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vendredi 25 janvier 2019

Un après-midi ordinaire dans le Mercantour


Première sortie de l'hiver depuis les chutes de neige de décembre. Après la mi-décembre, il n'a plus neigé et dans cette petite vallée suspendue, vers 2200 m, il n'y a pas beaucoup de neige. La pente orientée à l'ouest est même complètement déneigée. La montée n'a pourtant pas été facile avec une neige glissante car très dure et, en plus, sur de longues sections, de la glace vive épaisse d'au moins 10 cm, là où les ruisseaux ont préféré descendre par le chemin.

J'aime bien ce vallon isolé. Je suis sûr d'y trouver des chamois. A cette saison, mâles, femelles et petits cohabitent, un peu comme mes ancêtres maçons qui ne revenaient au village retrouver leurs femmes que pour la mauvaise saison, quand la construction était devenue impossible en ville à cause des intempéries. Puis, au printemps les femelles iront mettre bas seules, pendant que les mâles formeront des petits groupes de quelques individus. A la même période,  mes ancêtres  prenaient la route en bandes et leurs femmes accouchaient, elles aussi,  seules, loin des pères qui découvriraient leur nouveau rejeton l'hiver suivant.

Dès que j'aperçois de loin quelques taches brunes, celles de chamois paisiblement en train de brouter, je pose mon sac, prend mon appareil de photo muni de son gros téléobjectif et je zigzague entre les rochers, courbé en deux, pour me rapprocher. J'ai vu quelques mères avec leur petit de l'année passée, éterle ou éterlou.


Mais je suis vite repéré par la mère.


Elle ne perd pas de temps et s'éloigne immédiatement avec son petit. Je ne les reverrai plus.



Une autre mère me fixe avant que j'ai pu la voir. Son petit, lui, continue d'ignorer le danger. Puis, il comprend que quelque chose d'anormal est en train de se passer. Il prend la pose comme un véritable petit mâle.



Deux jeunes mâles, juste à côté, se tiennent paisiblement à l'écart, à la fois complices et concurrents. Des amis quoi !, jusqu'à ce qu'il s'agisse de se faire remarquer par une femelle.


L'esprit de compétition ne tarde pas à se manifester. L'un d'eux s'élance dans un petit galop. Rien d'extraordinaire, juste de quoi se dégourdir les pattes. Plus tard je verrai de véritables cavalcades à fond de train.





Le petit éterlou veut faire de même et il commence à dévaler la pente. Mais maman n'est pas de cet avis. Ce n'est pas le moment de s'amuser quand un être bizarre et potentiellement dangereux se tient à proximité. Elle l'entraîne loin de la menace. Il fait mine de résister puis s'élance lui aussi de bon cœur.




Ils grimpent vite dans les rochers et s'arrêtent quand elle estime qu'ils ont mis suffisamment de distance entre eux et moi. Elle me fixe un bon moment pour s'en convaincre puis, rassurée, elle ne s'intéresse plus à moi.


En revanche, ils semblent attendre quelqu'un qui ne tarde pas à apparaître. Monsieur ? Il n'est pas facile de distinguer mâles et femelles qui ont le même gabarit. Un seul trait distinctif est vraiment discriminant : la crinière dressée des mâles. Mais dans la lumière de cette fin d'après-midi, il n'est pas facile de trancher à coup sûr. Je pense toutefois qu'il s'agit d'un mâle et que la femelle est pleine. Elle n'intéresse plus les autres mâles.




Ensuite tous les trois passent de l'autre côté de la crête. De ce côté-ci, il y a encore du monde. On m'observe attentivement depuis la crête. Aussi je décide de ne plus chercher à m'approcher afin de ne pas déranger chacun dans ses occupations.


Brusquement, l'un de ceux-là se met à foncer dans ma direction sans que rien n'explique cette brusque décision.






Il passe sans s'arrêter devant les chamois qui sont les plus proches de moi. Ces derniers se contentent de le suivre des yeux avec une placidité qui étonne toujours tant ces chamois passent brutalement du calme le plus absolu à la course la plus déchaînée.



Eux et moi ne tardons pas à comprendre le but de sa course. Une femelle toute seule au milieu des rochers. Je croyais la période du rut terminée en ce 18 janvier.


Les chamois mâles ne sont pas des soudards. Ils ne se précipitent pas violemment vers les femelles convoitées. Ils gardent leurs distances, prennent une pose avantageuse qui ne laisse aucun doute sur leurs intentions et ne se rapprochent que lentement, essayant de deviner comment ils seront reçus.


En fait, elle n'a pas l'air vraiment disposée à le laisser continuer sa cour. Elle s'enfuit.


C'est sans doute cette dérobade qui incite un autre mâle à tenter sa chance. Peut-être aura-t-il plus de chance que le précédent soupirant évincé. Pour convaincre, il faut se montrer endurant et rapide dans ces courses qui permettent de départager les mâles.

Je l'ai déjà dit, les chamois sont des êtres attachants. De même qui'ils ne cherchent pas à s'imposer par la violence, les mâles ne se battent pas entre eux. Il parait que cela arrive quelquefois mais je ne l'ai jamais vu. De toute façon, ces rares combats ne se terminent pas de manière sanglante. De manière générale, il se lancent des défis où ils doivent montrer leur vitesse, leur adresse et leur endurance dans une course à la loyale.

Voici donc un challenger qui arrive au devant de l'amoureux éconduit. S'en suit une course effrénée.







Le poursuivant semble se rapprocher mais je le perds de vue. Il faut de temps en temps reposer mes bras qui supportent les plus de 3 kg de matériel. Je pourrais broder une histoire et décider que le mâle que je vois se diriger vers la même femelle est l'un ou l'autre des compétiteurs mais je n'en sais rien.

Tout ce que je vois, c'est qu'il n'a pas plus de succès, que ce soit le même ou son challenger. Elle s'enfuit à nouveau, insensible à sa course comme à sa pose.




Je les retrouve un peu plus loin, lui toujours au dessous d'elle (comme si personne ne devait imaginer que son objectif est de finalement la chevaucher), elle toujours réticente.




Il semble tout étonné que cela ne marche toujours pas. En fait, deux autres compétiteurs se sont approchés dans l'espoir de saisir leur chance.


L'un d'eux, celui de droite, se lance. On remarquera qu'il ne se dirige pas directement vers l'objet de son désir. Il décrit un large demi-cercle pour s'approcher d'elle par en dessous.





Il se rapproche progressivement. Cette fois-ci on dirait qu'il a le fit. Ceci dit, avant de pousser son avantage, il me scrute longuement. Il sait qu'il risque de perdre un peu sa prudence habituelle, enivré qu'il sera par la promesse qui semble se dessiner.



Cette fois-ci, la partie semble gagnée, sous l’œil, intéressé et sans pudeur, du troisième larron.




Puis, dépité, on dirait qu'il s'en va. En fait, je le comprends un peu plus tard, il voit arriver un autre concurrent et hésite, semble-t-il sur l'attitude à adopter.


Je n'ai pas vu la suite de l'histoire entre les 2 tourtereaux. Est-ce qu'un pacte est ainsi scellé, comme des fiançailles qui remettraient à plus tard la conclusion d'un accord explicite ? Ou bien tout peut encore se rejouer ?

Le prétendant s'éloigne de quelques mètres, malgré la présence toute proche de 2 concurrents. Elle, entourée maintenant de 3 mâles, le suit des yeux, comme si elle ne comprenait pas cet éloignement et le regrettait. Il reprend sa pose de mâle dominateur et comblé, comme s'il était certain de sa "bonne fortune".


L'un des 2 autres mâles se lance alors, bientôt suivi par le 3ème compétiteur.




S'en suit toute une sarabande. A deux tout d'abord...



... puis à 3. Il faut bien regarder la photo pour les voir tous les trois, tant ils se confondent avec l'arrière-plan de rochers.


La bataille fait rage et les 2 premiers n'ont jamais été aussi près l'un de l'autre, car le premier s'est arrêté pour souffler un peu.


La bataille reprend.


Chacun utilise son habileté, son intelligence et son sens de la ruse.


Finalement le premier abandonne et freine dans un nuage de poussière.


Le second se dit qu'il a partie gagnée et se prépare à souffler un peu. Mais c'est oublier le troisième qui surgit alors et l'accule dans une position dangereuse car il est coincé contre le rocher.




Je n'ai pas vu la suite. J'ai reposé mon appareil et détendu mes bras. Il est bien, finalement, que l'histoire reste ouverte. Ce n'était, après tout, qu'un petit aperçu de la vie quotidienne des chamois en ce mois de janvier.

Le mauvais temps est en train d'arriver. Même ici la lumière baisse et le soleil est masqué par la montagne. Comme un imbécile, j'ai oublié ma lampe frontale. Il ne faut donc pas que je traîne.



Après plusieurs bûches plus ou moins désagréables (mes crampons ne tiennent pas, je n'avais pas vérifié mon matériel avant de partir), j'arrive à ma voiture à la nuit noire.



Là-haut la vie continue. Je n'en saurais rien. Pour tout dire, je suis tellement épuisé que je m'en fous.

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