un peu frelatée mais aujourd'hui je veux voir autre chose.

Je ne prêtais donc que peu d'attention au clin d’œil qu'adresse cet immeuble qui en garde l'entrée, repoussant la connivence dans laquelle il cherche à vous entraîner.


Pas d'attention non plus pour les belles qui arpentent les bords du canal...


...ni pour les jeunes et tendres mamans.



On oublie tout cet univers un peu mièvre  mais après tout réconfortant des cafés pour enfants, des décors de papier peint qui s’effilochent avec le temps...




...pour retrouver le cœur populaire de ce quartier, juste à côté du pont-levant de la rue de Crimée.

Quand je l'atteins, il est en position haute, barrant la rue où les voitures s'accumulent, mais aussi les vélos.




C'est étonnant, car il n'y a aucun trafic de bateaux depuis qu'on a vidé le canal Saint Martin pour le récurer. Je viens juste de renseigner une touriste qui voulait "admirer le spectacle des scooters dans la boue", comme elle les avait vus à la télévision. Elle s'était trompée de canal.

En ce moment, il s'agit sans doute d'une opération de maintenance.

La barrière bloque aussi les piétons et notamment tout un groupe de "petits hommes verts" (petits bons hommes et petites bonnes femmes).






















J'en ai déjà vu de ces files de petits hommes verts qui marchent 2 par 2 avec allégresse vers je ne sais quelle aire de jeu. Ainsi, tout près du pont, le long de l'étonnante crèche conçue par le cabinet UapS.





J'en trouverai d'autres un peu plus tard, sur la place de l'Edit de Nantes, une place qui porte un nom réjouissant dans ce  quartier multi-ethnique, tout en nous rappelant nos horreurs passées.



C'est vrai que nous sommes mercredi, le jour des grandes migrations écolières qui ont remplacé l'instruction religieuse des jeudis de mon enfance. Comme les adultes qu'ils seront, ils vont et viennent, ceux du nord descendant vers le sud et ceux du sud remontant vers le nord, dans une agitation perpétuelle d'humains.

D'ailleurs, cela me fait penser, depuis quand le mercredi a-t-il remplacé le jeudi  comme jour de repos en milieu de semaine ? Rentré chez moi, j'ai recherché la date de ce basculement : 1972. Diable ! cela fait un bail que l'expression "la semaine des 4 jeudis" est devenue incompréhensible alors qu'elle signifiait très clairement  pour moi l'impossibilité d'un bonheur rêvé (telle chose est impossible comme la semaine des 4 jeudis). Cette institution du jeudi avait près de 100 ans quand elle fut abrogée puisqu'elle remontait aux lois Ferry sur l'école laïque obligatoire de 1882. En fait, l’expression est,semble-t-il, bien plus ancienne. Aiguillé (et aiguillonné) par Wikipedia, j'ai relu le tout début du Pantagruel de Rabelais. Le facétieux auteur l'utilise pour situer clairement l'histoire de la naissance du géant qu'il va raconter dans l'empyrée de la fantaisie la plus débridée :

"Au mois d'octobre, ce me semble, ou bien de septembre, fut la semaine tant renommée dans les annales, qu'on nomme des Trois-Jeudis : car il y en eut trois à cause des irrégularités bissextiles, que le soleil broncha quelque peu à gauche, et la lune varia de son cours de plus de cinq toises, et le mouvement de trépidation au firmament dit Aplane fut manifestement vu : tellement que la Pléiade moyenne, laissant ses compagnes, déclina vers l'équinoxiale ; et l'étoile nommée l’Épi laissa la Vierge, se retirant vers la Balance ; qui sont des cas épouvantables et matières tellement dures et difficiles que les astrologues n'y peuvent mordre".

Les voici donc bloqués mes petits hommes verts, obligés de monter sur le pont piétonnier. c'est plutôt une aubaine qui met  un peu d'imprévu dans leur promenade. Soucieuses de se plier  aux théories du genre, les filles font les fofolles pendant que les garçons discutent gravement.



Comme le petit garçon qui manque me percuter tant il est absorbé par le spectacle qui se déroule en bas, j'aime bien traîner un moment au sommet du pont. Avec ses énormes poulies, on dirait quelque autel voué à un culte solaire depuis longtemps oublié.





Surtout, depuis le pont supérieur, on peut se livrer à l'innocente occupation du photographe qui voit sans être vu.

Aujourd'hui ma rêverie suit un cours bien précis. Je viens de réaliser que nous sommes juste, jour pour jour, 2 mois après les attentats du 13 novembre. Un grapheur anglophone tient à ce qu'on s'en souvienne.


Voici le texte de son adresse :

"Imagine qu'il n'y a pas de paradis, c'est facile si tu veux bien essayer. Pas d'enfer sous nos pieds, seulement le ciel au dessus de nous. Imagine que tous les gens soient en vie aujourd'hui : 13 novembre 2015".

Sur ce pont, on n'a pas besoin d'attendre longtemps pour voir passer toute la diversité du quartier. Certes, on ne les voit pas ensemble, mélangés, "mixés" dans une mixité sociale et ethnique fantasmée. Ils se côtoient seulement, mais après tout, n'est-ce pas ce que l'on peut espérer de mieux ? Tant que ça dure.




On pourrait presque les croire ensemble, mais il ne faut pas rêver... 




...jusqu'à une moderne sorcière juchée sur son balai à pédales.



De l'autre côté du pont, sur la place de Bitche (qui rappelle l'époque, pas si lointaine, où l'ennemi c'était un autre européen, l'allemand, avec lequel on se disputait cette place forte mosellane), l'église saint Jacques et saint Christophe de la Villette n'a pas beaucoup d'intérêt. même si elle borde une agréable place avec son petit square et son kiosque dont les ferrures semblent rivaliser avec les branches dénudées des catalpas.



 Saint Jacques et saint Christophe de la Villette



A l'intérieur, l'impression de melting-pot se prolonge : une curieuse crèche m'évoque plus les derviches tourneurs de l'islam, admirés il y a peu quai Branly, que les figurines du folklore chrétien.



Place de Joinville, derrière l'église, un curieux édicule qui nous rappelle que les petits hommes verts étudient aussi parfois, en exigeant qu'on ne les dérange pas dans cette tâche essentielle.



Pas beaucoup d'imagination dans le quartier : de la place de Joinville part la rue du même nom. On s'aperçoit bien vite que de ce côté du pont, vers le nord donc, le quartier est devenu très largement chinois.

Square de la place de Bitche 

rue de Joinville 




Quelques boutiques résistent (mais, au vu des mensurations qu'elle propose, celle-ci ne doit guère être fréquentée par la clientèle féminine chinoise)





Dans ce triangle délimité par l'avenue Jean Jaurès et celle de Flandre, c'est encore un pèle-mêle de nouvelles constructions et de maisons ou d'immeubles anciens. Quelques exemples.  Ici, dans une tranquille confrontation, les habitations traditionnelles profitent de la lumière que leur renvoient les façades de verre des immeubles modernes d'en face.


 L'immeuble d'en face

Ici, l'architecte a voulu rappeler, avec cette cheminée soigneusement dessinée, les toits du Paris d'autrefois.


Si l'on est un peu attentif, il n'y a pas de ruelle, même la plus lugubre, qui n'offre quelque surprise inédite.


Dans un autre registre, plus provisoire, cette décoration énigmatique de la permanence du parti les Républicains rue de Crimée :



et, bien sûr, l'inévitable café que ne fréquenteront les jeunes bobos que dans quelques temps, lorsqu'ils y seront parvenus dans leur lente mais inexorable remontée jusqu'aux frontières de la capitale.



Mais voici l'avenue de Flandre. Je ne l'aimais guère : malgré sa très grande largeur, on y circule mal même en moto. Pourtant, en flânant, on peut trouver du charme à sa "délicatesse exotique", comme le proclame sans fausse honte cette enseigne.


Large, elle l'est avec son esplanade centrale de plus d'un kilomètre. Aménagée avec un peu de fantaisie et d'imagination, elle pourrait être magnifique.





Je ne sais ce que sont ces arbres qui ont gardé comme des feuilles sur leurs branches.



Toutefois, à cette saison, les arbres ne peuvent cacher la masse des immeubles des Orgues de Flandre.



J'avoue avoir été subjugué par cet énorme masse bétonnée. Je n'ai pas l'intention de faire une revue architecturale de l'avenue qui présente pourtant une belle exposition de l'architecture contemporaine et de son évolution. Voici notamment un article intéressant sur ce thème : https://jmrenard.wordpress.com/2014/06/10/paris-le-quartier-de-lavenue-de-flandre/

Je me contenterai simplement de quelques notations  sans le moindre souci d'une exhaustivité qui ne sied pas au promeneur parisien qui se laisse porter par ses envies du moment.

J'étais d'abord content de me trouver au pied de cet îlot sans l'avoir cherché, Il y a longtemps que je me demandais où se trouvaient précisément ces immeubles aperçus souvent du haut du parc des Buttes Chaumont.

au coucher de soleil en mai 2014

 en février 2015.

Il faut un certain temps pour reconnaître dans la masse imposante, comme tassée sur elle-même, les tours aperçues dans la brume depuis les Buttes Chaumont. Il s'agit bien pourtant des mêmes immeubles.

Traversons l'avenue...


...même si les mœurs des habitants de ces lieux sont quelque peu étranges : je me suis fait tirer la langue par cet honorable père de famille. 




Sur le moment je n'ai pas compris pourquoi il s'était retourné après m'avoir dépassé, en me faisant un grand sourire démonstratif. Il voulait sans doute s'excuser d'un geste que je n'ai découvert qu'en regardant mes photos. Quand on vise avec l'écran arrière d'un petit appareil compact (le réflex était resté bien au chaud), on ne voit pas grand chose des détails de ce que l'on photographie.

De l'autre côté de l'avenue, la porte ancienne que l'on découvre entre les immeubles est tout aussi étrange. Flanquée de 2 piliers massifs, on dirait l'entrée d'une ville médiévale marocaine de cinéma . Voilà qui intrigue.



Malheureusement un disgracieux passage défigure la perpective.



Au sol, une fresque dessinée parait-il par les habitants lors de la réhabilitation de l'ensemble, donne la localisation des équipements.


La porte franchie, on découvre les tours. Ce sont bien celles aperçues depuyis les Buttes.



Au pied, un petit jardin.





Dans le dédale de ses ruelles étroites, on retrouve ce que l'on imaginait avant d'entrer :

des escaliers qui ne mènent nulle part, comme un symbole un peu appuyé.


des êtres solitaires


des jeunes qui s’ennuient



Je suis capable de rester longtemps à m'inventer des histoires, comme dans cette scène énigmatique où un enfant regarde fixement la dame à l'écharpe rouge. Elle vient de sortir de chez elle (cf 2 photos plus haut) et n'a pas fait que quelques mètres jusqu'à ce banc. Que se passe-t-il entre eux.



Dans cet ensemble typique des années 70, on avait pensé mixité sociale, mêlant copropriété et HLM, propriétaires dans les tours dominant l'habitat locatif. Il y a 20 ans, c'était un haut lieu de la drogue. La difficulté semble surmontée depuis la rénovation. On a fait des efforts. Par exemple, la cours de la petite école qui donne sur le petit jardin central est protégé par une paroi métallique qui permet de se voir, les enfants voient le jardin, nous voyons les enfants jouer.


Deux jeunes femmes ont jeté des couvertures par terre sur lequel des enfants viennent manipuler les nombreux jouets qui y sont jetés. il fait froid dans l'ombre des tours. Mais c'est mercredi et quand on ne les déguise pas, les enfants en petits hommes verts, il faut bien les occuper. Je trouve ces femmes admirables et leur petite installation touchante.

Je quitte l’urbanisme mégalomaniaque des années Pompidou pour retrouver la rue parisienne avec son échelle plus raisonnable. J'attends au feu dont une mère explique la signification à son fils.




Puis je me dirige tranquillement vers le bout de l'avenue, vers la porte de la Villette. Quelques images qui m'ont amusé à un moment ou à un autre.

La palette picturale de cet artiste des fruits et légumes.



La lourdingue façade néo-médiévale à l'angle de la rue Riquet


Comme souvent à Londres mais rarement à Paris, l'immeuble abrite la station de métro Riquet



Plus élégante, la façade altière du cinéma Crimée des années 30 reconverti en bureaux (ou qui tente de se reconvertir).Le mur central en arc de cercle, destiné à recevoir les affiches des films a été évidée et remplacée par des carreaux de verre. Une réhabilitation plutôt réussie. Un petit pincement au cœur : il avait été construit juste avant la guerre de 39-45. 


En marchand le nez en l'air pourtant, j'ai manqué louper cette curiosité qu'un brusque rai de soleil m'a fait découvrir : l'ancienne gare du Pont de Flandre, sur la Petite ceinture. 


Le coup de soleil a été de courte durée. Voici la rampe d'accès abandonnée par les voyageurs depuis 1934.


Il y a un projet de réutilisation de la gare en café, salle de concert mais il peine à voir le jour.


Passé le pont, l'avenue change de nom et devient Corentin-Cariou, du nom de ce breton, syndicaliste communiste à Gaz de France qui sera exécuté par les Allemands comme otage en 1942. Il y a une plaque à son nom sous la pointe de l'immeuble en forme de lame de couteau qui ferme le parc de la Villette du côté de l'avenue.



Sa plaque jouxte le monument aux morts de la Grande Guerre qui ont appartenu à "la Boucherie en gros de Paris". Cela interpelle un peu quand on pense que la guerre de 14-18 est souvent qualifiée de "boucherie". Plus tragique : il y a 140 noms.

On est, en effet, sur les lieux exacts des grands abattoirs de la Villette.

Les abattoirs en 1900. Wikipedia commons

L'avenue de Flandre en porte encore la marque.à de nombreux endroits. Je ne suis pas sûr que cette tête au 11 de l'avenue Corentin Cariou renvoie à l'abattage des bœufs. Est-ce une allusion à la force herculéenne de ceux qui abattaient les bêtes, ou bien à la massue qu'ils utilisaient ? A supposer que cette tête est bien celle d'Hercule revêtue de la peau du lion de Némée.



Plus évidente, cette devanture de restaurant.


ou cette tête de taureau au dessus de cet immeuble (bien petite sans téléobjectif).


Mais voici la fin de la ballade. Un dernier rayon de soleil par delà le canal Saint Denis...


...et c'est une averse brutale et violente.


Quelques minutes plus tard, c'est fini.


Je rentre en longeant le canal jusqu'à sa jonction avec le canal de l'Ourq. Un pousseur attend avec sa péniche de gravier de monter dans l'écluse à la hauteur de l'Ourcq. Elle vient de la Seine et doit aller jusqu'aux bétonnières du bord du canal de l'Ourq.

La péniche est dans l'étroit passage à gauche. La porte de l'écluse est en train de se fermer. Dans cette direction, le ciel est encore gris du passage de l'orage.




De l'autre côté, c''est le soleil







Il y a peu d'endroits dans Paris où les péniches circulent ainsi "à fleur d'immeubles".


Un dernier virage serré pour prendre le canal de l'Ourq et l'arrivée est proche.




Fin

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