Jean-Denis Bredin est mort hier. Pour moi, comme pour
beaucoup de ceux qui l’admiraient, j’imagine, il était mort il y a près de 15
ans lorsqu’il avait participé à l’arbitrage calamiteux qui avait octroyé une
somme faramineuse à Bernard Tapie dans le litige qui l’opposait au Crédit
Lyonnais. C’était en 2007, il était l’un des trois arbitres.
L’affaire est toujours pendante. L’escroquerie à l’arbitrage
en bande organisée n’a pas été retenue en appel et les différents intervenants
(arbitres et politiques) furent finalement innocentés. En revanche, l’arbitrage
a bien été annulé au civil et Bernard Tapie reste redevable des 403 millions qui
lui avaient été accordés en 2007. Aux dernières nouvelles, l’affaire a été portée
par ses avocats devant la Cour de Justice européenne. Le célèbre détrousseur d’entreprises
en difficultés a une chance de mourir avant d’avoir été obligé de vendre son
hôtel particulier parisien.
J’ai bien noté que la culpabilité de Jean-Denis Bredin (pas
plus que celle de Pierre Mazeaud, autre arbitre) n’avait pas été retenue dès la
première instance, à la différence du copain / coquin qui l’avait recruté. Il
reste que je n’ai toujours pas compris ce qu’il était allé faire dans cette galère
au risque de passer, au mieux, pour un vieil homme manipulé par des requins.
Peut-être avait-il voulu défendre un individu victime d’une injustice de la
part d’une institution peu recommandable ? Peut-être, comme on le disait à
l’époque, n’était-il pas alors au top de ses facultés intellectuelles ?
Et pourtant, quelle intelligence, quelle capacité de travail,
quel brio à l’écrit comme à l’oral ! Je ne crois pas avoir rencontré ces
qualités portées à un tel niveau chez quelqu’un d’aussi peu imbu de lui-même, d’aussi
sincèrement attentif aux autres. Sa politesse était vraie, naturelle et non
comme souvent chez ceux qui se sentent supérieurs, faussement respectueuse et
sournoisement hautaine. On était heureux de l’admirer et cette admiration, loin
de vous paralyser, vous stimulait, vous donnait envie de vous surpasser, libéré
qu’on était de l’impossible envie de l’égaler. Il y a des supériorités qui ne vous
écrasent pas mais vous élèvent au contraire.
J’ai eu la chance de le côtoyer pendant 3 ou 4 mois, en 1985.
François Mitterrand lui avait confié une mission de réflexion sur la création
de télévisions privées en France. Était-ce techniquement, économiquement
possible, à quelles conditions, quel devrait-être leur cahier des charges pour
ne pas mettre en péril la télévision publique (TF1 était encore publique), ni
porter atteinte à la création française, notamment à la production
audiovisuelle et cinématographique. C’était sa quatrième mission officielle sur
des sujets touchant à la culture et au cinéma.
Il avait réuni un petit groupe autour de lui : un
inspecteur des Finances, une conseillère d’Etat (future directeur de cabinet de
François Hollande Président de la République), une journaliste de France 3
(épouse d’un futur ministre de la Communication), un économiste qui venait, je crois, de Thomson (et qui ferait plus
tard carrière comme directeur de plusieurs salles d’opéras européennes). J’étais
chargé de la partie « conséquences sur la production », mon mérite,
bien plus modeste que celui de ces premiers de classe, venant de ce que j’avais
passé 3 ans CNC (Centre national du cinéma) pour y mettre en œuvre les mécanismes
de soutien à la production audiovisuelle. Notre petit groupe était cornaqué par
un autre conseiller d’Etat (futur secrétaire général du Conseil constitutionnel
pendant 10 ans).
Tous ces gens étaient extrêmement brillants, travailleurs, savants,
promis à de belles carrières, et je ne me sentais pas de la même trempe. Mais
tout le monde était sympathique, l’atmosphère de travail était joyeuse,
peut-être parce que nous avions tous à peu près le même âge.
Surtout nous communions tous dans une admiration, totale et
sans réserve, pour le chef de mission.
Au début, nous avons beaucoup auditionné dans le cadre
magnifique de l’Hôtel Salomon de Rothschild, alors déserté car entre deux
affectations. Un hôtel particulier pour nous tout seuls, au milieu d’un grand
jardin, à 100m de la Place de l’Etoile !
On rédigeait des comptes-rendus, des notes d’information puis
d’orientation, nos six plumes l’alimentant constamment en papiers qui
serviraient au rapport ou à ses annexes.
Puis, il a fallu commencer à rédiger des morceaux de ce
rapport. Chacun avait son domaine, même si tous, nous nous corrigions
mutuellement. Mon sujet, « comment maintenir et développer la production audiovisuelle
et cinématographique dans le nouveau contexte de télévisions plus nombreuses ? »
n’intéressait guère les autres et j’étais de ce fait plutôt épargné par la
critique. Rétrospectivement, je juge regrettable cette abstention alors bien
agréable, car je pense que le rapport contenait quelques sottises de mon fait.
Ce qui les intéressait, c’était « combien peut-on autoriser de nouvelles
télévisions, techniquement, économiquement ? Quelles seraient leurs
ressources, l’équilibre du système ? etc. » et les discussions étaient
souvent passionnées entre une majorité de cultureux dans mon genre, et un ou
deux « libéraux ».
Jean-Denis Bredin écoutait, relançait, jamais ne coupait
court en invoquant quelque argument d’autorité. Il était le père qui encourage
ses enfants, les pousse à se montrer créatifs et jamais ne les juge. On lui
remettait nos papiers. Il revenait quelques jours après avec un texte abouti
qui reprenait une bonne part de notre travail mais magnifié par une pensée plus
cohérente et une prose plus limpide. Il nous confiait son travail solitaire pour
critique et modification, sans fausse modestie ni vanité dissimulée.
Je me souviens d’une veille de weekend où notre production
avait été particulièrement abondante. Il s’excusait par avance de ne pouvoir
tout traiter car il devait se rendre au Caire pour je ne sais quelle affaire
juridique d’importance. En fait, il était revenu le lundi avec 7 feuillets (je
me souviens encore du chiffre, 35 ans plus tard, tant j’avais été bluffé),
impeccables. Il n’y avait rien à ajouter ni à retrancher.
J’ai participé à d’autres rapports de ce genre, notamment en
82/83. François Mitterrand voulant faire la preuve qu’il avait bien tenu sa
promesse de créer 100 000 emplois publics supplémentaires, avait confié un
audit à un homme politique du Nord. Je crois bien que ce dernier n’en a pas
écrit une seule ligne (pas grave, le rapport ne fut jamais publié, le Président
avait brusquement changé de politique, et pour Laurent Fabius, ce n’était pas
le moment de rappeler les débuts tonitruants de 81).
Les rapports Bredin étaient vraiment des rapports Bredin. C’est
lui qui les signait parce qu’il les rédigeait.
Dans le même temps, il était avocat, écrivain, homme public,
ami attentif. Je me souviens d’un dîner chez son ami Georges Kiejman. Cela
avait été un festival d’humour, un assaut de culture entre les deux hommes ;
Georges Kiejman semblant particulièrement dynamisé par la très jolie
conseillère d’Etat de notre groupe. Nous étions comme au spectacle devant ce
que la France pouvait produire de mieux, en partant, aussi bien d’un fils d’artisan
polonais que d’un fils de grand bourgeois parisien.
J’ai d’autant plus honte d’avoir marqué quelques réserves sur
son roman Un coupable qui venait de sortir des presses de Gallimard. Sans doute
nous avait-il donné un exemplaire à chacun. Je me souviens seulement d’une
conversation en tête à tête avec lui, hors de la présence des autres (je ne
sais plus ce qui m’avait valu cette distinction). Je m’étais permis quelques
critiques, heureusement oubliées, après des éloges un peu mous. J’imagine que, impressionné,
j’avais voulu « faire intelligent » et qu’alors cela signifiait pour
moi « être critique » (depuis je pense exactement le contraire). A mon grand étonnement, mon petit speech l’avait
peiné (c’était son premier roman). Je m’en veux encore d’avoir été aussi
stupide et bêtement méchant. Et surtout ridicule.
Cet aveu fait (il est sans doute la raison de ce long
préambule), j’en viens à mon propos. Jusque-là, j’ai entonné le chant de ses
louanges que tout le monde partage, à juste titre. Son intelligence, sa
culture, son habileté, sa gentillesse, etc. Je veux juste ajouter une petite
anecdote. Je ne sais si elle complète le personnage tant j’ai de la peine à la
faire coller avec le reste de sa personne.
Pour nous remercier d’avoir travaillé pour lui, il nous avait
invité à dîner dans un restaurant des Champs Elysées. Dans un petit salon privé,
lumières tamisées et velours écarlate, nous avions fait bonne chère, dans la
joie du travail accompli et la légère tristesse de devoir se quitter pour
retrouver nos vies habituelles.
A la fin du repas, il fit débarrasser la table et nous ranger
face à lui, comme au spectacle. Car c’était bien d’un spectacle dont il s’agissait,
dans le boudoir devenu scène. Pendant une heure, le célèbre avocat, l’écrivain
reconnu, le brillant représentant de l’intelligentsia de gauche devint l’histrion
qui cherchait à nous distraire. Pendant une heure, ce fut une succession de
tour de cartes qui nous attirait des oh ! et des ah ! médusés. Comme
un vrai pro, il jouait le bateleur qui amuse et ébahit. Il aurait voulu nous
conquérir complètement, (mais c’était inutile, nous l’étions déjà), il n’aurait
pas pu imaginer surprise plus étonnante.
Je ne sais d’où lui venait ce talent et ce goût. Avait-il l’habitude
de jouer les magiciens, devant quel public, en quelles occasions ? J’espère
qu’il en parle dans son autobiographie que je viens de commander, au titre
délicieusement humoristique : « Trop bien élevé » ?
Je risque sans attendre une hypothèse. Peut-être que cet art
de l’escamotage, de la tromperie amusante, de l’illusion jamais suivie de
désillusion, le touchait particulièrement, lui le toujours premier, le toujours
plus jeune, lui rappelant ce qu’il y a de vain dans l’admiration béate des
autres. « Vous êtes épaté de me voir le premier à l’agrégation de droit,
le plus jeune académicien…, moi je sais,
de l’intérieur ce que cela vaut, moi je connais tous les tours de cette pseudo
magie. »
Peut-être voulait-il nous détourner de notre admiration béate
en nous faisant sentir qu’il y avait un envers du décor ? Peut-être mais nous,
nous étions subjugués encore plus.
Je me revois descendre dans la nuit tiède et l’ombre des
arbres du bas des Champs Elysées, bien droit sur mon vélo, sans toucher au
guidon, car tout n’est qu’équilibre et beauté. La vie me semble bonne car elle
produit des êtres d’exception. Et c’est bien car ils vous grandissent, vous
donne confiance, tout en vous apprenant à mesurer la valeur des ambitions et
des réussites.
Je ne sais pas encore ce que va devenir notre travail de
plusieurs mois. Le rapport fut bien remis. Fut-il lu, je ne sais ? Sans doute, au moins par quelque gratte
papier qui rédigea une note qui elle, ne fut pas plus lue. François Mitterrand
lança deux télévisions, en contradiction complète avec les préconisations du
rapport Bredin, la Cinq de Berlusconi, abomination des abominations et TV6 dont
on ne peut dire si elle aurait été aussi catastrophique car la nouvelle
majorité la précipita dans la tombe pour faire émerger M6.
Je ne revis jamais Jean-Denis Bredin. J’ai pu le regretter.
Maintenant c’est définitivement impossible. Jean-Denis Bredin est bien mort le
1er septembre 2021.