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vendredi 4 octobre 2019

L'oiseau tatoué


Tout avait mal commencé. J'avais oublié mes bâtons de marche (bon, ce n'était pas bien grave, je trouverai un bout de bois pour faciliter la descente). Plus grave pour moi qui me sent tout nu quand je n'ai pas mon appareil de photo, je découvris en stationnant sur un parking du Boréon que mon appareil de photo était inutilisable : j'avais oublié ma batterie (dans son chargeur naturellement) et ma carte SD habituelle. Heureusement, pour une fois, j'avais pris une batterie de secours et une carte SD, moins performante, mais je pourrai toutefois faire des photos. Ouf !

Après un quart d'heure de marche, j'ai pris brusquement conscience que j'avais laissé ma bouteille d'eau dans la voiture. Tout ça parce que j'étais impatient  à l'idée de profiter de ce temps magnifique, avec un ciel d'une limpidité rare (il y avait eu un orage dans la nuit). Du coup, il allait faire chaud. J'ai hésité une seconde. La flemme l'emporta sur la raison. Je trouverai bien une source. Et puis je ne suis pas de cette génération qui se voit mourir si elle ne boit pas toutes les demi-heures quand elle fait un effort. 

Je mis du temps à percevoir le pire : je m'étais complètement trompé de chemin, comme si mon excitation m'avait rendu idiot en me désorientant complètement. C'est une situation que je connais bien : chaque fois que je me rends à Venise, j'ai tellement envie de tout embrasser, immédiatement, qu'il me faut 24h pour retrouver un peu de bon sens, ce bon sens qui consiste à aller justement dans la bonne direction pour atteindre le but qu'on s'était fixé. Je prends systématiquement les vaporetto à contre-sens ou me trompe de ligne.

Ce 2 octobre, je voulais voir des bouquetins car cela faisait bien longtemps que je n'en avais photographiés. Je me souvenais avoir rencontré en plein hiver 2 jeunes mâles creusant la neige pour trouver leur pitance, près du refuge de la Coucourde. C'est là que je voulais retourner et peut-être monter aux lacs Bessons si j'en avais le courage. Mais voilà, je m'étais engagé sur un chemin qui m'en éloignait. Dans ces grands lacets qui serpentaient dans la forêt, je voyais bien que je tournais le dos à mon objectif. Oserais-je dire que je disposais pourtant de la carte IGN sur mon téléphone ? Mais aveuglé par mon impatience, je n'arrivais pas à m'orienter. Finalement je compris que j'étais en train de monter vers un obscur col, le Pas des Roubines, qui sépare la vallée du Boréon du Vallon de la Madone de Fenestre. A 2120 m, je ne risquais pas de trouver des bouquetins au milieu de ces paisibles alpages ! Des vaches tout au plus ou des brebis.

Heureusement la vue était belle du côté des montagnes vers lesquelles j'aurais dû me diriger.


Le chemin était également agréable. Quelques feuillus perdus au milieu des conifères commençaient à prendre leurs couleurs d'automne.


Au col, je trouvais ce que je craignais : un endroit totalement impropre à la photographie de la faune sauvage.


Même en montant plus haut le long de la crête, la situation ne s'améliorerait pas. Autant en prendre mon parti. Il faisait bon au soleil et je déjeunai. Avaler de la nourriture bien sèche sans eau n'est pas très agréable, mais c'est mieux que d'avoir faim. 

La prairie grouillait de toutes sortes de criquets, certains magnifiques avec un contraste étonnant entre le vert de gris de leur corps et le rouge de leurs pattes arrières, merveilleuse mécanique aux rotules puissantes qui les propulsait fort haut.




On conviendra que mon butin ne pouvait rester que mince. Il y avait bien aussi les vautours, toujours aussi spectaculaires, qui viendront périodiquement me survoler pour vérifier si je suis toujours vivant malgré mon immobilité. Mais j'en avais tant photographié, deux jours plus tôt (article à venir) que j'en étais lassé. D’ailleurs, ils ne s'approchaient guère.


Un vautour me fit la gentillesse de passer assez près, mais j'avais déréglé mon appareil et j'ai dû jeter les photos prises, toutes floues.

Il y avait bien des oiseaux, semblables à de gros geais, qui passaient régulièrement au dessus de moi, dans un sens puis dans l'autres. J'essayai de les photographier en vol, mais ils étaient trop rapides. Je remarquais, à force d'observer le peu de vie qui animait ce malheureux col, qu'ils répétaient toujours, ou presque, le même manège. Dans le sens Boréon-Fenestre, ils passaient d'une traite, mais dans l'autre sens, ils se perchaient un court instant sur un petit pin, non loin de là. Je me déplaçais pour bénéficier d'une meilleurs position et là je découvris un oiseau que je n'avais jamais vu et que je baptisais, en attendant d'en savoir plus, l'oiseau tatoué.



Ils n'étaient pas faciles à observer, car ils savaient se fondre dans le paysage, devenant difficiles à distinguer sur fond d'écorces d'arbre. J'ai appris depuis que c'est un oiseau originaire de Sibérie, un oiseau difficile à observer car particulièrement craintif. On comprend qu'il soit totalement adapté à la taïga russe.


Autre comportement qui m'intriguait : ils se mettaient à crier depuis leur perchoir quand ils remontaient du Vallon de la Madone de Fenestre, jamais dans l'autre sens. Le site particulièrement bien fait du Parc national du Mercantour m'a permis de comprendre : ils devaient nicher dans le vallon de la Madone et allaient chercher leur nourriture du côté de la forêt dense du Boréon. Ce sont des oiseaux qui font des provisions pour l'hiver, des graines, notamment les graines du pin cembro. Ils avaient donc le bec plein dans ce sens et ils se dépêchaient de franchir l'espace dénudé de l'alpage.

En revanche, dans l'autre sens, ils prenaient le temps de surveiller les environs, en se perchant un instant. Après tout, ils n'avaient pas tort avec tous ces rapaces, aigles ou faucons, qu'on voit dans le Mercantour.

Cette observation faite, je pouvais m'organiser pour les photographier. Je les voyais arriver de loin, préparai ma mise au point sur l'endroit approximatif où ils iraient s'arrêter. Une fois que je les avais accrochés dans mon viseur, lors de leur arrêt,  je pouvais généralement les suivre en plein vol.

Il m'a bien vu mais je ne l'inquiète plus. Ça fait un moment que je suis là, immobile.





J'ai mis du temps à trouver le nom de ce bel oiseau. Je pensai d'abord à une sorte de gros étourneau. Mais il était beaucoup plus gros et ne présentait pas les couleurs métalliques de l'étourneau. D'ailleurs je ne voyais que des couples alors que les étourneaux aiment la vie en groupe.

Il avait quelque chose des grives mais le bec était trop fort. Il évoquait celui des corneilles ou des choucas. C'est effectivement dans la famille des corvidés que je trouvais finalement : mon bel inconnu, avec sa robe brune mouchetée de blanc, le dessous de sa queue blanche et le bec bleuté, était un cassenoix moucheté.

Ce que j'appris sur son comportement était sympathique. Mâle et femelle forment des couples fidèles leur vie durant, comme les autres corvidés mais, ces couples de cassenoix sont égalitaires. Alors que chez les autres corvidés, la femelle couve pendant que le mâle nourrit mère et petits, chez les cassenoix, ces tâches sont alternées. La raison serait à chercher dans leur habitude de faire des provisions. Chaque membre du couple les cache, sans que l'autre le sache et aucun d'eux ne peut suffire à nourrir la famille. On le sait, l'indépendance financière des femmes est la condition de leur autonomie et de leur égalité.

Je me suis régalé à les prendre en photo, oubliant mes bouquetins et l'ensemble de mes déconvenues du jour. Ce n'est pas la première fois, je dirais même que c'est la règle, je m'enthousiasme finalement pour une autre découverte que celle que j'avais projetée.

Voici, par exemple,les différentes phases d'un décollage. Il tourne sur lui-même, puis s'élève verticalement en rentrant des pattes, comme s'il s'agissait d'un train d'atterrissage d'avion, et il part à tire-d'aile.




Son vol est très différent de celui des autres corvidés. Il fait penser plutôt à un passereau qui alterne vol battu et piqué, montant et descendant autour de sa ligne de trajectoire. Pendant la phase de piqué, ailes rabattues le long du corps, on dirait un de ces hommes-canon des cirques d'autrefois.





Cette beauté que l'on ne peut voir à l’œil nu car tout se passe trop vite, l'appareil de photo permet de l'isoler. On ressent, à regarder ces photos, comme une allégresse, celle-là même qui doit vous habiter lorsqu'on a la chance de voler.

Quelques nuages commencent à arriver. Paradoxalement, cela m'offre la possibilité d'images particulièrement évocatrices, grâce à ce fond blanc.





Puis, après quelques dizaines de photos, ce qui implique un certain effort pour tenir à bout de bras les 3,4 kg de mon matériel, je me laisse envahir par une douce béatitude, comme aurait dit ma mère, lorsque je sursaute, inquiet. J'entends, tout près de moi, de drôles de bruits : c'est un écureuil qui frotte ses griffes sur le bas du tronc du pin sous lequel je suis étendu. Ma surprise passée, c'est lui qui a peur et disparaît. Je ne sais pas ce qu'il faisait. Il ne cherchait sans doute pas à monter dans l'arbre, ça, il sait le faire sans bruit.

Persuadé qu'il est déjà loin, je fais le tour de l'arbre à tout hasard.  Le pin n'est pas haut, moins de 4 mètres, mais je ne remarque rien, lorsqu'une silhouette, à peine dessinée en contre-jour, me parait bizarre.


Je me déplace pour mieux voir. C'est bien mon petit écureuil.


Il ne me regarde pas car, tous les animaux, à commencer par nous, le savent : si tu regardes quelqu'un, tu peux être sûr qu'il va le sentir et te voir, toi aussi. Puis, comme il comprend que je l'ai repéré, il ne me quitte plus des yeux.


Combien j'aimerais pouvoir le rassurer. Ah, s'il pouvait comprendre mes mots d'humain que je prononce d'une voix que j'espère apaisante ! Je pourrais le regarder sans la culpabilité de lui faire peur, de lui faire perdre son temps alors que l'hiver approche et qu'il faut accumuler les réserves. Me comprendrait-il toutefois, je suis certain qu'il n'en serait pas rassuré pour autant. Le langage ne sert-il pas à mentir autant qu'à communiquer amicalement ?

Au bout d'un moment et beaucoup de photos, je me résous à le laisser tranquille, tourne autour du pin pour reprendre mes affaires. Mais je ne peux m'empêcher de jeter un oeil en méloignant. Il est toujours là. Il a réussi à descendre un peu. En me retournant, je l'ai stoppé dans son élan. Il me jette un coup d’œil et reprend sa stature immobile de sphynx, dans l'espoir de se confondre à nouveau avec le tronc d'arbre.



Ce Pas des Roubines devait me réserver encore une jolie rencontre. Rien de bien spectaculaire dans ce petit passereau venu se poser sur une branche de mon pin fréquenté jusque-là par les cassenoix. Dans le contre-jour, je n'arrive pas à deviner qui il est est. Lorsqu'il prend son envol, plus de doute, c'est un des oiseaux les plus banals en ces lieux, un rouge-queue, pas de doute possible. Banal mais toujours beau.



Le soleil commence à baisser. Je finirais la ballade dans la pénombre. En face, là où j'auras dû aller, les montagnes me narguent, les bouquetins gambadent. Mais je ne suis pas sûr de regretter ma désorientation initiale.


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