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jeudi 27 juillet 2017

De la voiture et de quelques sentiments

Je viens de lire dans le Monde la lettre émouvante écrite par Albert Camus à sa maîtresse Catherine Sellers, le 30 janvier 1959. Elle a dû la recevoir avant l'annonce de sa mort survenue le lundi 4 janvier 1960. Je l'espère tout au moins, qu'elle ait connu ainsi une dernière joie avant l'horrible nouvelle.

Catherine Sellers et Albert Camus en 1956 (Getty images)

Cette lettre semble inouïe au vu des circonstances. Elle ferait croire aux pressentiments puisqu'elle commence par ces mots : « Voici ma dernière lettre, ma tendre » et se termine par cette formule qui semble venir d'outre-tombe « « Mais pour le moment je rentre [de Lourmarin où il était avec sa femme et ses enfants] et je suis content de rentrer. A mardi, ma chérie, je t'embrasse déjà, et te bénis, du fond du cœur ».

De fait, l'émotion que suscite cette lettre ne doit pas nous faire perdre toute rationalité et sombrer dans quelque superstition ridicule. Cette missive n'est que la dernière de l'année, comme l'explicite la phrase suivante, et non l'annonce de sa fin prochaine. Quant à la formule de bénédiction, elle lui était, parait-il, coutumière, même si c'était la 1ère fois qu'elle terminait une lettre.

Je ne suis pas resté longtemps sur ce triste rappel. J'ai toujours ressenti un peu de distance vis à vis de cet auteur à la vie brillante et ensoleillée. C'est à lui, pourtant, que je devais une bonne note à une épreuve d'entrée à Normal sup. J'avais tiré un long développement d'une de ses nouvelles extraites des Noces, si je me souviens bien. Albert Camus me semblait trop solaire pour être profond. Peut-être lui en voulais-je aussi d'avoir eu raison avant les autres, contre Sartre. Dans la querelle Sartre / Camus, quelques années plus tard, je me suis rangé résolument derrière Sartre, comme tous les étudiants en philosophie de l'époque, honteux du plaisir que j'avais pris à la lecture de ses romans et du trouble ressenti en disséquant l'Homme révolté. Que je le veuille ou non, il doit subsister encore aujourd'hui quelque sentiment de cette époque où l'on préférait la Révolution avec un grand R à la révolte, jugée purement morale et individualiste.

Oserais-je avouer que ce sont les circonstances de sa mort, rappelées par l'article, qui m'ont arrêté le plus longtemps. Il est mort sur la N7, près de Sens, cette meurtrière nationale à 3 voies bordées de platanes dont je me souviens très bien, avec ses longues courbes et ses lignes droites où les voitures qui doublaient, venues d'en face, se dissimulaient dans les ondulations du relief. Doubler en ces périodes qui ignoraient les limitations de vitesse était tentant mais aussi dangereux.

L'accident d'Albert Camus fut malheureusement plus imprévisible et ne tint pas, semble-t-il, à quelque faute du conducteur. La voiture s'est brisée contre un platane suite à l'éclatement du pneu arrière gauche. On pourra dire aussi que si la voiture n'avait pas roulé à180 km/h, l'accident aurait peut-être été moins dramatique. On veut bien le croire. C'était une Facel Véga, je l'avais oublié et pourtant cela m'avait marqué car cette même année 59 mon père nous emmenait dans une voiture identique (en fait un modèle plus récent que celui de l'ami de Camus, la HK500).

Facel-Véga HK 500 1959



J'ai adoré cette voiture massive qui sentait bon le cuir et qu'un gros V8 américain de plus de 300 cv propulsait largement au dessus des 200 km/h. On était pourtant mal installé à l'arrière de ce coupé 2+2, les jambes repliées, la vue masquée par les énormes fauteuils de cuir noir des sièges avant. Mais le son du moteur était inimitable. Je me souviens de l'impression de puissance et de paix que l'on ressentait le lundi matin quand, partis fort tôt pour arriver à temps au lycée, on abattait à vive allure les 120 kms de petites routes qui séparaient notre maison de campagne de mon horrible bahut. J'espérais à chaque fois que quelque camarade de classe me verrait descendre de cette voiture qui devait être unique à Limoges, mais cela ne s'est jamais produit. J'avais 14 ans. Me pardonnera-t-on ?



Mon frère me raconte que pour lui, cette voiture fut l'occasion, au contraire, d'un sentiment de honte qui lui revient périodiquement à la mémoire : il avait, cette année-là, un prof de math détestable et comme beaucoup de ses condisciples, il prenait des leçons, non comme eux avec le prof de 5ème de l'année précédente, mais avec un autre du lycée. Un jour, alors que nous passions dans la merveilleuse voiture, il se vit reconnu par cet ancien prof qui regardait par la fenêtre de sa modeste maison au bord de la N20. Il avait eu honte de la différence de statut qu'elle symbolisait, honte aussi de l'avoir en quelque sorte abandonné (alors qu'il n'y était pour rien) en suivant les cours d'un autre.

Au premier abord, j'avais été un peu déçu par la voiture. Quelques temps avant son achat, mon père m'avait emmené avec lui lors de l'essai de ce modèle dans un garage parisien. J'avais été époustouflé par les accélérations et le rouge clinquant des sièges. Celle qu'il acheta fut plus sobre, avec son cuir noir, et surtout moins brutale, avec cette boîte automatique qui donnait l'impression d'une puissance infinie qui rien ne pourrait essouffler. Finalement c'était mieux ainsi. Lui, en revanche, n'a jamais vraiment aimé cette voiture qu'il jugeait trop lourde et il ne l'a garda pas longtemps.

Il changeait de voiture tous les ans. Quand il voulait retrouver l'année où se situait tel événement, il lui suffisait de se rappeler quelle voiture lui était associée. La voiture, c'était son plaisir, sa vanité et son luxe. Il pestait contre l'administration fiscale de l'époque qui l'obligeait à déclarer ses voitures dans la rubrique des « signes extérieurs de richesse », car leur puissance ou leur cylindrée dépassaient largement les standards nationaux habituels. Ne peut-on dépenser son argent comme l'on veut, quitte à se priver sur d'autres plans ? Je me gardais bien d'exprimer un quelconque avis sur ce thème, heureux simplement de profiter de ces belles voitures qu'il savait, de plus, conduire avec brio.


Chrysler 1951

Intérieur Chrysler

Il n'aimait que les voitures étrangères et fonctionnait par cycles. Celui des américaines, De Soto, Chrysler, Studebaker (encore un coupé dont la porte avait écrasé successivement les doigts de mon frère et les miens, ce qui nous valut des reproches plus que de la pitié), celui des italiennes (différents modèles d'Alfa Roméo depuis la petite Giuletta jusqu'au gros cabriolet 2500), celui des allemandes (Mercédès et BMW). Manquaient les anglaises. Il avait acheté une Jaguar qui avait appartenu parait-il au Prince de Monaco mais il l'a gardé trop peu pour que je monte dedans. Mystère de la mémoire : j'étais très excité à la pensée de découvrir cette voiture parce qu'elle disposait d'une caractéristique étonnante, 2 réservoirs de 75 l, qu'un robinet permettait de commuter successivement. Mon frère avait oublié ce fait mais m'apprit (ou me rappela) que notre père avait revendu rapidement cette voiture car elle souffrait précisément d'une fuite d'essence qu'on n'arrivait pas à stopper. Chacun de nous d'eux avait accroché un souvenir différent au même pense-bête pétrolier.

Studebaker 1953. La nôtre était noire.

Seule exception à cette litanie de voitures exotiques, la période pendant laquelle il brigua (sans succès) le suffrage des électeurs de Limoges lors des législatives de 56 puis de 58. On eut droit à une affreuse Frégate, poussive et moche, ainsi qu'à une Trianon au V8 tout aussi poussif ; un vieux moteur américain à soupapes latérales.

Simca Trianon. La nôtre était exactement semblable.

En effet, mon père segmentait rigoureusement sa vie, à des fins de propagande électorale, sans pour autant se priver de son plaisir secret. Pour les rencontres populaires, il y avait la petite Dauphine. Il fallait bien complaire à Billancourt. Pour les déjeuners du dimanche chez les notaires et les curés, là où il convenait d'exhiber son culte de la famille et des valeurs bourgeoises, l'austère Frégate noire. Et puis, pour lui et ses escapades amoureuses, un cabriolet Alfa Roméo, la petite Giuletta. En somme il faisait avec ses voitures ce qu'il faisait avec nous, ne mentant que par omission : selon les interlocuteurs, il me mettait en avant : « mon fils qui est au lycée Gay-Lussac » ou montrait mon frère : « mon fils qui est à Ozanam, chez les Frères de Bétharam ». On l'a compris, il se présentait sous l'étiquette centriste du MRP.

A la Frégate est resté associé un souvenir, objectivement terrible, mais qui nous parut finalement heureux, nous les gamins d'une dizaine d'années. On partait en vacances pour Dinard, après un crochet chez un cousin sous-préfet à Romorantin. C'était le 1er juillet, il faisait beau, il était tôt (on devait arriver pour déjeuner d'où la plaisanterie paternelle « on arrive bientôt : Dinan, Dinard, dinette »). La route était droite au sortir des bois solognots, la vue dégagée. Loin sur la droite, on vit arriver un bonhomme sur un vélomoteur, son sulfateur sur le dos. Il ne semble pas ralentir, bien que sa petite route dût croiser notre nationale. Klaxon bloqué, sans effet, le vigneron poursuivait sa route. On apprit par la suite qu'il venait de perdre sa mère et en était bouleversé. Finalement en désespoir de cause, mon père freine violemment et se déporte sur la gauche au point de nous jeter dans le fossé de l'autre côté de la route, la voiture posée sur le flanc. Malheureusement, la manœuvre ne permit pas d'éviter le choc. La seconde qui précéda le choc et la sortie de route fut hallucinante. Sentiment de la survenue de l'invraisemblable et pourtant inéluctable. On eut de la peine à extraire ma grand mère par la vitre. Et nous voilà attendant les secours, le malheureux conducteur du vélomoteur, inconscient, tremblant de tout son corps, au milieu du vert vif du sulfate de cuivre répandu sur la route. Il mourut à l’hôpital et mon père s'occupa de sa famille ensuite.

Renault Frégate 1954

Pendant que nous sommes là à attendre, un autocar s'arrête peu après pour nous remettre notre petit chat noir : son conducteur avait vu l'inconsciente bestiole sortir de son panier fixé sur la galerie de toit et sauter sur la route. Le car s'était arrêté et l'avait récupéré. Il y a quelque part dans ma vision de la dureté absurde du monde, un souvenir bien enfoui, celui d'une terrible équivalence entre la vie d'un petit chat (autrement broyé dans le fossé) et celle d'un homme.

Intérieur Frégate

Ce fut, heureusement, le seul accident de cette vie vouée à la vitesse. Une autre fois, cela aurait pu mal se terminer mais mon père n'eut à subir que la honte d'une situation ridicule et les frais d'une réparation coûteuse. Cet été-là, je venais de passer le 1er bac (c'était donc l'été 1962) et j'avais reçu en récompense une caméra 8mm, une Paillard Bolex, 2 événements qui me permettent de situer précisément la scène. Nous allions nous baigner tous les jours dans un étang situé à 4 kms de la maison familiale. Pour pimenter le trajet devenu monotone à force de répétition, mon père s'amusait à lancer la Mercédès 220, sa voiture de l'époque, jusque vers 160 km/h puis coupait le moteur à mi-parcours, de façon à glisser en roue libre et en silence jusqu'au point d'arrivée. Vers l'étang, c'était assez facile malgré quelques virages prononcés, mais au retour, il fallait aborder vite un dernier virage juste avant un petit pont, pour pouvoir avaler la côte qui menait au village. On finissait en se balançant tous en rythme, comme dans un bobsleigh, pour avaler les derniers mètres pratiquement au pas, avant de redescendre vers la maison, toujours en roue libre. On arrivait tout joyeux d'avoir réussi à l'unisson, puisque le succès ne dépendait pas du seul pilote, mais de la vigueur et du rythme de notre balancement, affamés par notre baignade. Dans mon souvenir, le ciel est forcément bleu, la table mise sous un parasol sur la terrasse et mon père de bonne humeur.

Mercédès 220

Cela avait marché plusieurs fois mais cette fois-ci, vitesse excessive ou gravillons, la voiture dérapa sur le pont. Mon père évita un premier tête à queue (arrière enfoncé sur le parapet) mais non un 2ème (avant enfoncé sur le même parapet). Je n'ai jamais vu quelqu'un tourner un volant aussi vite, dans un sens puis dans l'autre. Oh bonheur ! La voiture est restée sur le pont. La chute n'aurait pas été très grande mais sûrement douloureuse. Il n'y avait pas de ceinture de sécurité à l'époque. Encore hagard, j'ai couru jusqu'à la maison pour récupérer ma caméra et j'ai quelque part des images du remorquage peu glorieux de la voiture par le tracteur d'un des administrés de mon père.

C'était un excellent conducteur et un autre que lui serait sans doute passé par dessus bord même si je n'oublie pas qu'il a eu de la chance cette fois-là. Nous étions naturellement très fiers de ses prouesses même si ce n'était pas toujours agréable de se faire ballotter en tout sens tout en regardant la carte routière afin de le guider, terrorisés à l'idée de nous tromper. Le plus spectaculaire, c'était les voyages dans la petite Dauphine dont le petit derrière glissait de droite et de gauche au gré des innombrables virages de l'Auvergne et du Limousin. J'ai été emmené quelques années plus tard par un pilote professionnel dans la descente d'un col alpin avec une Dauphine 1093. Mon père était moins efficace, heureusement, mais pas tant que cela. Il adorait nous montrer comment doubler des voitures plus puissantes en sortant beaucoup plus vite qu'elles des virages.

Renault Dauphine
Ce fut aussi, pour peu de temps, ma 1ère voiture.

Quand on voyageait sur de longs parcours, on ne rencontrait qu'exceptionnellement des voitures capables de rivaliser. C'était rare mais quelle fête quand cela arrivait ! Je me souviens d'une course avec une autre voiture puissante. J'ai oublié sa marque comme celle de la nôtre. J'ai oublié aussi l'issue de la course qui dura assez longtemps. Ce qui me reste, c'est l'impression d'une joute chevaleresque où les protagonistes ralentissaient dans la traversée des patelins, sans chercher à profiter de cette opportunité pour se doubler dangereusement pour les habitants. Aucun échange ne pouvait avoir lieu entre les 2 véhicules mais tout se passait comme s'ils avaient accepté une règle de fair play avant de se lancer un défi. En y réfléchissant, je me demande si finalement notre adversaire ne pilotait pas une voiture américaine : je la vois tanguer fortement sur un passage à niveau. Ce qui ne change rien à l'invraisemblable de cette course sur route ouverte, car il s'agissait d'aller vraiment vite.

Après avoir écrit ce qui précède, j'ai interrogé une nouvelle fois mon frère pour confronter nos souvenirs. Cette fois-ci, également, il est amusant de voir ce que chacun sélectionne. Le fair play des 2 conducteurs ne lui a laissé aucune trace dans la mémoire. En revanche, il se souvient très bien d'autres détails (l'adversaire était une voiture américaine, la nôtre était la Mercédès 220 et nous rentrions des sports d'hiver en Suisse) et surtout de la fin de l'histoire : nous avions dépassé l'américaine (je dis nous car l'affaire était collective à nos yeux) et mis du temps à la semer. Puis on s'était arrêté un bon moment dans un pré, notre père ayant besoin de se calmer et nous avions vu passer l'américaine au bout d'un moment, son conducteur ayant levé le pied lorsqu'il ne nous avait plus vu dans sa ligne de mire. A l'évidence, le gain de temps n'était pas la motivation de la course, mais la lutte des 2 mâles dans leurs voitures survitaminées.

Tout ceci semble aujourd'hui s'être déroulé sur une autre planète. La circulation est bien trop dense, même sur les petites routes et les limitations de vitesse, trop basses. Je me souviens des premières limitations générales de vitesse, intervenues bien plus tard. Elles n'avaient pas eu la sécurité comme motif, mais les nécessaires économies d'essence consécutives au choc pétrolier de 1973. Pourtant, elles étaient bien nécessaires, puisque le pic des morts de la route, avec plus de 18 000 victimes, a été atteint en 1972.
Mais en 1974, il était impensable de prendre cette mesure sans lui trouver une justification autre que sécuritaire. De ce fait, on les annonçait comme devant être transitoires, jusqu'au retour des approvisionnements normaux ; elles sont pourtant toujours pratiquement les mêmes aujourd'hui (sauf sur 4 voies où elles sont passées de 120 à 110 km/h) et elles ont montré leur efficacité collective. Loin de moi l'intention de faire l'apologie de la vitesse dans le contexte actuel de saturation automobile.

1973 n'était pas la 1ère alerte causée par les pénuries d'essence. La guerre du canal de Suez en 1956 avait conduit à contingenter le carburant. Je me souviens de mon père qui entreposait des jerrycans d'essence dans la maison de campagne. Il les obtenait du préfet, je crois. Il ne roulait plus qu'avec sa seconde voiture, une 4 cv Renault, moins gourmande en carburant. Elle dormait dans un garage ouvert. Un jour de cette année-là, nous avons eu l'idée, que nous jugions lumineuse, de laver cette voiture. J'ai oublié qui, de mon cousin, de mon frère ou de moi-même, avait suggéré ce projet. Je me rappelle que c'est mon cousin qui avait eu l'audace de sortir la voiture du garage en mettant en marche le moteur, car la sortie était en pente et nous n'avions pu la déplacer en la poussant. Le garage était étroit et nous ne voulions pas l'inonder à coup de jet et de seaux d'eau. Nous étions en plein travail, tout contents de nous-mêmes, quand mon père surgit, hors de lui. Nous avons passé le reste de la journée, jusqu'au lendemain matin, chacun dans notre chambre, au pain et à l'eau. On imagine notre sentiment d'injustice. Quand je vois des enfants dans des situations de ce genre, une volonté de bien faire qui tombe à côté pour des raisons qui leurs semblent incompréhensibles, mon cœur saigne car je sais que leur souffrance n'aura pas de fin, même si un jour ils en souriront. Mais le souvenir reviendra les visiter en provoquant ce petit pincement au cœur que chacun reconnaîtra. Je suis certain que ce sont des expériences de ce genre qui ont suscité la figure du Dieu vengeur aux colères imprévisibles qui hante les religions des hommes.

4 cv Renault

S'il n'était pas question pour notre père que l'on conduisit sans permis, ne serait-ce que sur 3 mètres, il s'occupa activement de notre formation, une fois le document obtenu. Comment poser et bouger ses mains pour qu'au plus fort du virage elles soient dans une position qui offre le maximum de doigté et de précision, en cas de dérapage. Comment ne pas rentrer trop vite dans un virage pour pouvoir ré-accélérer plus tôt et en sortir plus vite. Comment choisir la bonne trajectoire en ne tournant le volant qu'une fois et en maintenant cet angle jusqu'à la sortie du virage. Au début, c'était chaotique, on braquait trop ou trop peu. Il fallait recommencer inlassablement jusqu'à ce que cela devienne un réflexe. Lui-même s'imposait cette discipline au début de toute conduite pour trouver le bon tempo et le calme qu'il procure, au lieu des gestes désordonnés et approximatifs que l'on voit souvent. C'est une très bonne technique pour retrouver sa sérénité quand on est énervé ou en colère et je m'y astreins souvent encore.

Pour apprendre à anticiper et à conduire avec souplesse, il nous imposait des exercices comme conduire sans toucher au frein, sauf urgence. Je me souviens aussi d'une nuit merveilleuse, sur une petite route boisée d'Auvergne. Il faisait nuit noire et nous étions 3 voitures qui se suivaient. Mon père devant avait seul le droit de se servir des phares. Nous derrière, moi-même puis mon frère, roulions en veilleuse, guidés par la seule lumière des feux arrière. Il faut de la confiance dans la conduite de celui qui précède et un bon contrôle de ses émotions. Une fois convaincu qu'il y a peu de chances pour qu'un énorme trou ne se creuse entre la voiture qui précède et la sienne, que la route ne va pas brusquement disparaître, même si on ne la voit pas, on peut se détendre un peu et se régler sur le seul signal de ces 2 lumières rouges qui vous précèdent.

Ainsi dressés, nous pouvions lui servir de chauffeur conforme à ses souhaits, sans traîner sur la route mais aussi sans le secouer de manière désordonnée. Quelquefois, il passait au degré supérieur des leçons pour nous faire tâter d'une conduite un peu plus sportive. Celle qu'il définissait ainsi : « quand on veut aller vite, il n'y a que 2 positions du pied : à fond sur l'accélérateur ou à fond sur le frein ». Un jour où il ne se sentait pas bien et devait faire un voyage jusqu'à Genève, il me demanda si je voulais bien l'y conduire. A l'époque, il avait une Alfa Roméo Giulia TI. Avec ses 92 cv et sa boite 5 vitesses, fort rare à l'époque, elle ferait sourire aujourd'hui. Mais, légère, sans tous les dispositifs de sécurité des voitures d'aujourd'hui qui les alourdissent, c'était une berline sportive. Le début du voyage fut sans histoire puis, avec le temps, il retrouva la forme en arrivant dans le Jura. A l'époque (vers 63-64), la route la plus courte était étroite et tortueuse. Désormais, il y a l'autoroute et on n'emprunte plus cet itinéraire, à la fois amusant et bucolique. Je l'empruntais souvent pour me rendre chez ma mère et j'aimais bien ce moment (ma famille moins). Il y a quelques temps, j'ai voulu retrouver ces sensations d'autrefois. La petite route a désormais perdu toute saveur avec les aménagements considérables qui y ont été faits. Du coup les camions l'empruntent pour économiser le péage, et tout plaisir a disparu : un vrai gâchis.

Alfa Roméo Giulia 1600 TI

Cette fois-là, la route était quasi-déserte et pleine de petits pièges intéressants car on ne l'avait pas encore civilisée à coup de bulldozer. Mon père s'amusa à jouer les co-pilotes, m'indiquant le régime moteur et la vitesse à enclencher, sans me préoccuper du reste et surtout pas de la vitesse. Au début, j'étais un peu inquiet, avec le sentiment d'arriver trop vite dans les virages, puis la confiance aidant, je me mis à lui obéir aveuglément, découvrant des possibilités que je n'imaginais pas.

Alfa Roméo TI

Mon père a toujours eu beaucoup de peine à trouver le contact avec ses fils. Il était souvent ironique et cassant comme ces pères traditionnels qui croient que c'est en stimulant constamment leur progéniture, par des critiques négatives permanentes, qu'ils la pousseront à se surmonter. Ce fut sans doute efficace sur le plan des études, mais plutôt catastrophique sur celui du caractère. Cela enlève toute confiance aux enfants et les pousse à se révolter ou, comme mon frère et moi, à se réfugier dans le refus de coopérer avec le monde des adultes. A d'autres moments, il versait dans un sentimentalisme qui nous gênait et nous semblait un peu ridicule. De toute façon, il aurait eu beaucoup de peine à surmonter notre hostilité de nous avoir arrachés à notre mère. La voiture fut un des rares modes de communication positifs, un moyen de partager quelque chose ensemble, où son incontestable supériorité ne nous gênait pas mais nous poussait à nous perfectionner effectivement.

Je n'ai pas pu jouer ce rôle pour mes enfants et je le regrette. J'ai essayé de le faire avec leur mère ou celles qui lui ont succédé. Ce fut un fiasco général. Il est vrai que que je n'ai jamais eu l'équivalent des voitures de mon père. Une fois, j'aurais pu accéder à ce luxe. Mon père m'avait promis sa voiture du moment, un cabriolet Alfa Roméo 2600, superbe voiture blanche à l'intérieur rouge vif, si je réussissais le concours d'entrée à Normale Sup. Je me demande comment cette voiture et l'esprit de la rue d'Ulm aurait coexisté. Je pense que j'aurais dû cacher à l'Alpha comme à l’École l'existence de l'autre maîtresse. Mais j'échouai et dû me contenter de Normale Sup de Saint Cloud en auditeur libre. Je m'y rendais en moto : une vieille moto réformée de la gendarmerie qui remplaça la belle italienne et m'orienta vers les motos plus que vers les voitures.

Alfa Roméo spider 2600. Rigoureusement identique à celle de mon père

Toute ma vie, je n'ai eu que des voitures banales, le plus souvent d'occasion, choisies pour leur tenue de route plus que pour leurs performances mais les techniques apprises avec mon père me donnaient le sentiment d'être un petit roi de la route. Il y a 30 ans je pouvais conduire encore assez vite et j'ai beaucoup secoué ma petite famille. Mais je sais aussi que cette vélocité relative n'a rien à voir avec la vraie conduite sportive.

Il y a une quinzaine d'années, j'ai eu la chance de faire 2 tours du circuit privé de Renault quelque part en Normandie. Un circuit pour rallye sur terre, avec tous les pièges possibles afin de tester les voitures. Le conducteur était l'un des 2 pilotes officiels de rallye de la firme. Nous voici dans l'habitacle encombré de tubes de renfort, sanglés comme un pilote de chasse, casque sur la tête et communication par micro. Moi qui ne suis pas trouillard en voiture, j'ai crus mourir plusieurs fois lors du 1er tour, quand je le voyais passer la 6ème peu avant un virage à angle droit ou quand on sautait, avec le ciel comme seul horizon juste avant une courbe aperçue avant l'envol. A se demander s'il n'avait pas brutalement perdu la tête, comme ces pilotes d'avion de ligne qui se suicident avec leurs passagers. Mais, non, cela passait. Au 2ème tour, rassuré, j'ai pris un grand plaisir à me laisser ballotter violemment de droite à gauche et de haut en bas, au point de regretter que cela s'arrête. Ce qui était particulièrement surprenant, c'était l'ampleur des chocs encaissés par la voiture, notamment les chocs verticaux auxquels on n'est pas habitué sur route ainsi que la capacité de la voiture à franchir les virages dans des positions scabreuses. Interrogé, le pilote m'affirma n'être qu'à 70% de ses capacités. Puis il repartit comme un ouvrier rivé à sa chaîne, pour un nouveau tour de piste au profit de quelque autre sponsor à épater. C'était son boulot ce jour-là, un boulot comme les autres.

L'intérieur de Renault Clio S3.
On remarquera le curieux levier de vitesse qui ressemble à celui d'une 2cv Citroën

Permis de conduire à points, radars automatiques, ainsi que l'âge, ont mis une sourdine à la conduite rapide. Pourtant, l'affreux gamin n'est jamais loin, même chez le septuagénaire. Je me suis vu l'année dernière reprendre le même comportement dérisoire que 50 ans plus tôt. En cette après-midi lointaine, je redescendais de La Clusaz après une journée de ski avec la 4 cv de ma mère. La route était dégagée mais les bas-côtés bien enneigés. J'avais doublé de nombreuses files de voitures quand je me suis retrouvé stoppé par la neige accumulée sur le bord de la route : pour ne pas effrayer le cheval que je voyais monter tirant une charrette (à l'époque, je montais souvent à cheval et j'avais pour le bel animal le respect que l'on doit à un être supérieur, aux réactions imprévisibles), je m'étais trop déporté sur la droite et embourbé dans la neige. Je ne me souviens plus comment je me suis sorti de ce pétrin, sans doute avec une dépanneuse. En revanche je me souviens très bien de ma honte à voir défiler depuis le talus toutes les voitures que j'avais doublées. Certains conducteurs étaient franchement hilares, d'autres furieux de mes manœuvres qu'ils jugeaient avoir été dangereuses ou déloyales. Je finis toujours par accepter ces petites flèches lancées par le destin contre mon ego, et même à en sourire mais le sentiment de honte subsiste toujours et revient comme un remords qu'aucune auto-dérision ne peut atténuer.

Il y a un an, je me suis vu dans une situation semblable ; après coup, car sur le moment j'étais tout à mon affaire. Je rentrais d'une ballade sur l'une de mes 2 motos, la vieille, un peu capricieuse. Énervé par une de ses lubies, j'avais roulé rapidement, doublant de nombreuses voitures dans la montée d'un col près de chez moi. Elle a beau avoir 35 ans, elle peut être encore assez redoutable en montagne. Puis j'avais ralenti, calmé par ce petit moment d'allégresse contrôlée, au point de manquer d'attention. Un regard trop prolongé au paysage, un écart sur le bas-côté sablonneux, un coup de frein réflexe (si je n'avais rien fait, il ne se serait rien passé) et ce fut la chute. La moto fit un curieux tête à queue, moi je fonçais tout droit, casque en avant. Résultat, quelques côtes suffisamment maltraitées pour ne pas pouvoir rire ou tousser pendant 3 semaines et des mains fortement râpées car j'avais dû enlever mes gants lors de la petite crise de la belle et avais eu la flemme de m'arrêter pour les remettre. Je ne regardais même pas les dégâts, de la moto et de son pilote, je n’eus qu'une hâte : relever la moto, la remettre dans le sens de la marche, la démarrer et filer avant que ne surviennent les voitures dépassées. Ouf, je pus faire tout cela avant de voir qui que ce soit et j'allais me cacher chez moi, un verre de whisky dans une main et le flacon de désinfectant dans l'autre.

N'ai-je pas changé quelque peu depuis cette enfance plutôt dorée que j'ai vécue comme un cauchemar, à quelques moments d'exception près, comme les vacances chez ma mère ou ces voyages en voiture avec mon père ? Sur le plan émotionnel, je crains que non, comme je viens de le rapporter, même si j'ai appris à prendre un peu de distance avec moi-même et à sourire de mes bêtises à défaut de pouvoir y renoncer. Plus rationnellement, j'ai appris qu'il n'y a pas de bons conducteurs, il n'y a que des conducteurs qui ont eu de la chance. Je peux énumérer de très nombreuses circonstances où cela aurait pu mal se finir pour moi aussi. Je connais des proches pour qui l'issue fut fatale sans qu'ils n'aient aucune responsabilité dans ce désastre, sauf d'avoir été là, au mauvais moment. Les motards ont coutume de dire qu' « il n'y a pas de bons motards, il n'y a que de vieux motards », voulant rappeler la nécessité de la prudence. Mais la prudence ne suffit pas, il y faut aussi la chance.

J'ai une tendresse particulière pour Italo Svevo, l'auteur de la Conscience de Zeno. On se souvient du 1er chapitre de ce livre, Ultima cigaretta, dans lequel il analyse les ressorts de sa volonté ou plutôt de son manque de volonté, et comment il récompense d'une cigarette sa décision d'arrêter de fumer. Toute sa vie il essaya de renoncer à ce poison mortel mais il mourut dans un accident de la route près de Trévise, en 1928. Je n'en tire pas la conclusion qu'il faut abandonner tout effort pour améliorer sa santé au motif que l'imprévisible est toujours possible, mais que la chance ou la malchance réduisent à néant toutes les fanfaronnades sur sa prétendue habileté.

Ma chronique n'est pas un hymne à la vitesse en voiture (le rappel des 18 000 morts de 1972 le rendrait indécent) mais à la douce mélancolie du temps qui change, celui « du vert paradis des amours enfantines » pour les belles voitures, un hommage aussi à ce père si détesté mais aussi admiré (je rends hommage à ma compagne qui m'invite à plus d'équité envers lui). Désormais, mon plaisir (outre la moto qui garde quelque chose des joies un peu sauvages du passé), c'est de rouler souplement, régulateur de vitesse enclenché, un podcast de France Culture m'envolant vers la Cour de Louis XIV ou les mystères du cosmos. Il fait nuit, la route est quasi déserte. A l'approche d'une courbe, je résiste à la tentation de débrancher le régulateur. Je sais que je peux prendre ce virage à vitesse stabilisée. Je laisse la voiture poursuivre le chemin que son électronique lui a calculé et, peu à peu, virages après virages, je retrouve, par ce contrôle du réflexe inutile et malgré les 90 km/h imposés, quelque chose de la paix que je gagnais autrefois par une conduite plus sportive.

Sic transit gloria mundi.

Post scriptum.

A propos de l'accident d'Albert Camus, un ami m'écrit : "En fait, l'accident de Camus s'est produit dans des circonstances non élucidées et le pneu éclaté n'était probablement pas la véritable raison de la perte de contrôle subite par Gallimard. Le parrain de mon frère....avait une Facel Véga et en venant de Lyon a Bordeaux.... a eu un accident inexplicable quasiment au même endroit que Camus. L'accident était dû à la rupture brutale de l'arbre de transmission en raison de la trop forte puissance transmise aux roues motrices. La marque ne voulait sans doute pas que ça se sache mais apparemment il y avait eu d'autres cas".

En me renseignant sur les circonstances de la mort d'Italo Svevo, je suis frappé par une similitude avec celle d'Albert Camus : dans les 2 cas, c'est un arbre qui a arrêté la voiture. Mais l'auteur de Trieste n'eut qu'une jambe cassée. Il mourut le lendemain de problèmes cardiaques. Lui aussi semblait avoir des prémonitions !

 "À la fin d'un séjour de vacances et de cure à Bormio, en Valtelline, Svevo, accompagné de sa femme et de son petit-fils repartit pour Trieste en automobile. À Motta di Livenza, leur voiture dérapa sur le sol détrempé par la pluie, et heurta violemment un arbre. Svevo n'avait qu'une fracture de la jambe mais son état général empira très vite. Il devait mourir le lendemain, 13 septembre 1928, âgé de 67 ans. 

Mario Fusco, Italo Svevo, Conscience et réalité, Éditions Gallimard, Bibliothèque des idées, 1973, p. 139.

Quel brave homme, ce vieux Schmitz ! [le vrai nom d'Italo Svevo] Après tout ce qu’on écrivit d’élogieux sur ses romans, rien ne lui faisait plus plaisir que de raconter aux amis les souvenirs de sa longue carrière commerciale. J’en entendis plus d’un dans la boutique de la via San Nicolò, où il venait me trouver presque tous les soirs ; là où des écrivains illustres, des personnages (alors) socialement puissants ne dédaignaient pas ma conversation (au contraire), et où je tâche aujourd’hui d’entrer le moins possible. J’ai l’impression ― le bon Carletto et Dieu me pardonnent ― d’un noir corridor peuplé de spectres. L’auteur de Sénilité et de La Conscience de Zeno apparaissait : il était plein d’humanité, de (relative) compréhension d’autrui, et après son inattendu succès littéraire, plein d’une touchante joie de vivre. En réalité, il avait une peur bleue de mourir. Plaisanterie ou pressentiment, il n’oubliait jamais, chaque fois qu’il montait dans un taxi, de faire au chauffeur une étrange recommandation : « Allez doucement, lui disait-il en dialecte triestin, vous ne savez pas qui vous transportez. » (Naturellement, il faisait allusion à lui-même, quelle que fût la personne qui l’accompagnait.) Coïncidence étrange, il mourut justement d’un accident d’automobile. Il ne s’était pas fait grand mal, mais son cœur était faible (faiblesse qu’il attribuait à l’abus du tabac), et il ne se remit pas du choc. Mais Italo Svevo fut toujours favorisé par le sort. À peine eut-il compris que l’heure de la fin avait sonné, et que « la dernière cigarette » avait été fumée pour de bon, la peur passa d’un seul coup. « Mourir, ce n’est que cela, disait-il à ses proches ; mais c’est facile, très facile. C’est plus facile, ajoutait-il en s’efforçant de sourire, que d’écrire un roman. »
    J’ai toujours pensé (et ces paroles, prononcées par un tel homme en un tel moment, me le confirment) que l’humour est la forme suprême de la bonté.



Umberto Saba, Comme un vieillard qui rêve, Éditions Rivages, Bibliothèque étrangère Rivages, 1990, pp. 83, 84, 85, 86. Traduit de l’italien par Gérard Macé.













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