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mardi 12 mai 2020

La couleuvre et le souriceau. Une fable sans (aucune) morale.








J’étais en train de scruter le petit bout de jardinet où je plante des herbes aromatiques. Je voulais vérifier s’il en subsistait qui aient résisté à l’hiver. C’est un endroit bien pratique. Pas besoin de se baisser pour récolter : il est situé au-dessus du sol, à l’ombre d’un grand chêne pour supporter les chaleurs estivales et enclos de pierres qui en retiennent le terre.

La scène de crime

Il ne restait pas grand-chose : de la sauge, de l’origan, qui pousse tout seul, et un brin de persil. Inspection faite, je m’apprête à retourner à mon transat et à mon livre quand je découvre que je viens de manquer marcher sur la queue d’un serpent. Je ne le vois qu’en partie, car il est caché sous les feuilles mais sa queue effilée, interminablement effilée, me rassure, c’est une couleuvre.

C’est un coin qui leur convient bien. J’en avais photographié une, il y quelques années, qui avait réussi à monter dans une branche haute du chêne en grimpant dans le lilas puis en s’enroulant autour d’une branche morte qui pendait de l’arbre. Le bois mort avait craqué, sans se rompre tout à fait, ce qui m’avait alerté sur la scène silencieuse qui se déroulait près de moi. Elle montait avec d’infinies précautions, vu la fragilité de son support, et j’avais eu le temps de saisir mon appareil photo pour immortaliser cet instant fugitif.





Celle d’aujourd’hui était plus fluette, un centimètre de diamètre, tout au plus. Je suis comme la plupart des gens (et non comme Allain Bougrain-Dubourg qui m’avait terrorisé, enfant, quand je le vis s’entortiller des serpents autour de lui, lors d’une visite à son père qui était un ami du mien). Les serpents me font peur mais me fascinent aussi (comme tout le monde, là aussi). Les couleuvres sont fréquentes ici et souvent énormes, un mètre, un mètre cinquante de longueur. Lors d’une ballade en montagne, je m’étais fait une sérieuse frayeur rétrospective en découvrant que je venais de poser ma main à côté d’une de ces grosses couleuvres, alors que je grimpais péniblement en m’aidant des mains.



Ces inquiétants animaux sont d’une belle couleur bronze clair, parfois vert émeraude. La mienne aujourd’hui était d’un vert kaki tirant vers le jaune, une couleur étonnante qui donnait l’impression que son corps était presque translucide. Malheureusement je n'avais pas mon appareil de photo à portée de main et il faut me croire sur parole. J’allais chercher une branche morte assez longue pour la titiller afin de la voir en entier sans m’approcher trop. On ne sait jamais ce qui peut passer par leur charmante petite tête. Je ne l’avais pas quitté des yeux plus de quelques secondes, mais elle s’était déjà planqué presque complètement, sans faire le moindre bruit. Ne restait visible qu’un petit bout de sa queue interminable.

Prenez votre temps, respirez un bon coup, profitez du calme de ce petit bout de jardin, car la scène qui va suivre ne durera que le temps d’un éclair, les événements vont s’enchaîner avec la précision métronomique et le bruit sec d’une boule de billard que l’on vient de frapper et qui envoie valdinguer une autre boule jusqu’au trou qui l’avale.

J’ai à peine touché la queue du serpent que les feuilles mortes s’agitent dans un brusque froissement. Un mulot bondit. Deux petites créatures roses sont projetées par-dessus la margelle de ce faux puits et tombent à mes pieds. D’une détente magnifique, le mulot s’élance à mi-hauteur du mur. J’ai juste le temps de voir se détacher de son derrière tout rose une autre créature toute rose, sans qu’on sache ce qui appartient à son corps de mère ou à son petit. Puis tout retourne au calme immobile de cet après-midi de mai.

La scène est hallucinante au sens propre : j'ai l'impression d'avoir été victime d'une hallucination. Mais les souriceaux, tout minuscules qu'ils fussent, n'étaient pas un mirage. Les deux petites choses tombées à mes pieds essayaient de se cacher sous les feuilles. Elles avaient les yeux fermés, des pattes dont les doigts n’étaient pas complètement séparés comme sur les images de fœtus humains que montrent les échographies. Les souriceaux avaient la peau d’un rose translucide et, seul détail qui permettait d’imaginer l’adulte qu’ils auraient peu de chance de devenir, de magnifiques moustaches.



J’ai couru chercher mon appareil de photo. Ils n’avaient guère bougé. Ni la maman mulot, ni la couleuvre n’étaient visibles. Je ne les reverrais plus malgré mes recherches. Quant aux souriceaux, ils avaient déjà les réflexes qui convenaient à leur situation désespérée. Ils restaient immobiles dès qu’il sentait, sans la voir, une présence, forcément hostile. Puis, un moment passé, ils cherchaient l’ombre protectrice d’une feuille ou d’un bout de bois.



Je ne savais que faire. Après les avoir examiné sous toutes les coutures, je les laissais tranquille, bien conscient que leur avenir était sombre, comme ce monde où il venait d’être jeté brutalement et qu’ils ne pouvaient même pas voir.



J’ai essayé de reconstituer la scène pour la comprendre rétrospectivement. La couleuvre devait attendre la fin de la mise bas pour ingurgiter les souriceaux et peut-être leur mère. Je suis intervenu sans le savoir quelques secondes avant cette exécution brutale, sauvant sans doute la mère mais sûrement pas les trois souriceaux.


Il m’a fallu plusieurs heures pour me remettre du spectacle de cette violence ordinaire dans les prairies où nous nous prélassons, ignorants de ce qui s’y joue à tout moment. Il a fallu que je raconte l’histoire pour me calmer et aussi l’écrire, trois jours après. Depuis, j’ai passé la tondeuse (version moderne de la Faucheuse) et il ne reste plus de traces de la bataille.


J’aimerais trouver la morale de cette histoire mais je n'en trouve pas car il n’y en a pas. Il n’y en a pas, assurément, pour mes protagonistes qui vivent dans ce monde sans cruauté ni pitié, gouverné par le ballet des prédateurs et des proies. Je n’en vois pas pour moi, non plus, qui suis bien content que les couleuvres limitent le nombre des mulots. A condition qu’elles le fassent sans me forcer à être le témoin de leur opération de nettoyage et qu’elles restent invisibles, chacun chez soi.

A cette condition, je puis m'émerveiller sans crainte et un peu niaisement, je l'avoue, du spectacle d'une nature que je ne veux voir que souriante et attentionnée, avec ses cétoines qui butinent mes fleurs pour les faire fructifier et ses mésanges qui chantent pour enchanter mes oreilles. Juste à côté du drame qui vient de se jouer dans l'indifférence générale.




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