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samedi 3 décembre 2016

The Tube comme symbole et comme sésame


C'est une prétention un peu ridicule de vouloir caractériser un peuple, une culture, d'un rapide coup de crayon. Pourtant, quand on débarque à Londres venant de Paris, la tentation est plus forte que tous les arguments raisonnables. Il est difficile de trouver plus dépaysant à 2 heures de la capitale française. Et plus encourageant pour chercher ce qui nous distingue plus que ce qui nous rapproche.

Je ne parle pas de la splendeur de la gare d'arrivée comparée à la crasse crapuleuse de la gare du Nord parisienne. On a honte rétrospectivement d'imposer ce spectacle au voyageur britannique.

Je ne parle pas, non plus, de la circulation automobile à gauche, même si l'inversion du sens se rappelle rapidement à vous quand ce chamboulement des habitudes risque de mettre un terme anticipé au voyage en cours. J'ai beau me rappeler dans le train la règle à respecter (right, then left), rien n'y fait. La traversée d'une rue, à la française, c'est à dire loin des passages piétons pourtant scrupuleusement respectés par les automobilistes et même les bus lancés à belle allure,  vous fait craindre pour votre vie, au moins une fois pendant le séjour.

Je ne parle pas du temps non plus. Voilà belle lurette que Londres est plutôt moins pollué que Paris. D'ailleurs, ce jour-là il fait un soleil radieux alors que Paris était plongé dans la brume.

Non, je veux parler du métro qui me semble rassembler beaucoup des différences qui nous séparent. C'est la 1ère fois que je suis sensible à cette évidence. Cette rêverie (plus qu'une réflexion) trouve sa source peut-être dans ce voyage en moto fait l'année passée en Ecosse (http://www.leschroniquesdemichelb.com/2015/04/quelques-jours-en-ecosse-et-moto-retour.html). J'avais rendu visite à David Hume dans son beau cimetière d'Edinburgh. Le David Hume pragmatique, amateur de débats plus que de vérités absolues, d'expérience sensibles plus que de rationalités abstraites. Tout l'opposé de Jean-Jacques Rousseau, mon dieu pendant longtemps et dont désormais je révère la plume autobiographique et non plus la pensée politique. Ils se connaissaient bien, avaient voyagé ensemble mais, cela n'étonnera personne, ils s'étaient fâchés violemment (du fait de la paranoïa de Rousseau, non de leurs divergences théoriques).

C'est par amour pour le Rousseau du Contrat social que j'avais voulu me lancer, passée la licence de philo, dans des études de philosophie politique. Sans la moindre vergogne, j'avais demandé et obtenu un rendez-vous du grand Raymond Aron. Bien que surbooké, c'est très gentiment et sans me faire sentir le grotesque de ma sollicitation, qu'il avait gentiment décliné ma demande d'être le patron de mon modeste DESS (il suivait seulement quelques thèses d'Etat). Il m'avait orienté sur un autre auteur, moins connu en France : Thomas Hobbes. C'était un pied mis dans la philosophie anglaise, mais auprès d'un auteur bien éloigné de la pensée démocratique bi-partisane.

Cette pensée bi-partisane, il m'a semblé la rencontrer de manière palpable dans le métro londonien où je vous invite à plonger avec moi.

Photo prise en 2004.

 Cette façon d'être assis face à face, dans un espace très réduit, m'a évoqué, sans que je m'y attende, la Chambre des députés britannique : espace restreint, sans la majesté de l'amphithéâtre français, des députés face à face et non côte à côte, un orateur tout proche, sans la distance qu'instaurent l’éloignement et l'élévation. Un autre monde que le nôtre où l'on rêve toujours d'unanimité, d'un "tous ensemble" d'autant plus proclamé qu'il exclut tous les autres qui ne pensent pas pareils (et qui se trouvent être bien plus nombreux que son petit groupe). 


Autre caractéristique qui frappe le parisien, la forme tubulaire du tunnel. Les voitures en épousent le contour sans la moindre perte d'espace. Un peuple de marchands a voulu minimiser les frais de percement et d'entretien. On privilégie la caractère pratique, l'utilité d'un équipement dès lors qu'il est uniquement fonctionnel, sans décorum inutile. Non qu'on refuse le décorum lorsqu'il sert le renom de la marque et de la firme, comme l'attestent ces gratte-ciels coûteux et ostentatoires. Mais sous terre, ce serait inutile. On n'est pas dans le Moscou du métro soviétique.


Dans les couloirs qui n'ont pas peur d'être étroits et sinueux, on vous indique de quel côté vous devez circuler. Généralement à gauche mais il arrive aussi que vous deviez obéir à une injonction "keep right" si cela améliore le flux des voyageurs. On est loin de la pagaille parisienne où même les panneaux d'interdiction sont ignorés sans scrupule.

Enfin, on rencontre de gentils excentriques qui d'ailleurs, ne se pensent pas comme tels. Comme cet adepte de la cuisine japonaise qui manie ses baguettes avec dextérité malgré les cahots.


Car les cahots sont souvent assez violents dans les virages où les roues rebondissent alternativement de chaque côté des rails (encore la bi-partition !). C'est que les voitures circulent parfois vite du fait que les stations sont plus éloignées qu'en France. Un blogueur  anglais, qui a systématiquement visité les 302 stations du métro parisien à des fins de comparaison, pendant une randonnée souterraine de 5 jours, valorise cette vitesse qui, un court instant, donne un sentiment de liberté qu'on ne retrouve pas dans le "stop and go" permanent du métro parisien. Je le comprends. On pouvait ressentir un effet semblable autrefois, quand les rames étaient bringuebalantes et qu'un court instant on se sentait entraîné dans une sarabande endiablée. Le confort des voitures actuelles a gommé ce plaisir.

Mais me voici arrivé à ma 1ère destination, la City et ses buildings. Depuis près de 15 ans, je viens rendre visite à la partie de ma famille qui s'est expatriée à Londres avec l'envie bien affirmée d'y rester. Je n'ai pas photographié systématiquement l'évolution de la ville mais j'ai gardé quelques repères. En 2004, je suis allé admirer le Gherkin  qu'on appelait à l'époque The Erotic Gherkin pour se moquer de l'oeuvre de Foster qui venait de sortir de terre. L'ironique qualificatif n'est désormais plus employé, signe que le bâtiment fait partie du paysage. Bien d'autres gratte-ciels sont venus l'entourer. 

Le voici qui émerge timidement sur la paroi multicolore du Heron Tower, un building bien plus haut (242 m) et plus récent (2011)



Il reste que la brusque irruption du "Cornichon" derrière un immeuble nous plonge dans un univers un peu surréel.


Du fait de sa rondeur, Il ne semble jamais écrasant . Je lui trouve même un air un peu espiègle, comme si surgir derrière les monuments les plus respectables était un jeu facétieux pour lui.



Toutefois, depuis que j'ai appris la genèse de sa construction, je ne vois plus en lui un Cornichon érotique, mais plutôt, image moins rassurante mais plus dans l'air du temps, l'ogive d'une bombe.



Depuis les années 70, il n'y avait plus eu de constructions de gratte-ciels dans la City lorsque l'IRA offrit aux promoteurs une merveilleuse opportunité. A la suite d'un attentat, le 10 avril 1992, qui s'insérait dans la nouvelle stratégie de l'organisation terroriste, de s'attaquer aux intérêts financiers britanniques (l'explosion fit aussi 3 morts !), il fallut démolir l'immeuble du Baltic Exchange (bourse aux affrètements de navire), libérant ainsi un vaste emplacement. Ou comment, ruse de l'histoire, c'est en voulant nuire au capitalisme anglais que l'IRA relança la folle course immobilière des capitalistes internationaux.

Si ses promoteurs, la société de réassurance Swiss Re puis ses propriétaires un temps, le géant immobilier allemand, IVG Immobilien ont connu des difficultés et ont dû le revendre, le bâtiment ne cesse de se valoriser. Il a été acheté pour 820 millions d'euros pas un banquier brésilien il y a 2 ans. Dommage qu'on ne puisse y pénétrer, ne serait-ce que pour admirer son système de ventilation naturelle  qui fonctionne seul, parait-il, entre 12 et 25°. Cet argument écologique (ou peut-être seulement économique car il est difficile de trouver écologique un gratte-ciel de bureaux) est repris par d'autres promoteurs avec des éoliennes, des panneaux solaires. On le verra plus loin.

Autour de lui, les buildings prospèrent. Sur ses flancs biseautés, on devine, en réflexion, la silhouette du futur plus haut bâtiment de la City, le Pinnacle.



Ce projet, lancé avec des capitaux saoudiens en 2008, a connu bien des vicissitudes. Il devait dépasser les 300 m, mais le chantier fut interrompu plusieurs fois, par la crise et des négociations sur son gabarit. Il vient d'être repris par  AXA. L'assureur français avait interrompu les négociations à la suite du vote sur le  Brexit, puis s'est ravisé et a finalement persisté dans son projet.  270 m de hauteur malgré un rabotage sérieux, le bâtiment devrait être magnifique avec son enroulement d'enveloppes fines autour de son axe central. A voir en 2019.


Sur le chantier, des petits playmobiles s'affairent. Illusion ou non, les ouvriers anglais me paraissent toujours mieux habillés et pour tout dire plus professionnels que ceux rencontrés dans notre beau pays.


Juste à côté, l'immeuble de la Lloyd's réalisé par Richard Rogers, le co-auteur du Centre Pompidou avec Renzo Piano. La parenté des 2 constructions est patente avec son parti pris de tripes à l'air (d'où son surnom anglais de Inside-Out Building). 

Le futur Pinnacle à gauche, le Lloyd's building à droite

Comme il fait moins de 100 m de hauteur, il est désormais masqué par d'autres gratte-ciels surgis après sa mise en service en 1986. D'où cette photo prise en 2005 qui le montre en majesté.

Adrian Ping moins Juin 2005 pour Wikipedia commons.

2014. lloydgoodall

Du même Richard Rogers, voici, à quelques mètres, le "Cheese Grater", la Rape à fromage, livré en 2014. C'est le n°4 du top ten des gratte-ciels londoniens avec 225 m. On aperçoit sur la droite ses jambes grêles.

A gauche, St Mary Axe, puis le futur Pinnacle, le Lloyd's et le Cheese Grater à droite.

Ici, l'ostentation est  poussée à l'extrême : comment construire très haut avec le minimum de surface de bureaux commercialisable, c'est à dire construire très cher pour gagner moins ? Il suffit d'avoir une base très large qui s'étale jusqu'à la rue...


....puis, de construire en diagonale pour que le haut, recherché de tous, soit de plus en plus mince. N'est-ce pas le comble de l'élégance pour un investisseur capitaliste, une élégance digne d'un dandy anglais qui méprise l'argent tout en s'habillant chez les plus grands tailleurs ?



Sur cette photo prise d'avion (et donc pas par votre serviteur), on voit clairement le biseautage de la façade sud.

Le quartier de la City, à Londres. Au milieu, The Leadenhall Building, rebaptisé "La râpe à fromage"; à droite, la tour concave qui fait cuire les oeufs.
Photo publiée par l'Express, sans crédit photographique.

Vue depuis la rive sud de la Tamise

A l'opposé de cette philosophie aristocratique (ou qui veut se faire passer pour telle), le Talkie Walkie porte haut et sans complexe les valeurs bourgeoises de rentabilité et de profit  : comment minimiser les coûts et maximiser les bénéfices. Pour se faire, l'architecte vénézuélien a repris une technique héritée des villes médiévales : diminuer la surface au sol et augmenter les surfaces construites en hauteur. Au Moyen Age, c'est la recherche de la lumière qui motivait cette avancée des étages supérieurs au dessus de ceux d'en bas. Dans la City, l'objectif est d'augmenter la proportion des surfaces les plus hautes, vendues les plus chères.

La prouesse, c'est que que ce gonflement, on l'a opéré dans toutes les directions, en largeur et en profondeur. D'où un bâtiment prétentieux, sans grand charme qui semble écraser de sa masse stupide tout ce qui  se trouve en dessous.






Cette "chose" bizarre ne choque pas seulement esthétiquement. Elle a eu des conséquences plutôt comiques puisque la forme concave de la partie sud a renvoyé vers le sol les rayons du soleil au point, selon l'expression consacrée, de pouvoir faire cuire un œuf sur l'asphalte du trottoir. Il a fallu installer une bâche provisoire puis des écrans sur toute la façade pour éviter que les voitures et les commerces ne crament.

Cet immeuble est "remarquable" pour une autre raison : sa construction a nécessité la démolition d'un bâtiment construit en 1968. Désormais, plus besoin d'attendre un hypothétique attentat pour libérer de l'espace. On peut démolir une tour récente. Sur cette photo prise en 2004, la tour en question est sur la gauche, illuminée par un soleil, bienveillant cette fois-ci. Un tabou de tombé.

Au centre Tower 42 de 1979, 182 m, dont ler sommet s'illumine en vert la nuit tombée.

Le rapprochement entre ces 2 gratte-ciels, le Cheese Grater et le Talkie Walkie, est d'autant plus évident qu'ils ont développé en même temps leurs philosophies opposées. Lors d'un passage en mars 2013, sous une des dernières averses de neige d'un hiver qui ne voulait pas finir, je les avais vus "se tirer la bourre", comme s'il importait d'être le premier à gagner le ciel. Suivant les angles, on peut croire la victoire de l’aristocrate sur le bourgeois encore possible.







Le mauvais temps ne fait pas reculer les jolies anglaises.



Finalement, je préfère ma Rape à fromage. La re-voici de face depuis le Shard, dominant nettement les autres buildings.


En fait, le Cheese Grater n'est pas actuellement le bâtiment le plus élevé de la City, mais le Heron building que nous avons rencontré plus haut, reflétant les formes rondouillardes du Gherkin. Je trouve ce building tout simple particulièrement élégant  (mais il est masqué par le Cheese Grater sur la photo ci-dessus).



Il date de 2011 et a été construit grâce à des subsides du Sultanat d'Oman. Au nord de la City, il se tient un peu à l'écart, voisinant avec un "vieil" immeuble de grande hauteur, le City Point, construit en 1967, lors de la 1ère vague de construction des années 60 et 70. Le City Point avec ses 122 m a été le premier building à dépasser la hauteur de la cathédrale Saint Paul dont on sait qu'elle est le point nodal de toute la "skyline" de Londres. C'est ce bâtiment qui a fait tomber cet autre tabou.


C'est le siège de BP, l’orgueilleuse compagnie pétrolière britannique.


En 2004, quand les tours s'effaçaient devant la munificence de Saint Paul.

Ce "tour des tours" de la City est terminé mais nous n'avons pas encore déroulé le palmarès complet. Pour cela, il faut se rendre à Canary Wharf car c'est là qu'est née l'étincelle qui a rallumé le feu immobilier. 

Pour s'y rendre, on ne va pas prendre le métro mais la ligne automatique, la DLR (Docklands Light Railway). Votre "Tube" ne vous sert plus de symbole et de sésame, me direz-vous ? Je le dois à la vérité, tous les symboles ont leurs ratés (ce petit fragment de poterie qui ne trouve pas son double dont il a été violemment séparé), tous les rapprochements ont leurs exceptions, tous les récits leur petit grain de sable scénaristique.

Un exemple. J'avais soigneusement évité jusqu'à présent de parler, dans mon petit apologue, des plans de métro, de celui de Londres comparé à celui de Paris, parce que cette comparaison allait mettre par terre ma démonstration qui reposait sur une opposition claire et bien tranchée: d'un côté le rationalisme abstrait des cartésiens, de l'autre le pragmatisme des empiristes britanniques.

Quand on met côte à côte les 2 plans, il est difficile d'imaginer des représentations aussi opposées d'une réalité, après tout, semblable. Seul problème, c'est que le plan rationnel et abstrait, c'est le plan londonien pendant que le parisien colle à la terre et n'arrive pas à s'élever jusqu'à l'idée, au schéma. Celui de Londres néglige les distances et les orientations au profit de la clarté d'un dessin qui privilégie les droites et sépare clairement les lignes avec des couleurs tranchées. Pour s'orienter, il ne faut pas savoir où se trouve sa destination, sauf de manière très vague. Il faut connaître son nom. Les noms des stations sont clairement lisibles, tous étagés du même côté de la ligne. Sous terre, pour prendre la ligne dans le bon sens, il n'est pas nécessaire de connaitre le nom de la station terminus. Des panneaux vous indiquent le quai qui vous conduira vers le sud ou le nord, l'est ou l'ouest.

 Le plan de Paris, au contraire, reprend la géographie de la ville et donne une idée des localisations et des distances au point qu'on se sert du plan du métro pour se repérer dans la ville. Mais quel fouillis ! Quand on connait la ville, c'est pratique. Quand on est étranger, c'est la galère. Comme un enfant qui ne sait pas encore bien lire, le nouveau venu suit du doigt le tracé de la ligne afin de ne pas inventer des correspondances qui n'existent pas. Souvent, il recommence la manœuvre plusieurs fois avant d'être sûr de son coup.

plan souterrain londres

La conception du plan anglais date de 1931. Il a été complexifié avec l'arrivée de nouvelles lignes sans changer de caractéristiques. A comparer avec le plan parisien des années 60.

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Cinquante ans après Londres, Paris a adopté un schéma plus abstrait, clairement adapté du modèle anglais. Seule coquetterie conservée (Ah ces Français !), le logo fait dessiner à la Seine un visage de femme, bien loin du trajet réel du fleuve. Un logo qui date de 1991 et de l'arrivée de Christian Blanc à la tête de la société. Plutôt réussi, il faut bien le dire, avec ce regard imaginaire lancé vers le haut.

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On peut retrouver à l'adresse file:///C:/Users/user/Downloads/article412311.pdf
un article amusant sur l'évolution du plan de métro parisien.

Prenons donc le métro de surface, le DLR, pour aller à Canary Warf. et vérifier, malgré tout, ma théorie du "Tube".


Une fois de plus, la richesse arrogante s'affiche sans peur :  la petite gare qui précède le quartier d'affaires n'a rien à voir avec celle qui suit. Et qu'on ne me dise pas que son design est justifié uniquement par la masse du trafic à écouler. On veut impressionner et on y arrive.




Même remarque, quand on repartira par la Jubilee Line.



Sur place, on découvre une architecture massive, fonctionnelle, efficace, celle que l'on retrouve dans tous les quartiers d'affaires du monde. One Canada Square, bâti en 1991, se voulait le pivot d'un centre d'affaires rival de la City. D'où son gigantisme qui fait que 15 ans plus tard, il reste le 3ème gratte-ciel de Londres avec ses 235 m., juste après la Heron Tower qui se pousse du col, comme l'oiseau éponyme, avec une antenne qui l'a fait passer à 242 m. 


On sent qu'il était important d'être vu de partout et particulièrement du centre et de la City.

 Depuis London Bridge.

Photo prise en 2004

Depuis le Shard.

Pendant près de 10 ans, la City put croire que ces quasi-banlieusards ne constitueraient jamais une menace pour l'aristocratie de la finance. Les banquiers pouvaient rester dans leur étroit périmètre central et bas de plafond. Sans être surveillé de haut comme maintenant.

En 2004, on ne voit que le lointain liseré bleu de Tower 42.

en 2016

Les événements commencèrent par leur donner raison. Le promoteur et propriétaire de One Canada Square , le canadien Olympia et York, fit faillite peu après la livraison du mastodonte car il n'arrivait pas à placer ses bureaux. Puis la donne changea peu à peu, contraignant la City à se lancer dans une surenchère verticale, avec pour conséquence ce paysage si rare en Europe d'un centre ville de gratte-ciels au bord d'un fleuve majestueux. Voilà bien un effet de la bipolarité si chère au cœur des Anglais, soucieux d'équilibre, de "jamais trop" et d'alternance. La City vs Canary Wharf

Aujourd'hui le quartier est en plein boom et plusieurs tours sont en construction simultanée.


On perçoit clairement l'âme intérieure du bâtiment  qui sera habillée ensuite.

Le quartier soigne aussi son attractivité en tirant partie de la proximité du fleuve et de nombreux canaux.


L'aménagement des docks réserve à chaque visite des surprises comme cet ingénieux immeuble qui offre à certains de ses résidents une large terrasse excentrée sur ce qui ressemble à une des anciennes tours de levage du port qui bordaient la Tamise.




De ces rives, on sait que demain on pourra regarder au loin l'orgueilleuse City sans rougir, car on sera de taille à rivaliser.


Pourtant, une image inquiétante fait craindre que le duo ne soit perturbé au moment où il semblait fonctionner.


Immense, le Shard se dresse comme un hommage inquiétant à quelque divinité des cieux, une divinité fantasque qui serait plus puissante mais aussi plus imprévisible que celles qu'on adorait jusque là.

La Tamise a beau se prendre pour la lagune vénitienne dans la splendeur du soleil couchant, l'image lointaine est perturbante.



Parmi les nombreux arguments utilisés par les opposants à la tour, il en est un qui fait écho à ma théorie : le Shard allait venir créer un 3ème pôle de l'autre côté de la Tamise, transformant le centre de Londres en spectacle, en image, captant à son profit toute la magie de la capitale.

On sait que les règles d'urbanisme anglaises sont très différentes de celles applicables en France et cette différence confirme ma théorie du Tube. En France, le périmètre de protection des monuments remarquables est un cercle abstrait tracé au compas, 500 m autour de celui-ci. En Angleterre, ce que l'on protège, ce sont des vues concrètes, des couloirs de vue qui étagent des perspectives, créent des paysages qui servent d'écrin au monument. 

2004. Un évident couloir de vue : de Trafalgar square vers Westminster.
Il n'est pas pensable qu'une tour se profile derrière Westminster, même au loin.

2016. Pas de changement

Ce que l'on veut éviter à tout prix, c'est que l'image d'un monument, Saint Paul par exemple, ne vienne s'écraser sur la masse d'un immeuble, brouillant son dessin, obscurcissant son évidence. Le regard se focalise, il n'embrasse pas la totalité visible, il cherche le détail, l'angle original plus que l'impression d'ensemble. D'une certaine manière, on retrouve ici l'opposition du jardin à la française qui étale le regard, fait appel à notre sens des proportions. On comprend intellectuellement plus qu'on ne voit avec les yeux. Dans le jardin à l'anglaise, on cherche à ménager des surprises locales dans un tout qu'on ne perçoit jamais. D'un côté l'immensité d'un paysage en aplat qui frappe par sa surface monotone et son rythme mathématique, de l'autre, une succession d'imprévus ménagés dans un mouchoir de poche.

Une des vues de référence, c'est Parliement Hill, Photographie ci-dessous de 2009.Le Heron building est en construction.


Bien ancré dans la rive sud, le Shard bouleverse tout ceci. Mais c'est que les règles, c'est une chose. Leur interprétation en est une autre. Pour un anglais, il n'y a pas, sauf quelques rares exceptions si vénérables qu'elles n'ont même pas besoin d'être écrites, de Loi, de Règle, qui ne puissent être discutées. Comme dans la scolastique médiévale, la vérité surgit de la disputatio, de la négociation. Une négociation qui dure longtemps, qui coûte cher, qui mobilise toutes les parties. 

En France, les concours d'architecture sont devenues la règle. Je me rappelle que dans les années 80, on devait batailler, à la direction du Patrimoine, pour obtenir que les constructions du ministère de la Culture fassent l'objet de concours. Sans cela, sans un jury de professionnels pour orienter les choix, c'est le Prince qui décidait seul. En Angleterre, le promoteur est libre d'en organiser ou non. Mais il doit ensuite, pendant des mois, convaincre que la beauté de son projet mérite qu'on sacrifie telle perspective. Pas plus que le concours cela n'évite les erreurs mais, au final, le résultat n'est pas si mal.

En 2011, le Shard était bien avancé et l'on tremblait de voir la frêle grue qui continuait sa lente progression au delà des 300 m.

On voit bien les désormais 3 piliers : La City, Canary Warf et le Shard


A l'époque, j'avais été plus frappé par la curieuse symbolique de ce camp d'Indignés du mouvement Occupy, au pied de Saint Paul, non loin de la City.

La police  avait empêché l'installation des tentes sur cette place entourée de bureaux.
Elle n'était pas devenue plus accessible pour autant !

Humour britannique 

Un manifestant redessine "Occupy" avec des feuilles d'arbre aux couleurs d'automne. 


Pourtant de l'autre côté de la Tamise, la construction progressait aussi vite que possible pour les JO de Londres de 2012.


Désormais, impossible de ne pas la voir de partout, brillante de ses couleurs changeantes. ou perdue dans la brume.


2 photos prises en 2013.

Les derniers étages métalliques sont éclairés comme si les derniers rayons du soleil s'attardaient sur elle. C'est ce que je crus un moment. Un moment d'adoration païenne envers ce dieu qui pose un doigt de lumière sur le terre des hommes.


Depuis Borough Market

C'est sans doute au crépuscule qu'elle est la plus fascinante.


L'entrée de l'hôtel Shangri-la qui occupe la partie centrale de la tour.

La montée au 69ème  puis au 72ème étage est plus simple que je ne croyais. Une réservation sur Internet, 2 ascenseurs successifs très rapides et finalement juste ce qu'il faut de monde pour se sentir au milieu de ses semblables malgré l'environnement inhabituel, tout en pouvant accéder facilement aux immenses fenêtres.

Assez rapidement, je me suis senti légèrement nauséeux et mes compagnons de voyage me rassurèrent. Ils avaient la même impression que devaient provoquer les faibles oscillations de la tour. J'avoue avoir été heureux de sortir à l'air libre au 72ème étage gagné par un escalier étroit. Il parait que les appartements de luxe  situés juste au dessous de nous, peinent à trouver preneurs. La faute au roulis ?

Au début, on cherche des repères en regardant le sol juste au pied de la tour.


Avez-vous remarqué le petit immeuble qui émerge entre les voies de chemin de fer ?

Puis on accepte de regarder au loin, rassuré sur le fait qu'on touche bien le sol par poutrelles et béton interposés, sans nager dans une lévitation inquiétante. 



Je me suis fait cependant quelques petites frayeurs. Il n'est pas facile de percevoir précisément la position de la vitre, dans cet univers sans premier plan. Voulant poser mon appareil contre la vitre pour prendre une photo sans trop de reflets, j’ai plusieurs fois eu l'impression, une fraction de seconde, de basculer dans le vide, car la vitre est quelque 10 cm à l'extérieur de la  poutre verticale qui vous sert de référence visuelle. C'est bref mais intense !





Les trains sont des vers de terre qui serpentent entre les immeubles. 


On devine dans le tiers supérieur de l'image une tache de couleur. Un autre immeuble de Renzo Piano que je suis allé voir depuis le plancher des vaches.




La cathédrale était effectivement énorme quand elle régnait sur la ville d'avant 1960.

Minuscules personnages traversant la Tamise sur le Millenium Bridge de Foster.

En 2004, c'était avec le Gherkin, la grande attraction architecturale.


Mais la vue inoubliable, avec son romantisme de fin du monde, le Shard l'offre en ce samedi de novembre 2016, quand on regarde la ville vers le sud-ouest, là où le soleil peine à percer les nuages.

J'ai accumulé les clichés sans vraiment arriver à traduire l'impression ressentie alors, faite tout à la fois d'émerveillement et d'effroi. En voici quelques-uns.



Au centre on aperçoit les 3 éoliennes du Strata  building



Au 72ème étage, à l'air libre, on se sent comme les survivants d'un cataclysme, incendie ou explosion nucléaire, avec ces lambeaux de murs vitrés. Cela évoque tout à la fois la scène finale de la Planète des singes, Ground Zero, ou, si l'on est optimiste, les huttes stylisées du Centre Jean-Marie Tjibaou du même Renzo Piano.



Heureusement, un coup d’œil vers le bas, vers la plateforme que l'on vient de quitter, réchauffe le cœur...

... tandis qu'un peu de ciel bleu brusquement vous inonde d'espoir.


Je ne voudrais pas terminer sur cette image apocalyptique d'un monde qui semble braver les cieux avec cet orgueil que les Grecs savaient devoir payer un jour. Même ce brave soldat se demande  s'il s'est vraiment battu pour que cet investissement qatari soit possible ? Tout ça pour ça ?



 Heureusement, le Londres éternel est bien toujours là, raffiné comme autrefois et vivant comme aujourd'hui. Je ne prendrai qu'un seul exemple, loin du Tube et de son symbolisme binaire comme des tours qui s'affrontent dans une compétition infernale, dans cet entre-deux de notre bonne vieille terre, avec son odeur d'humus, ses cris d'oiseaux et son sol stable sous les pieds : allons à Hyde Park profiter du soleil

Vous avez vu des tours ? 


 Un arbre en cage ? C'est parce que, au pays d'Alice, on protège les petits lutins 
qui s’incrustent dans ses plis 



Dans ce café-restaurant qui jouxte la Serpentine Sakler Gallery, j'ai bu (pardon amis italiens !) le meilleur cappuccino de ma vie. The Magazine (c'est le nom de l'établissement) est l'oeuvre de Zaha Hadid, la célèbre architecte d'origine irakienne décédée trop tôt l'année dernière.


Vraie prouesse intellectuelle : le piliers sont aussi les puits de lumière.
Quand on est une architecte irako-britannique, on réconcilie les contraires !


La lumière est comme du lait qui coule jusqu'à ma tasse. 


Enfin une signature à la Hitchcock  pour terminer depuis Kensington Gardens.


PS. Un lecteur qui m'est cher et qui connait bien Londres m'a fait remarquer que les baguettes de mon passager du métro étaient japonaises et non chinoises comme je l'avais écrit initialement. Encore une différence entre Paris et Londres : dans la capitale britannique, c'est l'Empire du Soleil levant qui domine au contraire de Paris où le sushi fait une percée remarquée depuis quelques années seulement.

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