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dimanche 29 juillet 2018

Au pays des Sudètes



Le mot m'est apparu fortuitement alors que je cherchais des renseignements sur le château de Dux. Je venais de finir les Mémoires de Casanova. J'avais lu tout ce que j'avais trouvé sur ses 13 années d'exil volontaire à Dux, aujourd'hui Duchkov, en République tchèque. J'avais décidé d'aller voir ce fameux château.

Les biographies situent de manière vague le château "en Bohême", comme on parle des châteaux en Espagne. J'avais bien lu, sous la plume de Casanova, qu'une bonne partie de son malheur tenait au fait que les serviteurs du château ne parlaient d'après lui aucune langue civilisée, ni son italien natal, ni son français d'écriture, mais je n'établissais aucune relation entre cette région avec l'Allemagne et "la question des Sudètes".

Ce terme de Sudètes était nimbé depuis toujours pour moi d'un mystère un peu angoissant fait de forêts sombres, de discours hystériques d'Hitler, de honte devant la reculade de Munich, honte à peine atténuée par la célèbre formule de Churchill : "Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre".

Nos hommes politiques d'alors s'étaient désintéressés du sort de cette région, de ses habitants et de la toute nouvelle (20 ans d'existence !) Première République tchécoslovaque, je continuais, moi aussi, à m'en désintéresser. Le but de mon voyage restait le château de Dux plus que la région de Duchcov, plus que le pays des Sudètes.

Cette amnésie ne frappe pas seulement les Français. Un récent sondage publié par Radio Prague, la radio internationale de la République tchèque, rapporte que la grande majorité des Tchèques ne sait pas ce qui s'est passé exactement en 1938, l'une des "tragiques années 8" du pays, comme disent les Tchèques, depuis sa naissance douloureuse en 1918 : avec 1948, le "coup de Prague" des communistes et 1968 l'invasion du pays par les troupes soviétiques.

Dès mon entrée en Tchéquie, la question des Sudètes a surgi comme une interrogation à peine formulée et sans réponse immédiate. Les villages traversés me semblaient trop grands pour leur population actuelle, comme un vêtement de gros richard jeté sur les épaules d'un pauvre condamné à la famine. 


On rencontre souvent, partout en Europe, de ces villages abandonnés en partie du fait de l'exode rural. Ici, l'impression était subtilement différente, comme si l'événement s'était produit récemment. De plus, ces maisons délaissées étaient souvent grandes, voire imposantes, avec un décor, non de fermes pauvres, mais d'exploitation florissantes. La taille des maisons, l'organisation de l'espace ressemblaient en tout point aux villages de Bavière que je venais de quitter, mais tout était délabré, faute d'entretien.


Des vaches dans es ruines de cette imposante ferme.
On se croirait au Haut Moyen-Age, après quelque razzia barbare.

Les villages sont généralement organisés autour d'un vaste espace ombragé, sur un modèle identique à celui des petites villes dont les maisons entourent une place plus ou moins rectangulaire. Une mare, qui servait à l'alimentation en eau, n'est jamais loin.


Dans les petites villes, on a déjà rénové les vieilles demeures, même si toutes ne donnent pas l'impression d'être occupées.

Les travaux sont tout récents, voire pas encore terminés : l'énorme effort de restauration parti de Prague atteint progressivement le nord-ouest du pays.





Dans les villages, ce travail de réappropriation d'un riche patrimoine a parfois commencé. Il n'est pas toujours d'un goût très sûr.




Mais l'impression générale est plutôt celle d'un abandon, à la suite de quelque événement ou cataclysme.


Dans un premier temps, j'ai mis sur le compte du régime communiste ce délaissement des maisons d'habitation privées. Dans chaque village, on trouvait effectivement de grands hangars, d'immenses étables désaffectées qui évoquaient le passé collectiviste du pays. 


Mais l'explication était insuffisante. En fait, il fallait remonter plus loin en arrière, aux années 45-46 qui avaient vu l'expulsion des tous les Allemands hors de la République tchécoslovaque. De tous les Allemands (à quelques exceptions près) et pas seulement des Sudètes.

Je le compris en allant visiter ce petit village aperçu depuis la route. Le pittoresque clocher d'une église bâtie sur une petites colline émergeait des arbres. Le village semblait endormi mais habité. De plus près, le pittoresque de la colline disparut au profit d'une impression désagréable de décrépitude.



Ce même village dans les années 30.


L'église était en très mauvais état et fermée, comme toutes les églises de ces petits villages. On a souvent commencé à rénover la petite chapelle, comme dans cet autre village (sans ménager la couleur !). L'église paroissiale devra attendre.


Derrière l'église, je découvre un cimetière à moitié à l'abandon. Des stèles, qui portent des inscriptions en allemand écrites dans une graphie gothique du plus bel effet, sont posées contre le mur d'enceinte.




Pas de tombes postérieures aux années 40 mais certaines remontent au début du XIXème. En revanche, de l'autre côté de l'église, voici la partie tchèque du cimetière, toute récente. Aucune tombe antérieure aux années 50. On dirait que la population a complètement changé autour des années 40.


Je retrouverai souvent cette même disposition : un cimetière à moitié vide d'un côté, avec quelques tombes, cassées ou éventrées, et de l'autre côté, un cimetière vivant, si j'ose dire, comme dans ce village dont j'ai oublié le nom.



Depuis mon entrée en Tchéquie et la découverte de ces tombes cassées dans mon premier village visité, je suis allé vérifier dans d'autres lieux le même phénomène. C'est près de Zatec que je vis le cimetière le plus spectaculaire, à cet égard. Je m'étais arrêté pour observer un champ de houblon (Zatec est le centre du pays du houblon ; on en conserve quelques plants en plein centre de la ville).


C'était juste à côté d'un cimetière entouré de murs, perdu au milieu des champs.


La pleureuse, un motif très fréquent. 





...et le côté tchèque.


L'expulsion des Allemands est ainsi marquée dans la terre des cimetières de manière encore plus spectaculaire que dans les maisons abandonnées.

Il existe pourtant dans l'espace public des traces de  la présence allemande : des inscriptions religieuses qui ont dû de subsister moins du fait de la commune appartenance des Allemands et des Tchèques à la religion catholique que du désintérêt du régime communiste pour les signes de la superstition religieuse. Cela ne valait pas un coup de burin.



Et puis, on continuant vers le centre du pays, là où vivaient une majorité de Tchèques, on trouve des cimetières "normaux", avec quelques tombes allemandes en bon état, et, on ose l'espérer, un peu de mixité, comme ici à Manétin.



L'église attenante au cimetière était en cours réfection. Il est vrai que la petite ville avec son château baroque est rutilante ; on est ici près de Pilsen, en bordure du pays des Sudètes.

Manetin

J'avoue que je ne connaissais pas ce transfert de population, pourtant d'importance. Pour moi, l'histoire des Sudètes s'était arrêtée en 1938, lors de leur annexion au Reich hitlérien. Pourtant cette histoire s'est poursuivie avec près de 3 millions de germanophones expulsés, souvent par suite d'un mouvement spontané de la population tchèque libérée par les Russes. A cette occasion, de nombreuses exactions ont été commises (30 000 morts est un chiffre généralement avancé) soit à la suite de liquidations expéditives, soit lors des marches d'émigration comme celle partant de Brno en Moldavie vers l'Autriche et qui concerna 20 000 personnes.

Les photos de l'époque montrent des populations affolées, surtout des femmes et des enfants ou des vieillards, les hommes ayant disparu dans la débâcle de l'armée allemande.



Le terme de Sudètes désignent l'ensemble des Allemands installés sur le pourtour de la Tchéquie et non seulement les habitants de la Bohème du nord ou de l'ouest.



 Dans ces régions proches de l'Allemagne, la population allemande dépassait les 90 %.  Le vide ne fut que partiellement comblé dès la fin de la guerre. Ensuite le régime communiste se concentra sur les territoires industrialisés, négligeant les campagnes qui n'ont guère changé jusqu'à une époque récente. De ce fait de nombreux villages ont retrouvé à peine la moitié de leur population des années 30.

Le souvenir de ce drame est encore vivace en Bavière, entretenu par des associations nationalistes. La CSU (la Démocratie chrétienne bavaroise) doit en tenir compte et même la chancelière actuelle ne peut ignorer leur poids politique. En juin de cette année, juste avant mon voyage, lors de la journée mondiale des réfugiés, elle avait déclaré l'expulsion "moralement et politiquement injustifiable", déclenchant un tollé en République tchèque.

Est-ce une illusion ? J'ai souvent eu l'impression qu'on me regardait de travers dans ces petits villages. On me prend souvent pour un allemand (en plus avec une moto allemande) et mes sujets photographiques, souvent différents de ceux des touristes (cimetières, églises et maisons abandonnées) paraissaient choisis par un nostalgique de son histoire familiale.

Beaucoup d'articles de presse allemands font le parallèle entre la situation d'alors et la question actuelle des réfugiés, rapprochant la Tchécoslovaquie jetant des millions de réfugiés sur les routes et la Tchéquie d'aujourd'hui en pointe contre l'accueil des réfugiés, à l'opposé de l'hospitalité allemande. 

C'est oublier un peu vite l'origine du problème, vieille de tout juste 80 ans, lors de l'annexion des Sudètes avec la bénédiction des Anglais et des Français.

Pour rayonner dans la région, j'avais choisi de me loger à Chomutov, l'ancienne Komotau germanique. Choisi est un bien grand mot, car je n'avais aucune idée précise sur cette région lors de ma réservation depuis la France. L'hôtel, moderne et bien noté mais sans aucun charme, fleurait bon la période communiste me rappelant des séjours en Bulgarie dans les années 70 : immenses parties communes sans affectation, grande salle froide pour les petits déjeuners où des cadres, souvent étrangers, engloutissaient le plus vite possible une nourriture trop riche avant de rejoindre l'usine de leur groupe.

La vieille ville était charmante, récemment rénovée, avec un début de patine qui atténuait l'impression d'arpenter un décor de cinéma, au demeurant assez vide. Son unique restaurant sous les arcades, unique manifestation de vie dans le centre,  était sympathique malgré un personnel féminin qui perpétuait consciencieusement les habitudes de froideur indifférente du communisme dans ce pays trop fraîchement capitaliste. 





Au recensement de 1930, la ville, appelée alors Komotau, comptait 33 000 habitants dont 27 000 Allemands, 4 000 Tchèques et 444 juifs. 




La population allemande a accueilli avec enthousiasme les chars nazis en octobre 1938.



La population juive a été totalement anéantie et la plupart des Tchèques sont partis alors (140 000 au total).

Toutes les villes de la région vécurent ce même moment de liesse, comme à Zatec.


Difficile de ne pas imaginer le  passé douloureux de la ville.

Il n'y eut pas de résistance, sauf en Bohème du sud, où les Tchèques, plus nombreux,  eurent le temps de s'organiser. Mais ce fut bref et malheureusement inutile.

Enfin, le 15 mars 1940, les troupes nazies envahirent la totalité de la Tchécoslovaquie devenue le Protectorat de Bohème-Moravie  confié par la suite au sinistre Heydrich. Cette annexion, qu'aucun accord n'avait validé ne semble avoir  offusqué personne. Je me suis toujours étonné de ce fatalisme résigné et de cette absence de réaction, comme si les accords de Munich n'avaient été, dès l'origine, qu'un simulacre d'accord donnant-donnant.

La libération de la ville fut tardive : le 8 mai 1945. Des dizaines d'Allemands et de collaborateurs ont été massacrés et la population a été envoyé en train en Allemagne. La Bohème traditionnelle, avec son mélange, souvent conflictuel mais qui avait duré des siècles, de Slaves, Allemands et Juifs avait définitivement vécu.



Il est difficile d'imaginer ce que serait devenue cette région sans l'activisme des nazis avant 1938. La Première République tchécoslovaque avait fait beaucoup d"efforts pour associer les Allemands (23% de la population) à la politique du pays. Il y eut des ministres sudètes, une législation protectrice ds minorités mais ce qui avait fonctionné tant bien que mal dans l'immense empire austro-hongrois s'est révélé impossible dans le nouvel Etat national.

Les nazis se sont agités dès leur arrivée au pouvoir en Allemagne. Le pourcentage de Sudètes adhérents du parti fut d'emblée le double de la moyenne nationale. Le Parti allemand des Sudètes devint en 1935 le 2ème parti en nombre de sièges au Parlement tchécoslovaque (et le 1er en nombre de vote). Une situation explosive. Qui explosa effectivement.

Quelle histoire torturée depuis moins d'un siècle ! Ce monument aux morts qui associe les morts de la Première et de la Seconde guerre mondiale la symbolise d'une certaine manière. Il ne doit pas y avoir beaucoup de monuments de ce genre : en 14-18, les habitants de ce village austro-hongrois étaient les alliés de ces Allemands qu'ils ont combattu lors de la guerre suivante (38-45).



Depuis la fin de la période communiste, les Tchèques essaient de renouer avec ce passé. Des intellectuels se mettent à parler des événements de 1945. En 1997, une Déclaration de réconciliation a été signé entre les 2 pays, sous pression de l'Europe. Le gouvernement allemand renonce au droit au retour et aux indemnisations tandis que le gouvernement reconnait ses torts dans l'expulsion des germanophones. Des initiatives associent notamment des étudiants des 2 pays. J'ai vu ainsi que dans le premier village dont j'ai visité le cimetière, des jeunes, allemands et tchèques, restaurent le presbytère. depuis 15 ans. On recherche dans la forêt des monts de Bohème des villages disparus, comme cette ferme du XVIIIème dont il ne reste qu'un fragment du portail.


D'autres manifestations de cette réconciliation semblent difficiles à comprendre de l'extérieur. Ainsi de l'inhumation des soldats allemands morts en Tchéquie lors de la dernière guerre. Il a fallu plusieurs années de négociation pour aboutir à ces 2 cimetières de Cheb et Marienbad, tout près de la frontière allemande. Comme le faisait remarquer le maire de Marianské Lazné (Marienbad) pourquoi ne pas les installer en Allemagne, à quelques kilomètres de là ? C'est d'autant plus bizarre que les carrés allemands des cimetières tchèques sont abandonnés.

Encore ces drames ont-ils laissé des traces. Ce n'est pas le cas du souvenir de l'anéantissement des Juifs de Tchécoslovaquie qui s'est évanoui, dans cette région des Sudètes,  jusque au sein même du ghetto de Terezin. Comme s'ils n'avaient jamais existé. J'y reviendrai dans une autre chronique.

Eglise de Zatec