Collonges en Pays de
Gex au XVIIIème siècle
1er
chapitre. Qu’en est-il de Dieu ?
Je ne connaissais pas le Pays de
Gex. J’ai découvert cette petite région en suivant à la trace mes ancêtres
maternels qui n’avaient pas toujours vécu en Haute Savoie, comme je le croyais,
mais venaient du sud du Pays de Gex, d’un petit hameau tout près de Collonges
dans l’Ain.
Pour suivre cette trace, je
commençais comme un bien mauvais chasseur. Ce jour-là, je venais de découvrir
dans la salle de lecture des Archives de la Haute Savoie, que Pierre Dufour, mon
trisaïeul, mort à Sallanches en 1895, au pied du massif du Mont Blanc, était né
à Collonges 67 ans plus tôt. J’essayais fébrilement de trouver son acte de
naissance dans les papiers conservés aux Archives. Introuvable. Je décidais de
l’aller chercher à la source tant j’étais impatient de vérifier cette
information incroyable : les Dufour avaient vécu au pied du Jura et non
face aux Alpes.
Sallanches un jour de marché. Au fond les Aiguilles de Warrens (2636 m)
Peut-être qu’à ce moment-là m’est
revenu le souvenir de ce que ma mère m’avait dit un jour. Je n’y avais pas
prêté attention alors, tant ces questions d’histoire familiale me sont restées
étrangères jusqu’à une date récente. Elle m’avait dit : un de nos ancêtres
était colporteur et sa famille était originaire du Jura, ou de Franche Comté. Cette
affirmation restée sans écho semblait se confirmer. Quoi qu’il en soit, il
fallait vérifier.
Il n’est que 16 h. J’ai le temps
de me rendre à la mairie de Collonges. Je saute sur ma moto et j’y arrive 10
minutes avant la fermeture. Le temps d’enlever mon casque et je suis déjà en
train de me pâmer devant le petit village, sa coquette place avec l’église et
la mairie, et la montagne en arrière plan, toute proche. Je le sens, c’est bien
là que j’ai mes racines.
L’employée municipale est
charmante malgré l’heure tardive et mon air survolté. Elle sort d’une armoire
métallique le registre de l’année 1828. J’ai à peine le temps de me dire que
les registres où sont conservé les traces de mon histoire familiale, auraient
mérité un écrin moins réfrigérant et j’ai déjà feuilleté tout le modeste
cahier. Pas de Dufour. J’ai beau parcourir à nouveau les actes pour une fois
facilement lisibles, non seulement je ne trouve pas mon Pierre Dufour, mais ce
nom est même inconnu dans la commune.
J’explique mon désarroi et la
jeune femme éclate de rire : je me suis trompé de Collonges. Ici on est encore en Haute
Savoie, ce Collonges, c’est Collonges sous Salève. « Mon » Collonges,
est situé dans l’Ain, de l’autre côté de la vallée, par delà le Rhône. On
pourrait le voir. Mais ce n’est pas ici.
Encore 25 kms et voici la patrie
de mes ancêtres. Bien sûr la mairie est fermée et il faudra me rendre à Bourg
en Bresse pour consulter le registre. Mais je n’ai plus de doute sur la
localisation, peut-être parce que je suis déçu par ce que je découvre. La
vérité n’est-elle pas toujours décevante ? Autant Collonges sous Salève
m’avait bien plu avec son côté pimpant, autant le petit bourg de l’Ain m’apparut terne et
morne.
Cette 1ère impression
disparut vite. Dès ma visite suivante, je me suis senti heureux de vagabonder
dans ce tout petit territoire, même si les croupes molles du Jura qui le
dominaient n’avaient aucun rapport avec les cimes enneigées des Alpes que je
m’étais rêvé comme horizon familial. Je troquais, finalement avec plaisir, le
côté aguicheur et quelque peu factice
des chalets savoyards revus à la sauce moderne, pour l’authenticité des grosses
fermes encore ensommeillées de leur immobilité séculaire.
Le Pays de Gex est un tout petit
pays qui s’étend sur 30 kms de long et moins de 10 de large, coincé entre le
Jura, le Rhône et le lac Léman au nord. Il a la forme d’un entonnoir allongé
qui se termine au sud par un étroit passage, gardé par un fort, le Fort de
l’Ecluse. Dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules, César dit qu’à cet
endroit un chariot passait difficilement entre la montagne et le fleuve et
jusqu’en 1936, la route traversait le fort, avant qu’on ne perce un tunnel,
tant l’espace manquait.
Le fort vu de l'autre côté du passage. Pour aller à Collonges, il faudrait le traverser.
La ferme de mes ancêtres, dans le
hameau de Villard, a été pendant longtemps la dernière maison au sud du pays de
Gex avant le goulet de l’Ecluse, à l’écart de la « grand route »
Genève-Lyon. Un écart sans doute bénéfique car ce lieu de passage fut aussi
très souvent un lieu d’affrontement et de pillage. Toutefois, il ne serait pas
raisonnable d’écarter complètement l’hypothèse selon laquelle quelques
chromosomes étrangers se sont lovés dans la lignée familiale officielle.
D’ailleurs cela fait longtemps que je pense que, même en dehors d’épisodes
violents, la généalogie retrace les
lignées juridiques et non l’hérédité biologique sauf à penser que l’adultère
était inconnu autrefois.
Pendant plusieurs siècles, cette
ferme a d’ailleurs été la seule maison de ce hameau, ce qui a facilité
grandement mes recherches généalogiques : il suffisait de voir dans un
acte la mention « de Villard » pour être certain que la personne
était bien de cette lignée de Dufour, alors qu’il y en avait au moins 3 sur la
paroisse de Collonges. La ferme existe toujours, telle que décrite dans les
actes de la fin du XVIIIème, même si une partie a été reconstruite depuis ce
lointain passé et si la partie ancienne a déjà été transformée depuis ma 1ère
visite il y a moins de 10 ans. Avant même de trouver les preuves de sa
localisation (cartes anciennes, cadastre), je l’avais reconnue comme mienne.
Pour une fois, mon intuition s’est révélée juste !
La ferme des Dufour de Villard en 2008.
En 2014, après changement de propriétaire et rénovation.
Dès le XVIIIème, la ferme consistait en la juxtaposition de 2 maisons. Celle de droite est une reconstruction récente.
L'oculus de la grange porte le date de 1791.
Comme beaucoup de fermes antérieures au XIXème, elle est étroite et profonde,
avec un très large toit peu pentu.
Dans ce petit bout du monde, on a
l’impression d’entrer comme par magie dans un dessin d’enfant, un dessin où le
jeune artiste a voulu faire figurer toute la réalité. Dans ce paysage resserré,
on embrasse d’un même regard, la montagne, la forêt, les prairies et les
cultures, un village, des hameaux puis des marais et enfin le Rhône, un Rhône
qui a perdu malheureusement sa superbe de fleuve impétueux depuis la
construction du barrage de Génissiat en aval.
Collonges a gardé le charme
nostalgique de ces villages assoupis qui pour nous évoque le passé, même si, il
y a 250 ans, tout devait être populeux, bruyant et, tour à tour, poussiéreux ou
boueux. C’est un village-rue, construit le long de la grand-route dont j’ai
déjà parlé.
L'entrée est du village.
A gauche, l'ancienne auberge des Trois Maures qui remonte au début du XVIIIème.
En s'avançant plus avant dans le village.
Le clocheton de la mairie où j'ai photographié tous les registres.
Carte postale du début du XXème siècle
Il commence tout juste à se rénover mais on trouve encore beaucoup
de maisons anciennes qui ont gardé l’aspect qu’elles devaient avoir au début du
XIXème, date de la construction de nombreuses d’entre elles. Beaucoup de demeures
du XVIIIème et même du XVIIème sont encore debout, pas seulement des maisons de
notables, mais aussi des édifices plus modestes, avec leur boutique en rez de
chaussée et leur logement étroit à
l’étage. A condition de serrer le cadre pour exclure l’asphalte, le mobilier
urbain et les voitures, je m’amuse à penser que je vois quelque chose que mes
ancêtres ont vu, comme ces amoureux séparés qui pensent communiquer en
regardant au même moment la même lune.
Cette façade donne sur la rue principale
Je comprends qu'on veuille faire disparaître cette façade lépreuse mais je la regretterai.
Maison datée de 1757
Maison de Béatrix, le notaire de Collonges vers la fin du XVIIIème.
Je ne me suis pas encore lassé de
parcourir ces rues, ces villages environnants. Il y a là, pour peu de temps
encore, si l’on en juge par la disparition de l’univers rural 10 kms plus au
nord, le spectacle rassurant d’un monde qui ne s’enlaidit pas trop. Rien à voir
avec le choc que je ressens lors de chaque passage le long du lac d’Annecy, ma ville
natale, où le vert des prés disparait inexorablement sous le gris du
béton. De quoi vous dégouter d’y
retourner.
Ce pays me touche par son côté à
la fois paysan et cossu, souvenir d’un temps où l’essentiel se déroulait dans
un monde rural où se côtoyaient nobles, bourgeois, artisans, laboureurs, « manouvriers »
et fonctionnaires du Roy. Un monde où il valait mieux porter les habits terreux
du fermier plutôt que le costume impeccable du scribouillard des villes.
Mais il y a plus. Ma fascination
vient aussi d’une autre découverte fortuite. Le Pays de Gex fut, pendant 150
ans, une terre de protestant avant de redevenir catholique comme la majorité du royaume.
Je ne suis pas tout à fait dupe
de moi-même. Apprendre que mes ancêtres étaient protestants me faisait plaisir.
Non que j’aie de l’intérêt pour les questions religieuses, d’hier ou
d’aujourd’hui. Je m’en voudrais presque d’être aussi peu porté vers les
questions de spiritualité. Mon matérialisme est aussi étriqué, aussi sectaire
que chez le pire des philosophes cyniques.
Ce qui m’a touché, d’abord, c’est
que j’avais enfin trouvé une petite particularité dans cette généalogie bien
fade où les générations de paysans succèdent aux générations de paysans.
L’étiquette protestante, c’était ma particule nobiliaire, mon brevet de
bourgeoisie, mon exploit militaire. Enfin quelque chose distinguait mes
ancêtres de la masse des autres. Mieux encore, il s’agissait de mes ancêtres
maternels que j’ai toujours survalorisés par rapport à ceux de ma lignée
paternelle.
Je crois toutefois que tout ceci
dépasse un peu la simple vanité et son ridicule.
Je suis en effet fasciné par les
mutations religieuses de ce pays, me demandant comment ses habitants ont pu
devenir en peu de temps des protestants convaincus puis 150 ans plus tard
redevenir des catholiques tout aussi convaincus sans passer par la case
« guerre de religions », tout au moins sous sa forme la plus violente.
Contrairement à d’autres régions de France, il semble qu’à chaque fois, c’est
toute une population qui bascula dans la foi de ses vainqueurs, sans que ne
subsistent des petites communautés réfractaires, sauf tout au nord, près de
Genève, à Ferney Voltaire (à l’époque Fernex), par exemple.
Le marqueur le plus symbolique de
ce renversement, c’est la permanence des noms portés par les pasteurs puis par
les prêtres. Les de Bons, Fabry, Rouph, Gros, Clerc, etc… sont ceux de pasteurs
protestants puis de prêtres catholiques moins de cinquante après. De fait, ce
sont les mêmes familles qui ont fourni leur contingent de « bergers du
troupeau » pour reprendre une formule protestante.
On me dira que mon étonnement est
étonnant. Les familles susceptibles de donner un pasteur ou un prêtre n’étaient
pas très nombreuses. C’étaient, ici, des familles nobles ou, plus généralement,
des familles bourgeoises. Mais en ces temps où la tolérance religieuse n’était
pas très courante (à supposer que la tolérance ne soit pas le fruit d’un gentil
agnosticisme), on ne devait pas souvent évoquer le souvenir du grand oncle
pasteur qui pourfendait les papistes dans des prêches enflammés.
Même si
certains s’étaient déjà convertis auparavant, notamment parmi les
classes supérieures vu leurs liens avec la Genève de Calvin, l’évangélisation,
au sens de la diffusion de la religion évangélique, du nom que les protestants
lui donnaient, commença avec l’invasion des Bernois en 1536 (Pays de Vaud, Pays
de Gex, Chablais). Même Collonges tout au fond du Pays de Gex, à la pointe
ultime de l’invasion, fut converti assez rapidement et sans grande violence.
Dans une
lettre au bailli de Thonon, mis en place par les Bernois, Farel (celui qui fit
entrer Genève dans la Réforme ) écrit le 14 novembre 1536, juste après la
conquête : « Il y a peu de jours,
Froment prêchait à Collonges, dans le pays de Gex, et trouvait le peuple
d'assez bonne affection, lorsque le curé, se
rebellant contre Dieu, est venu, avec un sien parent, mettre empêchement
à la prédication, retirer les gens du sermon, jeter des pierres à ceux qui
oyaient, et faire du pis qu'ils ont pu. » Histoire de la Réforme en Pays de
Gex
Quand les troupes espagnoles
alliées du duc de Savoie ravagèrent en 1589-1590, le Pays de Gex, celui-ci
était déjà presque intégralement
protestant. Les soudards purent ainsi torturer, violer, tuer sans
arrière-pensée ; ils accomplissaient l’œuvre de Dieu.
En 1601, le Pays de Gex devient
français, suite à l’échange entre le marquisat de Saluces (devenu italien) et Gex,
la Bresse et le Bugey.
cf ma chronique http://www.leschroniquesdemichelb.com/2011/05/du-rififi-la-frontiere-franco-italienne.html
L’Edit de tolérance (appelé habituellement Edit de Nantes), a été promulgué 3 ans plus tôt. Naissent alors
des discussions pour savoir si l’Edit s’applique ou non à une province qui ne
faisait pas partie du Royaume. Le clergé catholique comprend rapidement le
parti qu’il peut en tirer pour réimplanter le culte catholique avec l’appui des nouveaux maîtres. La
discussion est donc vite close.
On perçoit dans les écrits de
l’époque la joie mauvaise de certains, tout heureux d’appliquer formellement un
texte pour mieux contredire son esprit, manifestant cette forme sadique de l’humour
qui est de toutes les époques et de toutes les tyrannies. Puisque l’Edit
protège le culte protestant là où il est minoritaire, il faut qu’il protège le
culte catholique quand c’est lui qui se trouve en infériorité. Ces bons esprits
en tire la conclusion logiquement absurde : pour pouvoir protéger le culte
catholique, disparu de la quasi-totalité du territoire, il faut commencer par
le rétablir, y compris de force, pour pouvoir ensuite le protéger. D’où 60 ans
de chicaneries, avec parfois l’appui de la force armée pour réinvestir les
églises et, à partir de ces bases, indispensables pour se procurer des
ressources, reconquérir les âmes. L’Edit de tolérance était devenu paradoxalement
une arme au service du prosélytisme.
Collonges fut concerné comme les
autres villes et Jean d’Arenthon, le prince-évêque de Genève en résidence à
Annecy (on disait évêque du diocèse de Genève, en la partie de
France », pour faire comme si la ville calviniste était toujours la
capitale du diocèse, en refusant d’entériner une situation qu’on savait
pourtant durable), Jean d’Arenthon donc, est venu plusieurs fois sur place pour
haranguer lui-même les foules. Collonges qui était au fin fond du Pays de Gex, quand
il s’agissait des relations économiques avec sa capitale qui était, de fait,
Genève, devint la tête de pont de son action car la plus proche d’Annecy.
« Il n’y a point de pieuse industrie dont notre Evêque ne se soit servi
pour détromper les peuples des fausses préoccupations qui les font entrer dans
le mépris des pratiques et des cérémonies de l’Eglise catholique. Dans les
premières missions qui se firent en Pays de Gex, il fit dresser des autels dans
les places publiques et il y célébra la Sainte Messe pontificalement. Cela fit
un merveilleux effet sur les peuples » dixit le biographe de Jean
d’Arenthon.
Je me demande comment mes
ancêtres paysans et plus généralement tous leurs collègues ont vécu ces moments
où s’affrontaient l’austérité du prêche en français avec la pompe latine des
cérémonies issues du Concile de Trente auxquelles on ne comprenait rien. Si
l’on en juge par le résultat, ils
n’étaient pas séduits, mais sans doute intrigués voire éblouis par cette
débauche d’or, de soie, de cierges et d’encens.
En effet, cette campagne de 60
ans, assez agressive au sens où l’on parle d’un marketing agressif, ne changea pas les choses et le protestantisme
resta majoritaire malgré une politique qui mélangeait la carotte de la
corruption avec le bâton des dragons. Tout délinquant, notamment s’agissant de
la contrebande du sel, dont il était facile de se fournir à Genève pour ne pas payer
les taxes royales, était sommé de se convertir à peine de sanctions
spécialement durcies dans le cas contraire. L’argument était sérieux. On devait
accepter assez facilement de le considérer. Le comique, c’est qu’on ramenait dans
le giron de l’Eglise les brebis galeuses en priorité.
Mais rien n’y fit. Il fallut
aller plus loin et pousser l’humour jusqu’à sa pointe ultime, celle qui confine
à l’abjection. Ce fut l’objet d’une des 1ères mesures du règne personnel de
Louis XIV après la mort de Mazarin en 1661.
Puisque l’Edit de Nantes garantissait
2 lieux de culte protestant par baillage, on détruisit tous les temples, dont
celui de Collonges, à l’exception de 2 temples au nord du baillage, Sergy et
Fernex (qui n’était pas encore Ferney-Voltaire). Collonges fut rattaché à celui
de Sergy. La mesure qui à l’origine devait protéger les protestants (ils
s’étaient battus pour obtenir dans la version définitive de l’Edit un 2ème lieu de culte)
servit à les combattre. Beau respect du droit.
Ainsi jusqu’en 1685, pendant 24
ans donc, mes ancêtres durent se rendre à pied jusqu’à Sergy pour baptiser
leurs enfants et se marier. Quant aux décès et aux enterrements, ils n’ont
laissé aucune trace. Il n’était pas possible bien sûr de transporter les corps
ni de faire descendre le pasteur. De toute façon, il n’était pas question d’enterrer
les morts dans les cimetières catholiques. Les enterrements de protestants
devaient avoir lieu ailleurs et de nuit, avec une assistance limitée
impérativement à 10 personnes.
Localement,
on pouvait avoir une attitude plus souple. Le curé de Collonges accepte le 13
août 1692 d’enterrer dans la cimetière un soldat sans doute protestant
« ayant donné des marques de pénitence selon le rapport qui m’en a été
fait par le soldat Lavigne de la même compagnie » .
A défaut d’avoir un service
complet comme jusque là, les habitants de Collonges auraient bien aimé pouvoir
se rendre à l’office du temple de Chancy, de l’autre côté du Rhône, en terre
genevoise. La chose n’était pas trop difficile car il y avait un gué à l’aplomb
de Chancy. Ce troupeau sans pasteur proposa même d’amener ses bancs. Que le
Dieu des calvinistes me pardonne, mais je souris en imaginant cette longue fils
de paroissiens endimanchés, portant 2 par 2 leurs bancs de bois pour traverser
un Rhône peu profond mais rapide. En fait la scène n’eut pas lieu. Le pasteur
de Chancy interrogea le Conseil de Genève, s’agissant d’une affaire internationale.
Le Conseil refusa l’autorisation de peur d’importuner l’irascible monarque et
de risquer des représailles de la France.
Il fallut se contenter du temple
de Sergy où seront célébrés baptêmes et mariages. Les pasteurs ont consigné ces
cérémonies avec cette rigueur qu’ils mettaient en tout. Douloureuse pour ces
gens, cette mesure s’est révélée bénéfique pour le généalogiste en lui permettant
de remonter au-delà des années 1690, date du premier registre très lacunaire de
Collonges.
Le registre de Sergy commence,
lui, en 1667, sans doute parce qu’il fallut du temps pour organiser le culte
après la stupeur de la démolition de 20 sur 22 temples du baillage. Un
consistoire, cette institution propre au culte protestant qui réunissait
pasteurs et « anciens » renouvelés tous les ans, se tint en 1665 à
Sergy pour tenter de réorganiser la communauté de fidèles qu’on imagine
complètement désorientés. On nomma ainsi dans chacune des anciennes paroisses 4
anciens chargés de faire le lien entre la population et le temple. Ils devaient
remonter à Sergy lors de chaque service divin pour assister au consistoire qui
suivait, y faire rapport sur le comportement de leurs concitoyens et notamment sur
leur assiduité aux prédications et
catéchismes. Ils devaient faire le tour des cabarets lors de ces manifestations
religieuses pour en déloger les rebelles et veiller à ce que personne ne
succombe aux délices réprouvés de la danse ou des jeux de cartes. Le dimanche
devait être un jour de recueillement et non de plaisir, aussi mortel qu’un
dimanche anglais dans les années 60.
Ce brassage obligé entre le nord
et le sud du Pays de Gex eut une conséquence directe sur mes ancêtres. Des
liens se nouèrent entre coreligionnaires par delà les distances et se
conservèrent un certain temps. Comme dans une sorte de « Ma nuit chez
Maud », version protestante, on rencontrait des jeunes filles qu’on
n’aurait pas croisé autrement.
Aimé Dufour, né vers 1650, épousa
ainsi une Huguine de Choudens née au nord, à Saint Jean de Gonville. Elle appartenait peut-être à cette famille
portant le même nom et habitant au même lieu qui préféra émigrer en Allemagne
plutôt que d’abjurer. Son fils, autre Aimé, comme écrivent les curés dans leurs
actes, épousa la fille d’un contrôleur du Roy au bureau de Versoix. Un mariage
absolument inespéré pour un laboureur de Villard. Les beaux-parents feront le
voyage de Collonges une fois, pour le baptême, catholique » d’un des
enfants d’Aimé et de Françoise Rousset. J’ai raconté cette histoire dans les
4 chroniques intitulées « Mes
ancêtres Dufour étaient protestants ». Je n’y reviens pas.
http://www.leschroniquesdemichelb.com/2010/09/mes-ancetres-dufour-etaient-protestants_7113.html
http://www.leschroniquesdemichelb.com/2010/09/mes-ancetres-dufour-etaient-protestants_7113.html
Enfin, dernier épisode de cette
mort annoncée, la Révocation de l’Edit de Nantes mit un terme définitif à ces
voyages jusqu’à Sergy. Les Dufour, comme la majorité des protestants du Pays de
Gex avaient dû abjurer « l’hérésie de Calvin » et dès 1685, baptêmes,
mariages et sépultures furent consignés par les curés, mettant chacun devant le
dilemme de se convertir ou de ne pas exister civilement. Malheureusement faute
de documents, il est impossible de savoir comment s’est passée cette conversion
à Collonges ou dans la paroisse voisine de Farges. On constate seulement le
basculement brutal autour de la date de 1685 : Ainsi Aimé Dufour s’était
marié à Sergy selon le rite protestant en 1679. Ses 3 premiers enfants furent
baptisés par le pasteur de Sergy, les 4 suivants par le curé de Collonges. Il n’y
a que dans mon logiciel de généalogie qu’ils appartiennent à la même famille.
Si l’on en croit les registres de
Péron, paroisse proche à peine plus éloignée, qui remontent à 1676 (avec des
lacunes) ou ceux de Gex (1673), on voit que le mouvement avait commencé vers
1680, du fait d’une persécution accrue par l’intendant Bouchu (son nom le
dessert mais il fut un bon administrateur par ailleurs). De plus, le phénomène
fait boule de neige, lors des mariages, l’un des fiancés, catholique,
entrainant n écessairement la conversion de l’autre. On avait d’ailleurs
mis au point une procédure simplifiée pour cumuler dans une même cérémonie,
l’abjuration, la dispense de fiançailles et la dispense de bans.
Michelle Rey, habitant Logras
hameau de Péron. (qui porte d’ailleurs le nom d’un des pasteurs désormais sans
paroisse), « l’an mille sept cents
huitantes (sic) trois fit abjuration
de l’hérésie de Calvin entre mes mains en présence de…., laquelle à même temps
a reçu la bénédiction nuptiale avec Anthoine Peney, sans proclamations de bans,
ayant obtenu la dispense de Monseigneur de Genève » (le monseigneur
qui réside en fait à Annecy !).
Cette dispense est consignée à la
fin d’un acte d’abjuration et de mariage concernant Marie Gabrielle Roch, sans doute de la
famille du pasteur de Fernex, si l’on en juge par toutes les précautions prises
et la qualité des témoins qui ont assisté à la cérémonie le 25 juillet 1678 à
Gex : 2 prêtres, un lieutenant de robe, premier syndic de la ville, un notaire
royal et un procureur.
Cette dispense est datée du 12
mai de la même année et signée à Thonon par « Monseigneur
le révérendissime évêque et prince de Genève ». Elle stipule que
« pour ne point retarder la
conversion des hérétiques, nous donnons les pouvoirs nécessaires à monsieur
Gavin doyen d’Aubonne et curé de Gex et en son absence à monsieur Violland curé
de Cessy de dispenser des bans, sans abus, quand il sera nécessaire pour
faciliter et pour fixer leur conversion en les engageant dans le mariage ».
Difficile d’être plus explicite. Quand on a ferré un poisson, il faut
s’empresser de le sortir de l’eau.
Autre moment favorable,
l’approche de la mort. L’abjuration est soit formelle, soit, comme pour le
mariage, inclus dans l’ensemble des rites accomplis lors de ce moment fatidique.
Un certain Barthélémy Denambride (je ne garantis pas la transcription) est
enterré en 1677 à Collonges « avec
tous les sacrements, bien qu’il eut longtemps professé la RPR » (la
Religion Prétendument Réformée. On a bien perdu la mémoire de cette période
pour avoir donné ce sigle à un parti politique, il est vrai bien ancré dans la
religion catholique).
Au début du processus, on cherche
à être précis, voire exhaustif. Claudine Barbier abjure le 30 décembre 1702,
« toutes hérésies et notamment celle
de Calvin ».
Plus tard, la mention est plus
sobre. On est « mort en bon
catholique », comme Jean François Mollard en 1690, ou sa belle sœur
Pernette Dupré en 1693. Puis cette mention disparaîtra car devenue inutile.
On a envie de sourire quand on
lit, par contraste, cet acte de décès de Claudine Berger, fille d’un bourgeois
de Gex, bonne catholique, adepte sans doute d’un culte des morts qui paraîtrait
bien païen à nos protestants. Elle est inhumée en avril 1676, « dans l’église saint Pierre de Gex, en la 3ème
chapelle du côté de bise (c'est-à-dire au nord), à main droite en rentrant par la petite porte ».
Les abjurations continueront
jusque dans les années 1725 mais cette fois-ci elles doivent être formelles et
suffisamment détachées du décès pour ne pas apparaître comme une manœuvre
destinée à s’assurer un enterrement digne. Mon ancêtre François Marchand abjure
le 25 février 1724 et meurt le 27 février.
On ne trouve pas d’abjurations
formelles pour tous les baptisés ou mariés au temple de Sergy. Je pense donc
qu’elles étaient réservées aux cas emblématiques (comme les membres des familles de pasteurs)
ou pour des âmes visiblement récalcitrantes. Pour le commun des mortels, il
suffisait qu’ils sacrifient sans rechigner aux rites de l’église catholique
apostolique et romaine. Sinon, le nombre considérable de ces cérémonies
auraient attesté la vigueur de la RPR, contredisant le souci de normalisation
des autorités politiques et ecclésiastiques.
Il restera malgré tout quelques protestants à Collonges jusqu'à la fin du siècle mais si on les tolère, sans doute parce qu'ils sont discrets et peut-être seulement étrangers, il n'est pas question de les inhumer en terre catholique. Le curé Vaudaux de Collonges indique dans son registre "qu'un certain Benoît Cruchy, du canton de Berne, protestant, qui était boucher à Collonges, a été enterré à Dardagny, village protestant le 2 octobre 1780", lendemain de sa mort à Collonges. Il ajoute, montrant la place que les femmes occupent dans l'état civil et dans la société "La femme de ce Benoît Cruchy est aussi morte au moins d'août de la même année et a été enterrée à Chancy, village protestant"(Dardagny et Chancy étaient et sont toujours dans le canton de Genève).
Pour l'épouse, on a fait au plus près, juste de l'autre côté du Rhône. On n'a pas éprouvé le besoin d'inhumer côte à côte les 2 époux, décédés à 2 mois d'intervalle. Le fils, Jacob Cruchy a pris la succession de son père. A-t-il abjuré ? Rien ne l'indique et aucun acte, mariage, naissance, ne le concerne, comme c'était le cas pour les protestants, exclus de l'état civil, jusqu'à l'Edit de tolérance de Louis XVI en 1787. Je n'ai trouvé sa trace qu'au bas du testament de mon ancêtre Pierre Dufour en 1809, signe, pour moi, que les Dufour de Villard avait gardé plus que de la sympathie pour le protestantisme.
Malgré sa disparition sans éclats, cette religion protestante, pratiquée pendant plus de 150 ans, a
laissé des traces tout au long du XVIIIème. La plus visible, c’est la
permanence des prénoms bibliques, aussi longtemps que les individus vécurent.
Curieusement mes ancêtres Dufour ont tous portés des prénoms « classiques »
avec une prédominance de Pierre (ah, ces Pierre Dufour, fils de Pierre Dufour,
frère de Pierre Dufour, cousin de Pierre Dufour… Je raconterai peut-être un
jour les erreurs que j’ai commises en essayant de démêler les fils de cette
pelote de Pierre). En revanche dans les familles, comme les Marchand, les
Mollard, les Bouvier, etc… toutes apparentées aux Dufour, on se prénomme Isaac,
Abraham, Elie, David, Jacob, etc… Cette habitude, qui d’ailleurs ne concerne que les
hommes, disparaît définitivement à la
fin du XVIIIème. Ces prénoms prendront alors une connotation judaïque.
Autre trace du protestantisme,
moins anecdotique: les habitants du Pays ont gardé longtemps un goût, rare à
l’époque, pour l’instruction. Cette vraie religion du Livre qu’est la RPR,
contrairement à la catholique qui ne connait de la Bible que les courts
extraits qu’on lit lors des offices, exige en effet qu’on sache lire. Et cette
obligation de pouvoir lire la Bible par soi-même, elle s’impose aux bourgeois
mais aussi aux paysans, et à tous, hommes et femmes. Aimé Dufour, déjà cité, sait
signer ainsi que sa femme. Tous ses descendants sauront signer et donc écrire.
Il faudra attendre le XIXème siècle, lorsque les Dufour les plus entreprenants
seront partis chercher fortune ailleurs, pour retrouver à Collonges des Dufour illettrés.
Ce phénomène est général. Les
pasteurs étaient aussi des enseignants, des maîtres d’école et cette tradition
d’instruction s’est maintenue au fil du temps.
Enfin,
j’ai noté une autre permanence, plus sporadique mais qui en dit long sur
l’évolution des âmes et peut-être sur la sincérité de certaines conversions. On
la décèle dans des formules de testament jusqu’à la fin des années 1720.
Amblard de Choudens teste en même temps que sa femme (c’est déjà une chose
étrange), Pernette Definod, qui vient d’unautre famille protestante bien
connue, le 1er mars 1722 :
Les deux
époux commencent par expliquer pourquoi ils font conjointement leur
testament : "devant le certain
de la mort et l'incertain de l'heure d'icelle, disposant des biens qu'il a plut
à Dieu de leur donner en ce monde, premièrement, à part et quand leurs âmes
seront séparées de leurs corps, humblement et dévotement, ils les recommandent
à Dieu le créateur, le priant au nom et par les mérites de Notre Seigneur
Jésus-Christ son fils, bien vouloir pardonner leurs péchés et après leurs décès,
colloquer leurs âmes au repos éternel avec les bienheureux, donnent et lèguent…".
Tester en
effet, c’est se prétendre propriétaire de quelque chose que l’on peut
transmettre alors que tout vient de Dieu. Il faut donc commencer par remercier
Dieu de ce que l’on a avant de le répartir.
Deuxième
remarque qui confirme l’intuition première : ils ne lèguent rien au curé
de la paroisse contrairement à l’habitude qui veut qu’on paie pour «un nombre convenable de messes pour le
repos de son âme ». Pour ces protestants convertis, il n’est pas
besoin d’un intermédiaire entre Dieu et eux. Ce n’est même pas souhaitable. Certes,
c’est bien le curé qui les mettra en terre, avec les rites catholiques. Mais
pas question de prolonger la singerie au-delà du nécessaire. A près la mort,
pas de messe.
Quand on sait
combien les notaires ou leurs clercs sont routiniers, reprenant toujours les
mêmes formules, on comprend que les époux de Choudens ont dû insister pour
obtenir cette rédaction plutôt scandaleuse.
Plus
étonnant encore ce testament de 1749 d’Etienne Delphis : « En premier, il recommande son âme à Dieu le
Créateur le priant au nom de Notre Seigneur son fils lui vouloir pardonner ses
péchés et après son décès retirer son âme au repos éternel avec les bienheureux".
C’est son 2ème testament. Comme dans le 1er, il lègue une
certaine somme aux pauvres, 3
livres cette fois-ci, contre 20 sols la première fois.
Mais rien pour le curé. Son préambule est clair : il n’a pas besoin de
l’intercession du prêtre pour communiquer avec Dieu.
Un an
plus tard, il recommence mais, cette fois-ci, il vient à résipiscence :
Finies les formules qui donne à penser qu’on n’a pas besoin du curé catholique
et que seul suffit le face à face sincère avec Dieu. Bien plus, il cède à la
coutume et prévoit 3 livres
pour le curé, autant que pour les pauvres de la paroisse. S’est-il convaincu
lui-même ou s’est-il laissé influencer ?
En effet,
les testaments de l’époque commencent presque tous par une disposition en
faveur des pauvres « les plus nécessiteux » et en faveur du curé pour
rémunérer le service rituel. La majorité des testateurs prévoit la même somme
pour les deux emplois. Aussi, lorsque quelqu’un dévie de cette coutume, cela a
sûrement un sens. D’autant plus que cette somme est loin d’être corrélée avec
le montant de la succession. Il serait faux de penser que donnent ceux qui en
ont les moyens, et que ceux qui s’en abstiennent le font parce qu’ils n’ont pas
la possibilité de cette charité.
Par
exemple, Françoise Polaillon en 1776 n’est pas riche. « Voulant disposer de ses biens qui ne
consistent que dans quelques sommes deniers et de linges et de hardes servant à
l'usage de sa personne", elle lègue 12 livres pour les
pauvres, qu'elle déclare avoir déjà données, 12 livres pour le curé et
institue pour héritier universel son neveu Jean Polaillon fils de Louis.
« Fait au devant de son lit qui est
dans la cuisine de Louis Polaillon ». 24 livres , c’est, pour
quelqu’un qui n’a pas même de chez soi, une somme considérable, plus que la
pension d’usufruit qu’accordent généralement les maris sentant leur mort
prochaine.
Greuze La dame de charité. 1775
En
revanche, il y a les radins, ceux qui considèrent que les pauvres sont des
paresseux. Ils écartent toute générosité ou bien leur laissent peu de choses.
Antoinette Grevet est généreuse en 1750, mais elle marque une nette préférence
pour le curé : 3
livres aux pauvres, 12 au curé. Cela va faire un sacré
nombre de messes, si on peut oser la plaisanterie.
Jean Aimé
Polaillon fait encore mieux en 1746 : 10 sols pour les premiers, 10 livres pour le curé.
Le record de la piété, au moins affichée, est détenu par Marin Cavoret,
employé pour les fermes du Roy (c’est à dire les bureaux du fisc) au bureau de
Collonges. En mai 1751, il lègue 100 livres au curé de la
paroisse. Et rien aux pauvres.
Son
collègue, Toussaint Delalande, natif de
Paris Saint Sulpice, employé des fermes Roy, est plus sympathique : il
donne 6 livres
aux pauvres de Collonges, rien au curé et tous ses biens à sa servante. On
imagine un philosophe un peu libertin, célibataire ronchon, pestant contre son
exil au fin fond du Pays de Gex, à des
jours et des jours de Paris, tout en faisant bonne chère et quelques galipettes
avec sa chère servante.
Cette
tradition et le marqueur qui en découle disparait avec la Révolution. Plus
précisément, juste avant celle-ci, grâce à l’Edit de tolérance signé par Louis
XVI, en 1787. Les protestants retrouvent l’état civil qu’ils avaient perdu
juste un siècle plus tôt et donc la possibilité sans se parjurer ni abjurer, de
vivre, de se marier, de mourir en protestant. La Révolution leur accordera la
pleine liberté religieuse, mais suscitera aussi d’autres problèmes en imposant
aux prêtres de choisir entre leurs convictions religieuses et leur adhésion
éventuelle au nouveau régime.
Pour
certains à la foi sincère ou à l’attachement tout aussi sincère à la royauté,
la clandestinité est préférable à la soumission aux nouveaux maîtres. Etienne
Marie Reuville, qui appartient à une famille qui a donné des pasteurs et des
prêtres, sera un curé réfractaire qui continuera à dire la messe en
cachette à Collonges pour tous ceux qui
pensent que les curés conventionnels ne sont pas de vrais prêtres.
A
l’inverse, certains profiteront du chaos révolutionnaire pour quitter un état
sacerdotal qui ne présentait plus d’avantages dès lors qu’il n’était plus
assorti des bénéfices qui l’accompagnaient avant, voire en faisaient tout
l’intérêt.
Ainsi Jean Louis Marquis, le rejeton d’une des
grandes familles bourgeoises de Collonges. En 1776, son père vient d’être nommé
syndic de la ville. C’est comme on dit alors un bourgeois, un homme qui vit de
ses rentes après avoir été maître horloger. Il est aussi propriétaire de
l’auberge de la Croix blanche, l’un des 2 établissements de cette ville de
passage (l’autre, les Trois Maures, dont le bâtiment existe toujours,
appartient à l’époque aux descendants du noble Alexandre Dufour, un homonyme de
mes ancêtres, citoyen de Genève). Jean Louis est son ainé. Sa 2ème
femme vient de mourir et il se remariera l’année prochaine pour une 3ème
fois. Comme on voit, il peaufine son statut social et la nomination de son fils
à un bénéfice ecclésiastique fait partie de ce plan.
Jean
Louis n’a que 14 ans lorsque, tout juste
tonsuré, il est nommé recteur de la Chapelle Saint Jean Baptiste de Billiat
afin de pouvoir « jouir des fruits,
revenus et droits appartenant et dépendant de la dite chapelle ». Rien
n’indique que son père lui ait demandé son avis ni qu’il ait eu la vocation. Il
n’aura aucun problème avec la Révolution, il prêtera serment à la République,
puis abandonnera l’Eglise et deviendra maire de Collonges.
Louis Armand Valentin Beau est le petit dernier d’une
autre famille bourgeoise de Collonges, encore plus brillante. Son père,
Balthazar Beau, n’est pas un « marchand », mais un officier public,
arrivé à Collonges comme brigadier pour les fermes du Roy, puis maître des
coches royaux. C’était un homme considérable, décédé juste avant les 6 ans de
son fils. Valentin a 23 ans lorsque sa mère s’associe à deux de ses fils plus
âgés pour l’aider à entrer dans cette carrière qui est d’abord un projet
familial. Tous les trois désireux de « soutenir
le pieux dessein que le Révérend Valentin Beau,
leur fils et frère a de recevoir les ordres sacrés, constitue devant le procureur fiscal
épiscopal une rente de 98 livres payables à la
Saint André, gagée sur les revenus de tous leurs biens et notamment d'un champ
de 30 journaux situé à Pierre dit Champ Bouquet ».
Valentin sera effectivement prêtre, curé d’une importante
paroisse, le Grand Saconnex, en 1786. Pendant
la Révolution il ne fait pas partie des prêtres réfractaires. Le 31 juillet
1792, on le voit bénéficier d’un complément de salaire en tant que curé du Grand
Saconnex. Mais le 27 pluviôse de l’an II, soit le 25 février 1794 « ancien
style », comme on dit alors, « il
abdique et abjure ses fonctions de prêtre». Je ne sais pas ce qu’il est
devenu mais il ne revient pas à Collonges.
Ainsi le XVIIIème siècle a été plutôt paisible sur le plan
religieux en cet extrême sud du Pays de Gex. On avait sûrement entendu parler
du patriarche de Ferney mais rien n’indique qu’il y ait eu des habitants de la
région pour partager le combat de Voltaire contre l’Infâme. Lors de la
Révolution, le pays est bien traversé par les prêtres réfractaires qui
préfèrent quitter le pays. Ils ne semblent pas avoir entraîné avec eux les officiants locaux.
Après les soubresauts torturés de la Réforme, on avait
pris son parti d’une religion faite de rites incompréhensibles qui scandaient
la vie sans engager beaucoup les âmes.
Dans l’ordre temporel, les curés étaient des propriétaires fonciers
comme les autres qui affermaient leurs terres dans les conditions habituelles,
pas plus exploiteurs que les laïcs. Leur situation était plutôt enviable mais
pas plus que celle des autres membres de leur famille.
Sur le plan spirituel, eux seuls connaissaient les rites
nécessaires lors des grands moments de passage de la vie et ces rites étaient
d’autant plus sacrés que leur origine se perdait dans la nuit des temps et que
leur signification était comprise, du moins on le croyait, des seuls prêtres et
d’une petite minorité lettrée. Quand vous officiez selon une liturgie
immémoriale, quand vous prononcez des paroles dans une langue qui n’est plus
pratiquée depuis des siècles, c’est que vous participez d’un mystère impalpable
mais agissant.
Quand j’avais 9/10 ans, enfant de chœur dans l’église d’un
tout petit village de 100 habitants, bien avant Vatican II, je bénéficiais d’un
certain prestige qui me flattait. Je me contentais de dire d’une voix assurée
quelques répons en latin, mais pour mes condisciples de la communale, je
parlais latin. Pour eux, cette affirmation valait moquerie, parce que ce
supposé savoir m’associait au monde des adultes et même à celui des
« bourgeois », ce qui était contre nature pour le petit bonhomme que
j’étais comme eux. Mais je sentais bien aussi que l’ironie masquait quelque admiration
qu’on ne voulait pas s’avouer. Quant à moi, je n’y entravais que pouic mais ne
dissuadais bien sûr personne, muré dans un silence qui valait approbation. Dire
« et cum spiritu tuo », en réponse à « Dominus vobiscum »
était du même ordre que de présenter au prêtre les burettes d’eau et de vin ou
d’agiter ma clochette au moment de l’élévation selon un rythme bien précis.
C’étaient des rites qu’il fallait simplement observer sans se tromper car leur
validité tenait à leur répétition compulsionnelle.
C’est ainsi que je me représente cette religion sociale,
bien éloignée des emballements et déchirements théologiques du XVIème et
XVIIème siècles, une croyance qui, comme toutes les croyances, intègre une part
variable de doute, où le doute renvoie toujours à un fond de croyance, mais où
l’absolu réside dans son ancrage dans une liturgie rassurante par sa
permanence.
Greuze La veuve et son confesseur. 1784
Claude Lévi-Strass a donné, dans Tristes Tropiques, une
illustration, pour moi définitive, de l’ambivalence de la croyance et de son insertion
solide dans un ordre social. Les Nambikvaras savent bien que, pendant sa
disparition de plusieurs jours, leur chef est allé discuter avec une tribu
voisine. C’est son boulot de diplomate de la tribu. Mais ils le croient aussi
quand il affirme qu’il a été enlevé par l’Esprit et emmené je ne sais plus où
(je n’ai pas le livre sous la main pour rafraîchir ma mémoire). En cela il est
aussi le chef et de ce fait, il est d’une essence différente. Ce qui est vrai
pour lui, n’est ni vrai ni faux pour le commun des mortels. Le doute est permis
mais il reste sans efficace.
Le
rituel, consigné par le notaire, par lequel tout curé prend possession de sa
cure, m’évoque quelque chose de semblable. Il me fait sourire comme sans doute
quelques spectateurs. Mais j’envie aussi ce qui se passait dans leur tête
devant ce spectacle.
Le 3 mars
1742, Jean Gros prend possession de sa cure devant les paroissiens réunis et
Jean Louis Mestral notaire au village voisin de Farges en dresse l’acte : « Messire Gros prend possession
actuelle et corporelle de l'église, de la cure et de ses dépendances, par la
libre entrée en face de l'église, prise d'eau bénite, prière à Dieu devant
l'autel, toucher du pupitre, son de la cloche, exhibition de la signature et
par les cérémonies en tel cas requises, et accoutumées, laquelle possession a
été lue à haute voix par le notaire devant l'église, personne ne s'étant opposé, de tout quoi le dit Gros
m'a requis ce que je lui ai accordé de valider ainsi qu'il appartiendra, fait,
lu et prononcé en présence de …. ».
Désormais,
Messire Gros est intronisé par la communauté villageoise. En même temps, il est
sanctifié par la Puissance supérieure et dispose des outils qui permettent de
la mobiliser pour le bien des fidèles. Il peut à la fois jouir des bénéfices de
la cure et accompagner ses ouailles dans les joies et les peines de la vie
comme dans les angoisses de la mort.
Collonges, un peu du Rhône et, au fond, le Salève...
et, quelque part sur ses pentes, Collonges sous Salève !
Très bon article qui me permet d'apprendre avec grand intérêt cette page d'histoire du pays de Gex.
RépondreSupprimerPour info, mon SOSA 2072 est Pierre Etienne MARCHAND, certainement proche de votre ancêtre François Marchand (Pierre Etienne mon ancêtre étant décédé le 22/03/1710 à Gex).
Encore merci pour ces "mines" d'information. J'ai également apprécié le passage des protestants de Collonges devant se rendre à pieds à Chancy. Ils pouvaient traverser le Rhône à pieds!! Je n'ai jamais connu le Rhône ainsi. Enfant, je l'ai toujours traversé par le pont avec appréhension : j'allais chercher à pied du tabac près du poste de douane pour mon grand-oncle LEVRAT de Pougny. Le Rhône était toujours d'apparence bouillonnante, avec une multitude de tourbillons pouvant vous donner le vertige!! Que de souvenirs!!