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samedi 20 avril 2019

La bien-nommée Place de la Réunion (Paris XXème)

Place de la Réunion Paris XXème

Je me souviens avec toujours beaucoup d'émotion de cette rencontre avec Leroi-Gourhan sur le site si joliment nommé de Pincevent (ne dirait-on pas qu'en ce lieu on cherche à piéger le vent qui entraîne toutes choses dans des lointains poussiéreux ?). Il y avait d'abord le petit homme tout maigre, dont on se désolait de voir les mains agitées de Parkinson, alors qu'elles avaient été si minutieuses dans la fouille du site. Il y avait aussi ce qu'il avait découvert, des campements magdaléniens de chasseurs de rennes qui campaient sur le bord de la Seine pour, à la belle saison, attendre leur gibier en transhumance et les tuer plus facilement lors de leur traversée à gué du fleuve à peine dégelé. En observant les arcs de cercle décrits par la trajectoire des os que ces fiers chasseurs rejetaient par dessus leur épaule après les avoir rongés, il avait pu en déduire le nombre de convives. Et cela en distinguant plusieurs années de suite par une fouille millimétrée, où l'on repérait chaque objet sur des cartes précises en 3 dimensions. Un travail de bénédictin qui nous permettait d'entrer en contact, 10 ou 12000 ans plus tard avec ces lointains ancêtres et de les imaginer réunis en cercle sous leur tente enfumée.

J'ai toujours été fasciné par ces traces laissées à jamais de ce qui s'est produit une seule fois. Assis sur le seul banc de la place, bien au milieu de celle-ci, j'essayais de voir toutes les trajectoires qui la traversaient avec l’œil d'un archéologue de demain qui en repéreraient l'entrelacs pour trouver un sens que ceux qui les avaient tracées n'avaient pas perçu.

J'étais là pour la première fois, je crois bien. Cherchant un itinéraire différent pour rentrer chez moi à vélo depuis une autre place circulaire, la place de la Nation, j'avais été attiré par ce rond parfait aperçu sur Google Map et par le nom, étrange en ces moments de dissension et de racisme, Place de la Réunion.

La place n'a rien de rare, si ce n'est qu'elle est un espace de jeu, préservé de la circulation, où se rassemble, se réunit, une population très hétérogène, d'âge et de provenance. Sur ce cercle, miroir du Monde, je voyais des trajectoires que mon appareil de photo pouvait enregistrer. Des cercles précisément dessinés, des ellipses tremblantes, des lignes droites, des pénétrantes et des tangentes, des traits rapides comme l'éclair et de lentes pulsations.




Le centre de la place est marqué par "une fontaine circulaire, ornée d'une vasque supportée par trois putti hydrophores, œuvre d'Albert-Ernest Carrier-Belleuse (fonte Durenne). La patine originelle du monument en bronze est aujourd'hui invisible : un acte de vandalisme (commis par la mairie) survenu entre 2010 et 2013, a repeint la fontaine dans une couleur jaune vif. A l'initiative d'une école du quartier, cependant, la fontaine a ensuite été partiellement recouverte de pastilles multicolores" (Wikipedia). De loin on dirait une mosaïque comme dans tant de squares parisiens.

Des enfants escaladent cet ombilic d'où tout procède, seul repère immobile dans cet univers brownien, agité en tout sens.

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Dans sa vasque, des petits tournent à en attraper le tournis,sous l’œil inquiet de leurs parents.



Ils finissent par ne pas résister à l'inquiétude. Ils éloignent leur progéniture de ce lieu de perdition, malgré les protestations de la jeune génération.



Parfois, il faut se fâcher pour les entraîner. Mais la petite rebelle file à nouveau vers la fontaine, qui aimante toute la place et il faut toute la force d'une femme chthonienne pour l'arracher au maléfice et  la ramener de force dans l'orbite maternelle.





Un moment d'inattention et tout est à recommencer...


Sur la margelle, d'autres rêvent, jouent avec papa, discutent.



Devant leur gestuelle si expressive, on se prend à essayer d'imaginer le récit qui les agite autant.




Quand je suis arrivé, trois jeunes filles bavardaient avec passion tout en gardant une immobilité pleine de dignité : elles ne sont plus des gamines excitées. Puis elles se levèrent et se mirent à arpenter la place comme s'il s'agissait des remblas, d'un pas lent, apparemment insensibles à tout ce qui les entourait, avec cette attention si féminine au regard des autres, dissimulée sous une feinte indifférence, un art qu'elles maîtrisaient déjà à la perfection.




Nous les retrouverons tout au long de ce récit. On ne sait si ce sont elles qui impriment ce lent mouvement de flux et de reflux, qui ondule dans les profondeurs par delà l'agitation brouillonne du commun des mortels ou si elles ne sont que portées par une onde presque imperceptible, comme une onde gravitationnelle partie de quelque lointain trou noir.

Autour de la fontaine, là où l'on est le plus loin possible d'une circulation pourtant quasi inexistante en ce vendredi du long weekend pascal, les plus petits, aidés ou empêchés par des parents attentifs, tracent des trajectoires tremblantes, comme en pointillé.


Ce gamin bricoleur a voulu absolument jouer avec moi, m'empêchant de continuer à observer.
Je me laissais faire avec réticence, craignant que sa très jolie maman ne pense à quelque manœuvre importune pour l'approcher.

Une spire ou deux plus loin, des filles et des garçons tracent inlassablement le même cercle parfait sur leur vélo à petites roues, avec, parfois, la concentration d'un coureur de Formule 1.



Encore un peu plus loin du centre, voici les vrais cyclistes qui flirtent avec les lois de l'équilibre, et parfois tombent. La charité chrétienne (ou musulmane) m'empêche de montrer ces quelques loupés.



Les trottinettes autorisent des poses toujours plus élégantes, joliment décontractées, tout au moins quand la maîtrise s'installe.






Les petits vélos ne s'aventurent pas jusqu'aux extrémités lointaines de ce petit système solaire, sauf exception, quand on les ramène, égarés dans la stratosphère au milieu de l'indifférence de tous. Triste butin, pauvre fardeau.



Seuls les plus grands s'aventurent en ces confins.




Ici le danger rôde. Dans la rue passe, parfois, une voiture qui rugit bien plus fort qu'un lion, à grands coups d'accélérateur, image du monde maléfique des adultes qui veulent oublier leur enfance.


Au delà de cette frontière, c'est le règne des ados, mauvais garçons ou filles tentatrices, tout un monde qui fuit la lumière de la place et se complaît dans ses marges.




Cet univers qui tourne en cercles concentriques est traversé de lignes à peu près rectilignes le long desquelles se déplacent des mobiles plus ou moins rapides.

Lignes droites, au plus court, pour ceux et celles que la journée a épuisé, au point d'en oublier son enfant qui aimerait bien se laisser aspirer par l'universelle rotation.





Tangentes de celles pressées de rentrer chez elles sans oser affronter le tourbillon central.



Trajectoires droites et lentes des "meilleures amies" que rien ni personne ne peuvent séparer...



... lignes de plus en plus sinusoïdales, au fur et à mesure que l'on descend en âge, là où de brusques emballements succèdent à des discussions véhémentes qui les figent sur place.




Lentes progressions des mères et des grands-mères, d'autant plus rectilignes qu'elles ne laissent aucune liberté à leur progéniture.






Et toujours, comme un rythme fondamental qui expliquerait tout, si l'on pouvait en décrypter le sens, le retour périodique de nos trois belles (nos Trois Grâces, aurait dit Pâris).



Parfois l'équilibre du monde est bousculé un temps par quelque météorite. Le danger est raisonnable quand c'est une mère ou un père qui véhiculent son enfant.



L'alerte est plus chaude quand un preux chevalier caracole sur son destrier un peu trop fougueux. Mais le cavalier est adroit et personne ne semble effrayé, sauf peut-être le photographe quand il lui semble qu'on lui fonce dessus.



Puis tout rentre dans l'ordre et l'on ne voit même plus l'esquisse d'une onde à la surface de la place. A un moment, des garçons armés d'un ballon se sont mis à essayer de fracasser un mur. Le bruit a fait sursauter tout le monde et par un mécanisme inconnu, le jeu s'est interrompu aussi vite qu'il avait commencé. Nul ne peut durablement briser l'ordre du monde, fait de cercles concentriques traversés de droites paisibles.

En ce lieu de rencontre, rares sont les âmes solitaires. Des artistes, des êtres mélancoliques dont personne ne se soucie tandis que des parents échangent des questions inquiètes sur la localisation des enfants des uns et des autres.









L'immobilité du monde n'est bien sûr qu'une illusion. La lumière baisse. Mes trois belles sont à peine effleurées par un dernier rayon de soleil qui éclaire encore, au loin, une future rivale encore solitaire mais pour peu de temps.



Si j'avais le courage et le talent d'un Leroi-Gourhan, je reviendrai le lendemain et les jours suivants vérifier si les nouvelles strates se superposeraient à cette première couche géologique. Je pense que je retrouverai la permanence de ces lignes tracées par des éléments toujours différents. Car, l'avez-vous remarqué ?, que de différences dans ces êtres emportés dans une commune symbiose qui fait rêver d'un monde heureux de sa multiplicité.

Il me faut quitter la Place de la Réunion rendue à l'immobilité du soir, heureux d'être débarrassé de quelques lieux communs inutiles. Je croyais trouver de gentils couples bobos unis dans une attention inquiète pour leur progéniture appelée aux succès de demain, croisant des mères blacks tout aussi attentives mais abandonnées de leurs époux oublieux des devoirs de leur paternité. Je vis au contraire des gens que rien ne distinguait sauf, peut-être la couleur de leur peau ou la diversité de leur costume. Des signes distinctifs sans importance pour une commune humanité.



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