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samedi 15 décembre 2018

Rien n'est lent à Lens. Tout passe trop vite.


Je n'arrive pas à croire que cela fait déjà 5 ans. Heureusement, tout ne change pas. Il y a des constantes. Le temps, par exemple. Pluie et vent étaient déjà au rendez-vous. Le vent était peut-être plus fort cette année. On avait l'impression que les parapluies refusaient absolument d'entrer dans le musée, se rebellaient contre leurs propriétaires comme des enfants qui refusent d'aller à l'école. Leurs porteurs étaient obligés de lutter contre les embardées de ces petits coquins qui, pour une raison inconnue, ne voulait pas avancer.



Autre permanence : le bâtiment, toujours aussi beau. C'est d'ailleurs assez incroyable. D'où vient cette impression de perfection devant ce qui ressemble furieusement à l'entrepôt d'une société de logistique moderne ?

Ma première explication, c'est qu'il joue sur un double registre, normalement antagonique, celui du reflet et celui de la transparence. D'où parfois le sentiment qu'on ne sait plus où est l'intérieur et l'extérieur. Ces gens sont-ils dedans ou dehors ? Les volumes s’interpénètrent, créant des angles improbables. Avant même de pénétrer dans l'espace magique du musée, on est désorienté.

Ce petit groupe, à peine entraperçu, est-il dedans ou dehors ? 


Voici une série de deux fois deux images. Dans la 1ère de chaque série, on est à peu près sûr d'être devant un reflet, mais dans la deuxième, est-ce aussi évident ?


Voit-on les arbres au travers des murs ? Transparence ou reflet ?

 Ces gens sont assez clairement dehors, même si on ne comprend pas bien devant quelle façade.

En revanche, ici, dehors ou dedans ?

Heureusement, quelques détails bien évidemment réels, comme ces terrils de Loos que l'on aperçoit tout près du musée, permettent d'enrayer le tournis qui vous prenait devant ces jeux de lumière. On remarquera toutefois que la fantasmagorie ne cesse que là où le musée refuse d'aller plus loin. 

Je me demande d'ailleurs, si cette architecture n'est pas faite pour la pluie plus que pour le soleil, pour le clair-obscur du crépuscule plus que pour le soleil de midi.



Même le sol se met à léviter, refusant de rester sagement comme un point de repère incontestable dans ce monde où tout vacille. Le musée s'étrécit, jusqu'à n'être plus qu'un point à l'infini.



A l'intérieur, le trouble est moins grand, même si l'on est cerné de reflets, au sol, sur les murs et au plafond. Les œuvres sont heureusement bien présentes, comme un réel plus réel que la réalité extérieure.






De ce point à peu près fixe, on peut retrouver la sérénité d'un regard qui se pose sans hésitation sur des choses bien tangibles, même si elles sont transparentes.


Tout s'ordonne clairement, les courbes sont des courbes et les lignes droites vont d'un point à un autre.


Pourtant le vertige peut nous reprendre à tout moment. Cette femme attend son mari descendu aux toilettes. Pourquoi ne bascule-t-elle pas dans le vide, puisque aucune rambarde ne la soutient ? Cette image m'a tellement troublé que je me suis permis de lui adresser la parole "ne pleurez pas, il va bien finir par revenir !", tant il me fallait m'assurer qu'elle même n'était pas une image. Seule une personne réelle pouvait paraître aussi visiblement interloquée. J'étais rassuré.


Cessons donc ces gamineries et entrons sérieusement dans le musée.



Une première chose a changé : une invraisemblable touche de couleur dans cet ensemble gris, élégamment ton sur ton, aussi austère et chic qu'un costume croisé. Du jaune et du rouge !

Cette pomme croquée comme un cœur (un symbole biblique, sans doute, ce que ne démentirait paq Eve accroupie non loin de là) n'annonce pas seulement l'exposition sur l'Amour. Sous forme de petite pastille rouge, elle indique que l'oeuvre présentée est entrée cette année dans le musée. Le Louvre-Lens fait tourner les collections du Grand Louvre. Au travers du temps, les œuvres se répondent. 

Il y a 5 ans, Vernet regardait la mer depuis la terre, une terre qui faisait l'essentiel de son sujet.. Aujourd'hui, c'est une splendide marine qui m'a retenu un bon moment.






Ce jeune visage d'enfant espiègle peint par Reynolds s'est vu remplacé par cette belle et sage liseuse d'Alexis Grimou. On est passé du XVIIIème au XIXème siècle !



Le saint Mathieu de Rembrandt a  rejoint la capitale, mais c'est pour laisser place au  visage lisse de la vice-reine de Naples que le visage tourmenté du saint aurait effrayé.



On hérite aussi d'un grandiose Rubens. Même si l'on n'aime pas beaucoup ce peintre, difficile de ne pas être touché par la force tourbillonnante de cette peinture. Elle m'a donné, de plus, l'occasion de m'intéresser à Ixion, ce salopard que Zeus avait invité pour le consoler de ses déboires amoureux (dont il était pourtant responsable). Il n'avait pas trouvé mieux que de chercher à séduire Héra, la propre femme du Roi des dieux. Pour sauver sa femme de la convoitise d'Ixion, il avait créé une image d'Héra, l'ancêtre des hologrammes, avec laquelle il s'était accouplé sans se douter de rien. Il en eut d'ailleurs une descendance (la technique n'en est pas encore là).

Héra s'enfuit à droite, débarrassée du connard qui se jette sur son image.
Ceci dit Zeus semble perplexe comme s'il se posait des questions sur ce qui serait advenu sans son stratagème.

Ainsi est-on toujours à la fois dans l'autre et dans le même, grâce à ce concept formidable de "Galerie du Temps" qui exprime simultanément la permanence d'une tradition et son lent changement, comme entraîné par d'obscurs mouvements géologiques. Avec le Louvre-Lens, on bénéficie des chefs d'oeuvre des collections permanentes, à petites doses, évitant les indigestions que causent les enfilades interminables  du Louvre. Des changements limités stimulent la curiosité, les réminiscences des tableaux disparus resurgissent avec les nouveaux. Et tout ceci, dans le calme, sans la cohue des touristes qui ne viennent que s'assurer que le tableau décrit par leur guide est bien effectivement dans le musée. Vérification faite, ils s'en vont aussi rapidement qu'arrivés.

J'ai parfois photographié à nouveau le même tableau, comme s'il me fallait lui rendre ce nouvel hommage. Ainsi de cet anonyme qui nous a gardé la trace de ce voyage d'une délégation de Vénitiens à Damas.


Je me suis demandé pourquoi ce tableau qui n'est assurément pas un chef d'oeuvre m'attirait à nouveau. Il me semble que j'ai été intrigué par le contraste entre le costume austère, quasiment religieux, des Occidentaux et le chatoiement et la fantaisie  des costumes des Orientaux. Quel changement avec la période actuelle où ce contraste est toujours aussi vif mais il s'est inversé.

J'ai repris aussi des images de l'art iranien, révérence oblige, parfois en décalant mon intérêt, en fonction de mon humeur. A l'austère et impressionnant Ali Shah, j'avais préféré le troublant, par ne pas dire un peu ahuri, Nasir-al-Din Shah qui régna 50 ans plus tard. 



Je n'avais même pas remarqué ce dernier il y a 5 ans. C'est que 5 ans, c'est 5 ans et peut-être même plus, quand on n'a plus 20 ans. Est-ce ce que l'on veut me dire ? Hier, les enfants jouaient dans le musée, aujourd'hui, ils ont disparu, remplacé par des vieux.






Je me rassure. Ce ne sont que des coïncidences, mais elles m'ont frappé. Le vrai changement, c'est bien sûr celui des expositions temporaires. Il y a 5 ans, c'était une belle, mais très classique exposition, sur les Étrusques. On avait notamment déplacé cet étonnant sarcophage qui dégageait un sentiment de sérénité totale. Difficile de ne pas tourner autour inlassablement pour en découvrir le secret. Quel homme ne souhaiterait apporter cette paix calme et tranquille à sa compagne ? L'étirement invraisemblable des jambes du couple participe de cette impression de quiétude inébranlable.


Elle s'abandonne complètement, certaine qu'il est là, derrière elle tout en la rassurant sur le chemin qui s'ouvre devant eux. 



L'exposition actuelle sur l'Amour, offrait de jolies correspondances et variations sur le même thème du couple uni jusque dans la mort, en puisant dans la culture romaine ultérieure

Dans cette stèle du IIIème siècle, l'attitude est proche mais l'épouse est obligée de chercher elle-même le réconfort auprès d'un époux presque inhumain à force d'impassibilité .
Aucun geste d'affection, aucun enveloppement.

Nous sommes au 1er siècle. Chacun banquette dans son coin. On se tourne presque le dos.
C'est la tiédeur partagée du foyer familial  qui rassure, non le bras tendre du mari.

Ici, dans l'Athènes conquise par les Romains, au IIème siècle, c'est elle qui l'entoure de son affection, comme une mère plutôt que comme une épouse.

J'avais été émerveillé par la céramique étrusque, avec sa liberté de trait, sa variété de coloris, le dessin souligné ou complété par des griffures qui marquaient la poterie avant sa cuisson.






Aujourd'hui, le ton était tout autre. J'avoue qu'en apprenant l'ouverture de cette exposition sur l'Amour, j'étais très curieux de voir comment le sujet serait traité. C'est d'ailleurs cette annonce qui m'avait convaincu de faire un stop à Lens.

On est tout de suite dans le bain avec ces 2 statues du XIXème siècle commençant. Cette "Eve avant le péché" de Delaplanche correspond bien à un des fantasmes masculins. Eve s'abandonne dans une pose naturelle, sans pudeur ni provocation. On se situe bien avant le péché, avant la honte de son corps sexué. Elle est à la fois timide, la tête baissée, mais en même temps un sourire un peu mutin est comme une invite discrète.


En revanche ce satyre exprime bien toute la violence que peuvent déployer les mâles dans la passion amoureuse. Je n'ai d'ailleurs pas retenu le nom du sculpteur, troublé par mon ambivalence devant cette scène particulièrement explicite.


Cette violence est d'ailleurs une constante toute au long de l'exposition et les hommes sont rarement sympathiques. Quand ils n'osent pas s'emparer de la belle, ils l'épient dans son sommeil, essaient de la surprendre plus qu'ils ne cherchent à lui plaire. Quand ils ne se contentent pas de proposer de l'argent.

Jérôme-Martin Langlois
Cassandre violée par Ajax lors de la prise de Troie implore les dieux de la venger 

Lucrèce préfère se suicider plutôt que de succomber aux assauts de Tarquin 

Gerard Ter Borch
Se contente-t-il de payer son vin ou sa proposition va plus loin, comme sa pose satisfaite le laisse supposer. 

Ici la scène est plus joyeuse et l'on perçoit un début de jeu complice. 

Le vieux barbon se délecte de tout 

Jean-Frédéric Schall

Heureusement l'amour est aussi un jeu partagé. Jeu intellectuel de l'amour courtois où la récompense ne s'atteint qu'au bout d'un long chemin, parsemé d'échecs.


On peut s'aider des prestiges de la musique. Il paraît que ça marche très bien.

Jean-Baptiste Le Prince

L'amour peut-être un jeu simple, spontané, enfantin même.

François Boucher

Un emportement partagé

Jean-Honoré Fragonard

Que dire de l'odalisque de Boucher, si ce n'est que la séduction est aussi une arme que les femmes savent manier, plus ou moins sensuelle, selon les moments. On imagine que le peintre ne devait pas rester insensible devant la jolie croupe de sa femme (c'est bien sa femme, parait-il). Car, après tout, c'est bien vers ce dénouement que tendent les deux amants.



On peut aussi se contenter de minauder, tout en indiquant discrètement, et comme à son corps défendant, qu'on est prête à aller plus loin maintenant que monsieur a montré qu'il n'était pas une brute.

Louis-Léopold Boilly

 Malheureusement, l'amour n'est pas toujours heureux ni surtout éternellement heureux.

Ophélie se noie avec grâce, sans prendre garde au sein qui se découvre, la ravalant, dernière traîtrise masculine,  au rang d'objet de désir.

Léopold Burthe

Georges Sand refuse de se laisser aller au chagrin malgré le départ de son jeune et beau poète. Avec énergie, elle se rebelle en prenant les habits et l'apparence  du genre qui l'opprime.

Eugène Delacroix

Je termine par cet énigmatique portait de Marie Madeleine dans le désert que l'on doit à Delacroix, pour moi le plus beau tableau de cette exposition. Le sourire est énigmatique. J'y vois de la souffrance et une certaine sérénité conquise contre le malheur. Baudelaire la disait "si naturellement belle qu'on ne sait pas si elle est auréolée par la mort ou embellie par les pâmoisons de l'amour divin".


En sortant, je vis le ciel dégagé comme s'il avait attendu le voile de la nuit pour se découvrir afin d'éviter toute lumière violente, tout contraste exacerbé,. Ainsi se maintient, malgré les changements du temps, l'harmonie subtil de ses gris.


Puis, avec l'éclairage artificiel, de nouvelles formes se dessinent. Les aplats prennent du relief et le musée devient une sorte d'immense objet cubiste.



PS Plus que jamais il convient de cliquer sur les photos pour les agrandir (si possible sur un écran d'ordinateur) sous peine de ne rien voir. On doit bien cet effort aux artistes, peintres et sculpteurs.

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