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samedi 3 septembre 2022

Quand Cuneo refuse d'être Coni

 


Je ne sais quelle folie saisit parfois mes co-locuteurs français. Pourquoi diable se donner le mal de travestir l'italienne Cuneo en un invraisemblable Coni ? Qu'est-ce qui résonne Coni dans la façon dont les Piémontais prononcent Cuneo ? Cela m'échappe.

En ce jour de juin, les Français n'ont pas encore submergé Cuneo de leur présence affairée. Depuis que le marché de Vintimille n'a plus la cote, depuis que les fac-similés et autres contrefaçons de grandes maisons françaises ne les amusent plus, il est du dernier chic de venir au marché du mardi de Cuneo. Mais aujourd'hui Cuneo peut rester Cuneo et oublier Coni.

C'est vrai qu'il est étonnant ce marché. Il se déploie dans presque toute la ville, le long du Corso Nizza. Cette longue rue piétonne, qui a l'élégance de ne pas être totalement rectiligne, traverse la ville ancienne, coincée sur son long promontoire, au confluent de deux torrents alpins.

Le jour du marché, il pleuvait, malheureusement.



Les étals proviennent sans doute plus d'Asie que d'Italie, de même que les commerçants, voire les clientes.



On retrouve les Italiens dans les rues adjacentes et sous la halle couverte. Des produits magnifiques à des tarifs invraisemblables pour leurs voisins français.






Avec ce bric à brac de fanfreluches asiatiques, de gastronomie italienne et d'impossibles entassements d'outils, ce marché a un charme bon enfant. Et puis dès qu'on lève la tête, on découvre un de ces détails qui rendent l'Italie inimitable.






Tout le Corso Nizza est bordée d'arcades continues, l'arrivée des rues adjacentes étant couverte également. On peut faire plus de 2 kms sans jamais se mouiller. Et quel charme  ! notamment celui des terrasses d'où l'on peut regarder sans vergogne les jolies filles qui déambulent, tout en dégustant un capuccino ou une glace. Il y a quelques années j'avais passé une partie de l'après-midi a prendre en photos les pieds de ces élégantes. Il faudra que j'essaie de retrouver cette innocente collection de sandales.




J'imagine que garçons et filles ont des conversations mutuellement incompréhensibles.

Je suis repéré

Est-ce mon émotion ou la longueur de ses jambes qui m'ont fait couper les pieds ?

Mais reconnaissez que je ne suis pas le seul à perdre pied devant les belles Italiennes.


Heureusement, d'autres passantes nous aident à tempérer notre enthousiasme.



Derrière les portes cochères, on aperçoit d'autres merveilles. Une fois franchie cette entrée, on tombe sur la bibliothèque municipale dont on devine les livres derrière un écran de verdure.








Ici, c'est un hôtel qui se dérobe à la vue.



Juste à côté, cet incroyable escalier  dessert quelque obscure administration.


Près de la halle, quelques habitués se réfugient dans ce café qui se décore d'étranges couvre-chefs.



Enfin, bien sûr, on peut s'émerveiller ou s'amuser, comme on veut (ou même balancer entre les deux sentiments sans qu'aucun ne prenne le dessus) dans les églises. J'y retrouve, comme toujours et avec le même bonheur, les naïves bondieuseries qui cohabitent sans gêne avec reliques et chérubins fessus.






Des âmes qui ont purgé leur temps quittent le Purgatoire et montent au ciel 



Est-ce la honte qui poussent ces putti à se cacher le visage tout en exhibant leur petit corps dodu ?



En un mot, on l'a compris, Cuneo a bien des choses à offrir au visiteur malgré sa réputation modeste. Lors de ce séjour, la ville nous réserva une autre surprise : une parade militaire en l'honneur du 2ème régiment d'Alpini. Jamais, en d'autres lieux, je ne serais resté aussi longtemps à écouter discours et musique militaire. Mais le petit Français avait de quoi s'étonner.

Déjà, dans les rues, on pouvait constater une ambiance curieuse. De bizarres personnages s'y promenaient.

N'allez pas imaginer une main baladeuse faisant fuir le fier soldat !

Des élégantes se précipitaient vers la place Galimberti, la grande place de la ville.



Pratiquement tous les hommes arboraient leur seyant feutre à plume, le couvre-chef des Alpini, les chasseurs alpins italiens, à croire qu'ils avaient tous fait leur service dans cette unité.


La Place Galimberti

Effectivement, arrive sur la place la musique militaire des Alpini, 


...suivie d'un défilé cocasse de leurs ancêtres depuis leur création en 1872, accompagnés de quelques femmes aux fonctions diverses



...et enfin les chasseurs alpins proprement dit, avec leur curieuse démarche dissymétrique.


En fait, je suis tombé sur le jour de la parade annuelle du 2ème régiment d'Alpini stationné à Cuneo. C'est une grande manifestation avec le général de la brigade, basé à Turin, un vice-président de la région du Piémont, le maire, tout joyeux qui vient d'être réélu, des discours, le déploiement d'un immense drapeau par deux Alpini qui descendent en rappel  d'une nacelle, une revue des troupes au pas de charge... Tout un folklore militaire inhabituel pour un Français, hors 14 juillet.




Le maire de Cuneo m'a vu prendre des photos. Il pose pour moi.

Le général de brigade commandant l'une des deux brigades d'Alpini (celle de Turin).
Une élégance toute italienne, deux styles qui tranchent, entre le civil et le militaire.

Pour le Français que je suis, cette cérémonie est franchement étonnante. Le simple fait qu'elle existe d'abord. Je sais que les chasseurs alpins suscitent partout un enthousiasme sans commune mesure avec les autres formations militaires. Pourtant, même dans ma ville natale d'Annecy, fière de son bataillon de chasseurs alpins, je n'ai jamais vu pareil spectacle.

On pourrait craindre quelque manifestation politique d'extrême droite à l'occasion d'une telle cérémonie. Cela ne semble pas le cas. On vient y assister en famille, comme à un spectacle municipal réjouissant.



Le défilé présente d'ailleurs un côté amusant avec tous ces uniformes d'autrefois. Après le départ des troupes, ils resteront un bon moment à se faire photographier.








Mais il y a plus. Cet engouement va de pair avec une décontraction que je n'imagine guère dans mon pays. Juste avant le défilé, j'ai vu des personnages étonnants traverser la place, sans qu'un officiel désagréable ne vienne les stopper. On connait pourtant le goût maniaque des militaires pour le vide des longues attentes préparatoires.



Autre sujet d'étonnement, le nombre de femmes soldates qui parsèment les rangs du régiment. Ce ne sont pas des auxiliaires. Elles portent les armes, de lourds fusils d'assaut Beretta.

Ici, j'en repère trois

Là, deux

Mon principal motif d'étonnement se cachait au milieu des oriflammes magnifiques des anciens combattants.


Deux bersaglieri au milieu des Alpini.



Là, au milieu de la masse indistincte des anciens combattants, je suis frappé par cet étendard qui porte fièrement un nom qui m'intrigue : Unione Nazionale italiana reduci di Russia, l'Union nationale italienne des combattants en Russie.

Dès que je le peux, je me précipite sur Wikipedia. Mussolini a effectivement envoyé plus de 230 000 soldats en Russie. 90 000 ne sont pas revenus dont plus de la moitié morts dans les camps soviétiques. L'opération fut un désastre pour ces troupes mal équipées et mal encadrées. Mussolini avait sans doute cru. qu'il allait réitérer l'opération de 1940 : voler au secours de la victoire en déclarant la guerre le 10 juin 1940 à une France en pleine déroute militaire devant l'armée allemande (malgré cela, mon oncle, chasseur alpin mobilisé, n'avait pas eu à combattre les troupes italiennes ayant été stoppées avant d'atteindre le col qu'il défendait avec sa section).

Les armées allemandes semblaient invincibles en août 1941 quand le corps expéditionnaire italien arriva en Ukraine. Il participa à la prise d'Odessa et de Donetsk, des noms qui résonnent différemment à nos oreilles aujourd'hui. En juillet 1942, quand Mussolini renforce le corps expéditionnaire qui devient l'Armée italienne en Russie, avec notamment les deux divisions alpines, on peut croire encore à la victoire. Mais dès décembre 1942 commence une longue retraite qui va se terminer en déroute début 43. Seuls une partie des Alpini échappent à l'encerclement et parvient à rentrer en Italie, soit 45 000 hommes sur  les 230 000 engagés.

C'est sans doute cette retraite qui ressemble à une Anabase ou à la Retraite de Russie napoléonienne, que retiennent les Italiens d'aujourd'hui plus que la guerre d'agression contre les Ukrainiens et les Russes.

Je connaissais vaguement cet engagement italien aux côtés des nazis. En revanche, j'ignorais totalement que ces soldats étaient considérés comme des héros malheureux qui avaient su garder, au milieu de cette catastrophe, "honneur et dignité", comme j'ai pu le lire dans des textes italiens. Jusqu'à la guerre d'Ukraine, qui a dû interrompre les choses, les diplomates italiens continuaient à œuvrer pour le retour des restes des soldats tombés en Russie. Plus de 11 000  corps seraient revenus en Italie pour y être inhumés.

Imaginerait-on en France un défilé militaire d'anciens combattants avec en son sein un détachement de vétérans de la LVF (la Légion des volontaires français) partis eux aussi combattre le "bolchevisme"  ?  On se souvient que le film de Marcel Ophüls, qui se contentait de donner la parole à un ancien de la LVF, sans justifier son engagement, avait fait scandale à l'époque (et sans doute aujourd'hui aussi).

Je ne crois pas, mais je ne suis pas un spécialiste, que ce culte des héros morts en Russie dénotent une quelconque nostalgie du fascisme. Certes, ce doit être le cas pour certains et peut-être pour ce vieux monsieur qui peinait à porter son lourd étendard, mais je ne crois pas que ce soit le fait de la majorité. 

Quoi qu'il en soit, c'est une autre image de Cuneo que je préfère garder en tête. Certes l'orage menace, mais n'est-ce pas toujours le sort de la beauté  d'être justement menacée ?







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