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mardi 4 janvier 2022

Commencer l'année à Besse ... avec Besse !

 Cherchant un thème pour une carte de vœux 2022 à l'attention des quelques lecteurs que mon manque d'assiduité n'a pas éloigné définitivement, je m'amusais de publier quelques photos de ce petit village de Besse sur Issole dont je ne savais rien jusqu'à ce que je m'y arrête, par curiosité, le 2 janvier. 

Depuis la route principale, Besse sur Issole émerge à peine de la plaine où coule l'Issole.
Le mont Quinis, du nom de son saint patron, domine la petite ville dont on ne devine, de loin, 
que le beffroi et le château. Pas d'église en vue.

Mon ignorance était si totale que je ne comprenais pas pourquoi le prénom "Gaspard" se trouvait proclamé partout, sur des enseignes de boutiques, sur des espaces divers. J'étais aussi perplexe que mon fils, petit, que l'on trainait d'églises romanes en églises gothiques et qui ne comprenait pas par quel miracle ou plutôt par quelle fatalité, chaque village avait vu crucifier un nommé Jésus. 

C'est ainsi que je suis allé déjeuner, fort agréablement d'ailleurs, au Comptoir de Gaspard, un bar restaurant à l'amusante décoration évoquant les années 70 : meubles métalliques, couleurs vives, bibelots inutiles.

La terrasse, plutôt hideuse, englobe le majestueux platane.




Je compris la raison de ce matraquage en découvrant une plaque commémorative. Je fis alors le rapprochement entre tous ces Gaspard et ce Gaspard de Besse dont j'avais vaguement entendu parler, je ne sais plus quand.

Gaspard de Besse serait né dans cette maison




Pourtant, dès le début de ma visite, ce village me sembla suffisamment bizarre pour que je ne puisse me contenter d'une simple pochade. D'où que l'on arrive (je venais de l'ouest et m'étais écarté de ma route en voyant un panneau routier bien tentant, :vous imaginez, un autre Besse que le Besse auvergnat), d'où que l'on arrive, donc, on tombe sur cette  monumentale statue de la République qui semble disproportionnée face aux maisons basses de ce village provençal. 


L'autre monument qui saute aux yeux, c'est le beffroi, du XVIIème siècle, qui se dresse fièrement au dessus de la ville.




En revanche, j'ai eu de la peine à trouver l'église dont le clocher rabougri n'émerge pas au dessus des toits. Coincée dans un espace étroit, on ne l'embrasse d'un seul coup d'œil que depuis le curieux petit lac qu'on découvre au nord de la ville.

L'église et, sur la gauche, le château du début du XVIIIème

Voilà un bien étrange village où les symboles laïcs et républicains priment les signes, habituellement ostentatoires, d'une religion catholique omniprésente.

Rentré chez moi, je n'avais qu'une hâte, essayer de comprendre ce Besse si étonnant.

Je voulais savoir, d'abord, comment s'appelait ce Gaspard de Besse, qui devait bien avoir un nom. Je trouvais rapidement trace de son baptême le 9 févier 1757. Heureusement que la plaque apposée sur sa maison natale m'avait livré sa date de naissance. Sinon, cela aurait été un vrai cauchemar de le retrouver tant les registres paroissiaux du Besse de l'époque étaient écrits par un cochon (alors qu'ils sont souvent bien plus lisibles que les registres modernes).


On déchiffre péniblement le nom de Gaspard, Bouy, fils de Jean Baptiste Bouy et de Thérèse Claire Roux. C'était leur premier enfant (et ce sera le seul puisque son père mourut moins de 18 mois après sa naissance). Pourtant, ce n'était pas des tourtereaux, il avait 27 ans et elle 25. Claire se remaria en 1760, quand son fils avait 3 ans. Elle eut trois filles de ce second mariage.

Gaspard n'est pas né dans une famille pauvre. Son père était "ménager", un statut d'agriculteur à mi-chemin du bourgeois et du paysan. Ce n'est pas là qu'il faut chercher l'origine de son goût pour la prise d'assaut des diligences qui avaient le tort de traverser la région (jusqu'au milieu du XIXème siècle, on préférait aller de Nice à Toulon ou Marseille en bateau pour ne pas risquer pareille mésaventure dans les solitudes désolées de la région). En revanche, on peut imaginer que son enfance fut bousculée par la mort de son père et le remariage de sa mère.

De fait, la brève histoire de cette famille est tragique. Le père de Gaspard était lui-même orphelin de père. J'ai lu quelque part que ce dernier avait été injustement condamné à la pendaison et effectivement pendu. Je n'ai pu vérifier. La mère de Jean-Baptiste Bouy abandonna son fils très tôt puisqu'elle mourut à 36 ans. Quant à la mère de Gaspard, elle était, elle-même, une enfant abandonnée puisqu'on était sans nouvelles de ses parents au moment de son mariage. Ils étaient partis plusieurs années auparavant et l'on ne savait même pas s'ils étaient encore en vie. Elle avait donc un curateur qui donna le consentement des parents, en place de ces derniers, introuvables.

La trajectoire de Gaspard ne fut pas longue puisqu'il fut arrêté à La Valette sur dénonciation d'un parent Jacques Bouis, en octobre 1780 : "Les argousins des galères reçurent l'ordre, lundi dernier, de se rendre à La Valette, bourg situé à une lieue de Toulon, pour arrêter deux hommes qu'on disait évadés des galères. Les sous-argousins Salerne et Grange s'emparent alors, non sans peine, du nommé Joseph Augias, jardinier, forçat évadé depuis 1775, natif de La Valette, puis d'un autre bandit qui avait sauté par une fenêtre dans la rue, Gaspard Bouis, homme plus dangereux encore, atteint de plusieurs crimes et violemment soupçonné d'être le chef d'une bande de voleurs qui infeste depuis longtemps les routes de cette province et dont le Parlement d'Aix avait mis la tête à prix." Lettre du 26 octobre 1780 de Jean-Paul-Hyacinthe de Possel, commissaire général, chef de la marine à Toulon, citée par Maurice Davin  in Bulletin de l'Académie du Var

Un an plus tard, à Aix en Provence, il fut roué à mort avec ses 2 acolytes, Joseph Augias et Jacques Bouilly de Vidauban, arrêté par ailleurs, près de la chapelle des Pénitents bleus où officiait comme domestique de M. Laurans, marquis de Saint Martin, un de mes lointains cousins (une vingtaine de Pénitents bleus accompagnaient, comme à l'accoutumée, les suppliciés. Mon cousin devait être dans les parages). Gaspard avait 24 ans.

Brève, sa carrière fut toutefois suffisamment longue pour qu'il devienne une légende, une sorte de Robin des bois provençal, dans ce territoire dont il devint de plus en plus clair, au fil de mes recherches, que c'était une terre rebelle.

J'appris ainsi que des émeutes populaires éclatèrent à Besse dès mars 1789, avec à la tête des pauvres en colère, un négociant local, une fraternisation entre populace et bourgeoisie plutôt étonnante et rare. Le château fut pillé. Les sanctions judiciaires qui s'en suivirent ne furent pas exécutées : la prise de la Bastille emporta tout.

Le château n'est pas en très grande forme actuellement, mais ça n'a rien à voir avec 1789 !

Voilà bien des indices concordants : Besse n'est pas un conformiste au XVIIIème siècle. Mais il y en a bien d'autres. Le campanile, par exemple. Je ne l'avais pas remarqué, tout en haut du beffroi. Mais une photo agrandie montre qu'il s'agit d'un très rare campanile astronomique qui représente le système solaire de Copernic, avec une Terre et des planètes tournant autour du soleil.


Vous avouerez que ce Besse a quelque chose de troublant. Non seulement c'est le beffroi et non le clocher de l'église, qui s'impose comme le point haut autour duquel la ville s'organise, mais il ne se contente pas d'affirmer sa supériorité par sa seule élévation. Il projette vers le ciel, en une sorte de manifeste, cette théorie héliocentrique que l'Église a tant combattue.

Ne dirait-on pas que l'institution ecclésiale a intégré cette infériorité quand il faut emprunter ce passage couvert pour atteindre l'église ?


Pleine de modestie à l'extérieur, l'église a la magnificence des églises de la Contre-Réforme, quand il fallait encourager la piété populaire, à coups d'émotions fortes, de couleurs et d'or, et éloigner la fascination paradoxale que suscitait la glaciale limpidité de la Réforme.


Je n'ai jamais vu une collection aussi fournie de statues dorées qu'on devait promener à tour de rôle dans les rues étroites de la cité.



Le comble de la niaiserie, je l'ai trouvé dans ce petit Jésus tout en sourire et vêtu de simplicité candide en lieu et place du glaçant supplice de la Croix qu'on voit d'habitude aux autels des églises catholiques.


Ma collection de bondieuseries étranges s'est agrandie aussi de cet incroyable Saint Louis en habit de soldat du XVIIème siècle.


Un étrange tableau, qu'on prendrait de loin pour quelque peinture barbaresque, traduit bien cette religiosité quasi païenne qu'encouragea l'Église catholique pour lutter contre les froides abstractions rationalistes.




J'imagine bien l'affrontement des Républicains et des tenants de l'ancienne Religion dans un XIXème siècle où c'était les premiers qui tenaient les rênes de la cité. 

Je n'ai pas eu à chercher longtemps pour trouver un exemple de cette animosité. La presse nationale se fait même l'écho de cette querelle : Le Temps du 28 avril 1907 publie une longue déclaration de l'évêque de Fréjus Mgr Guillibert. Il explique, article de loi à l'appui, pourquoi il a ordonné la fermeture de l'église : le maire, "l'avocat Blache" comme dit le prélat par dérision, avait fait sonner les cloches de l'église pour un enterrement civil. 

La statue de la République en est un autre exemple de cet état d'esprit novateur, un exemple  plus récent que le beffroi et son campanile. 

En 1888, le maire de l'époque souhaite ériger à l'entrée de la ville une fontaine plus monumentale que celle qui était en place jusqu'alors. C'est vrai que les fontaines sont nombreuses à Besse, souvent intéressantes mais d'ampleur habituelle pour ce genre d'équipements publics (sans parler du côté comique d'une fontaine comme celle-ci, peu adapté au projet de l'édile)




Comme on approchait du centenaire de la République, il eut l'idée d'une statue monumentale sur le modèle de celle de la place de la République à Paris. Ce n'est déjà pas rien comme symbole, qui plus est, un symbole couteux pour cette petite localité.  Je n'en connais pas d'autre exemple. Ainsi situé, on la voit de partout, rappelant à tous, en ce tout début de IIIème République, qu'il n'est pas question de revenir à quelqu'autre régime antérieur.


Mais il y a plus. Comme s'il craignait qu'on ne le comprit pas, le maire ose : sa République, contrairement à sa grande sœur de Paris, tient le flambeau de la liberté dans sa main gauche ! Quand on est de gauche, à Besse sur Issole, il faut que cela se voit.


Quelques années plus tard, survient le grand cataclysme de la Grande Guerre. Très tôt, on pense à Besse qu'il faut honorer tous ces morts. On n'attend pas les instructions ministérielles. Deux semaines après l'Armistice, le 25 novembre 1918, le conseil municipal décide d'ériger un monument commémoratif. Une semaine plus tard, le 3 décembre, un Comité est créé pour décider du monument et de sa signification. Le 9 février 1919, la population réunie à la cave viticole créée depuis peu par le maire, et en présence du curé, décide du lieu d'installation du monument.

C'est, à l'évidence, un monument pacifiste. Modeste dans ses proportions, il fait la part belle à son cadre de nature, cette nature si massacrée à coup d'obus et aussi martyrisée que les hommes. Pas d'exaltation de la victoire, du courage guerrier, mais une femme qui vient pleurer son mari ou son frère.



Quelques années plus tard, on a rajouté un rameau d'olivier au pied de la statue, pour être bien certain que le message porté par le monument était bien compris.

Et puis, Besse a changé peu à peu. L'évolution de la cave coopérative vinicole symbolise clairement ce changement. Le maire, François-Marius Bouis, un Bouis comme notre Gaspard, créa cette coopérative pour permettre aux petits producteurs de survivre en s'unissant en plein redémarrage de la viticulture après la crise du phylloxera importé des États Unis. Pour cette création utile et généreuse, il choisit un nom évocateur : L'Émancipatrice.


La coopérative n'a cessé de se développer par la suite. La gare de Besse fut jusqu'à la guerre un des quais d'embarquement pour les foudres de vin qui partaient vers les grandes villes.

Puis, dans les années 60, on débaptisa la fière Émancipatrice pour lui donner le nom racoleur de Cellier de Gaspard. Pauvre Gaspard de Besse, s'il imaginait qu'il participerait à une opération marketing surfant sur l'exploitation  douteuse de ses exploits légendaires, façon Disneyland ! Quel glissement sémantique depuis la protection et la défense des producteurs vers la société des consommateurs, capable d'ingérer et de digérer n'importe quel malheur, n'importe quelle souffrance pour en extraire un romanesque de pacotille. 

Depuis, il n'y a pas que les noms qui changent. La ville a profondément évolué et toute évolution n'est pas nécessairement un progrès. Elle compte près de 4 fois le nombre d'habitants au plus bas de sa dégringolade : 865 en 1975, plus de 3 000 aujourd'hui. C'est comme si le grand Remplacement cher à l'extrême-droite s'était produit ici. Mais il ne s'agit pas de la submersion de l'Europe blanche par je ne sais quel peuple venu d'ailleurs. Non c'est cet Europe d'extrémistes qui a remplacé les rebelles d'autrefois.

Aux dernières élections présidentielles de 2017, Marine Le Pen est arrivé largement en tête avec près de 60% des votes (59,39% pour être exact) contre 40 % au Président élu.

La Ville avait lancé une souscription pour rénover la fontaine et la statue de la République. Elle en attendait 1370 €. Elle fut obligé de clore  sa quête au montant de 780€. Sic transit gloriam. 

Face à ce constat modérément réjouissant, on peut rêver de revenir au bon vieux temps ...


...hurler en tendant ses bras impuissants vers un ciel définitivement muet...



...perdre tout espoir....


... se réfugier dans la sphère intime de son chez soi douillet, ou, pire, dans la nostalgie de l'enfance perdue...




.... ou fuir loin de la ville, au bord de l'Issole et de son pont "romain" (en fait du XVIIIème siècle).



On peut aussi se dire qu'une ville où l'Hôtel de ville accueille un cinéma ne peut être mauvaise (je sais, les mauvais esprits y verront la confirmation de la dérive actuelle, que la vie publique, prétendument démocratique, c'est du cinéma. Mais ce n'est pas mon interprétation).




On peut alors se laisser aller à flâner malgré tout dans Besse sur Issole, en se rappelant qu'il y a sans doute dans ce vote extrémiste beaucoup de ces révoltés qui autrefois luttaient contre les élites d'alors, que tous ne sont pas d'affreux racistes et qu'il faut croire que l'on pourra renverser la funeste tendance.









Et tous nous proclamerons alors : "Vive la République, Vive Besse et Bonne année 2022 !"




Post-scriptum en forme d'hommage

Une lettre, adressée par Mlle de Malherbe à Mme d'Aubenas, sa cousine, le lendemain même de l'exécution [de Gaspard de Besse], donne une idée de l'impression produite sur la meilleure société provençale, par la mort du jeune et bel aventurier ;"Quelle horrible journée, ma chère ; on a exécuté hier, par l'affreux supplice de la roue, ce pauvre Gaspard de Besse. On ne voulait pas croire à cette sévérité du Parlement envers un homme si jeune  et qui n'avait jamais commis d'assassinat. J'ai vu passer ce malheureux jeune homme de chez notre cousin Portalis qui nous avait offert une fenêtre près du nouvel échafaud ; il marchait à la mort comme à une fête, répondant par des saluts gracieux aux baisers que lui envoyait la foule. Il avait demandé qu'on lui laissât ses habits de ville pour ne pas revêtir la livrée de l'infamie ; je n'ai pas voulu et pas pu en voir davantage, mais on m'a dit qu'il était mort avec un courage héroïque". Extrait du livre de Jean Aicard Le fameux chevalier Gaspard de Besse : ses dernières aventures.

Portait communiqué par le général de l'Armée de l'Air, Maurice David.


















 









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