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dimanche 21 octobre 2012

Evry. Souvenirs de stage de l'ENA.


Je commence ce récit dans la salle d’attente des cartes grises de la Préfecture d’Evry. J’attends mon tour. Je ne suis pas à plaindre : avant d’accéder à cette immense salle tout en longueur, j’ai dû passer devant la file autrement longue des étrangers venus pour leurs papiers et leur angoisse n'a rien à voir avec mon agacement devant une matinée perdue. Une rapide règle de 3 me convainc que j’ai largement le temps d’ouvrir mon portable pour me mettre à écrire. On tourne autour de 35 dossiers par heure, 95 personnes doivent passer avant moi. J’ai donc près de 3 heures d’attente (en fait, ce sera plutôt 4 heures).
J’ai le temps !
Le temps, justement, me saute à la figure. 35 ans plus tôt, j’étais en ce même lieu, dans cette préfecture de l’Essonne où je devais passer 9 mois comme stagiaire ENA. Ce n’est pas la 1ère fois que j’y reviens. J’avais déjà dû procéder à d’autres immatriculations depuis mon installation dans l’Essonne en 2000. J’avais même manqué y venir travailler comme directeur des services du Conseil général : le directeur du moment, en partance, m’avait repéré à l’occasion de concours administratifs que je venais y faire passer. Mais le job ne me plaisait pas (très administratif). Il s’exerçait dans une atmosphère un peu top lourde à mon goût du fait de la grande proximité de l’administration locale avec les politiques qui les dirigent. En plus, venir travailler à Evry alors que j'habitais en plein Paris, quelle idée ! Flatté, je déclinais la proposition. 
Mais aujourd’hui, je ne sais pourquoi, le passé refait surface de manière impérieuse. Le moyen d’échapper à cette salle lugubre ? Ou plutôt ce temps magnifique, ce ciel bleu lumineux, aussi vif que les souvenirs de jeunesse, qui me ramène, comme par magie, en ces temps éloignés ?

Je suis depuis toujours sensible à ces traces que l’on a laissées sans y penser et sur lesquelles on revient, bien longtemps après, comme si elles avaient été le signe annonciateur d’un retour nécessaire. Telle route que j’ai empruntée en vélo à l’occasion d’une ballade en Puisaye, pouvais-je deviner que je la referai, 10 ans plus tard, presque tous les week ends pendant 9 ans pour me rendre aux Roys, le hameau où ma compagne du moment possédait une maison de campagne héritée de ses parents. De cette virée, il ne me restait rien, juste une image : dans un petit village écrasé de chaleur en ce mois d’été, un monument aux morts étonnant : un soldat de 14-18 semble sortir de son tombeau une grenade à la main. J’ai récemment retrouvé cette photo. Je n’avais pas rêvé. En revanche, aucun souvenir de la route ombragée, comme le sont toutes les routes de Puisaye dont les taillis de chaque bas côté se rejoignent en une voûte feuillue, jusqu’à ce que je l’emprunte à nouveau, en voiture cette fois-ci ou encore en moto. 

Comment imaginer en 1975 que je relèverais un jour de cette préfecture d’Evry où je me rendais chaque matin au volant de mon break 204 Peugeot que 4 voyages Paris-Téhéran avait particulièrement fatigué. Je n’avais qu’une demi-heure de trajet par l’autoroute, mais c’était pour arriver dans un autre monde, un monde qui n'existe plus. Pas de de difficultés pour stationner près de mon appartement de la rue Saint Sulpice ; à cette époque lointaine, pas de problèmes d’embouteillage, ni pour aller, ni pour revenir, j’étais à contre-courant (maintenant, il y a des embouteillages dans les 2 sens, matin et soir et le stationnement du côté de la rue Saint Sulpice est quasi impossible).
J’avais bien le sentiment effectivement d’être à contre-courant en quittant la capitale pour rejoindre cette «ville nouvelle» alors en plein chantier. On m’avait appris qu’il fallait être fier de ces grands projets d’aménagement des années 70, où se bâtissaient des villes rationnellement pensées par des urbanistes qui avaient tout pouvoir, comme des joueurs de SimCity avant la lettre : jetons ici des quartiers d’habitation piétonniers, là de larges rocades, plus loin de vastes espaces verts et enfin un centre-ville déguisé en centre commercial appelé, sans rire, l’Agora, le tout au milieu des champs, suffisamment loin des tentacules de la capitale pour constituer un vrai centre urbain et non le prolongement informe de la banlieue. N’avait-on pas décidé l’implantation d’un hippodrome ?



La symbolique actuelle s’appuie désormais sur l’écologie plus que sur la puissance et le pouvoir. 
A l’époque, on pouvait sans doute croire qu’on avait bâti une ville. La réalité d’aujourd’hui est bien décevante pour les promoteurs des villes nouvelles. Evry n’est pas plus une ville que ses voisines qui se sont développées à la « va comme je te pousse » comme Grigny ou Ris-Orangis. Les quartiers piétonniers, comme le Champtier du Coq, déjà construit, au moment de mon stage, et qui était l’orgueil des aménageurs, sont devenus des coupe-gorges, et le maire d’Evry est si préoccupé par l’islamisation de sa ville qu’il est un des rares partisans socialistes de l’interdiction de la burqa. Restent un centre effectivement aéré et spacieux, des équipements publics nombreux (même si l’hippodrome est depuis longtemps déserté) et surtout des axes de circulation pensés pour la voiture-reine. Mais rien de ce qui fait à nos yeux une ville comme Florence ou Paris, ou même un obscur bourg de Provence.

La préfecture, toute récente puisque le bâtiment avait moins de 4 ans, occupait une place royale, si je puis dire, au centre de cet ensemble : une barre de béton monté sur 3 pilotis massifs, 3 étages de bureaux sur 3 étages de vide. Elle continue de dominer la ville où se juxtaposent, heureusement sans souci d’harmonie à la française, immeubles de bureaux ou d’habitation et équipements divers. Aujourd’hui la charge symbolique de ce bâtiment imaginé par Guy Lagneau est beaucoup moins sensible car il est engoncé dans de nouvelles constructions réalisées à l’économie, pâles imitations d’un beau projet architectural.
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La majesté du geste architectural est mise en valeur par la sobriété extrême de la décoration. Il y a quelque chose d’une abbaye cistercienne dans cette préfecture. Ses murs sont de béton brut qui garde la trace des planches de bois du coffrage. Bien sûr, il s’agit d’un artifice : les éléments pré-contraints en usine ont été assemblés sur place puis recouverts d’une couche de béton frais sur lequel on appliqua des planches bien noueuses pour en garder le dessin. Ce procédé relève du genre décoratif, un placage au sens propre, qui se dissimule sous le prétexte d’une technique de fabrication mais la réalisation est de qualité. Elle n’a pas vieillie sur le bâtiment principal, celui que j’ai connu en 1975, au contraire des  adjonctions ultérieures. La puissance des formes suffit à dire la force de l’Etat qu’elles incarnent, sans avoir besoin de fioritures.






Je ne crois pas que j’aie aimé, sur le moment, ce parti minimaliste ni le choix du béton brut. Mon goût s’est heureusement affiné depuis. En revanche, j’ai sûrement été sensible à la puissance tectonique de la forme, sans vraiment y penser, tant elle me paraissait coller avec l’idée que je me faisais de l’Etat.
Je ne suis pas certain, d’ailleurs, que l’on oserait ériger maintenant un tel monument à la gloire de l’Etat, cet Etat gaullien au dessus des partis, qui a l’ambition de voir au loin, qui, pour mieux le guider, limite ses contacts avec le bon peuple qui s’agite sur le plancher des «veaux» pour reprendre une expression du Général-Président. Certes, le cabinet du préfet s’étale  modestement au niveau du sol. Mais on ne l’atteint qu’après avoir longé d’interminables couloirs ou descendu en voiture une longue rampe qui vous donne l’impression d’entrer dans le saint des saints. Enfin, le bureau du Préfet est entouré d’eau. 

Au fond, à droite le bureau du Préfet, entouré d’eau sur 3 côtés. A gauche, la salle du Conseil général. Sur côté droit, le chemin dallé qui permet au préfet de rejoindre à pied sa résidence.
          Le bureau du Préfet.


Clairement identifiable par son bureau isolé de tout le reste par de modernes douves, on le sent présent derrière ses rideaux, mais à jamais inaccessible à qui n’est pas appelé. Il est bon de pouvoir ainsi localiser le lieu du pouvoir, dans sa double dimension de présence et d’inaccessibilité : n’oublie jamais que je suis là, moi qui te vois. Boulgakov raconte que, pour tout soviétique, la petite lumière qui brillait fort tard au Kremlin était naturellement celle du bureau de Staline. Lui aussi, présent, toujours au travail, mais inaccessible.

       La rampe permettant d’accéder au cabinet du Préfet en voiture.

En 1975, les lois Defferre sur la décentralisation n’ont pas encore été votées. Le Préfet est toujours le maître du jeu dans le département. C’est lui qui préside les séances d’un Conseil général dont il a préparé les dossiers sur un ordre du jour qu’il a défini. La salle du Conseil général est magnifique, avec une immense table circulaire en bois. Toujours la même simplicité de la forme, ennemie de tout élément décoratif surajouté. Mais cette salle est reléguée en périphérie, au-delà de l’eau qui baigne les bureaux du Préfet. Pour rejoindre sa résidence, le Préfet emprunte un chemin dallé direct. En revanche, pour aller à la salle du Conseil distante de quelques dizaines de mètres, il lui faut faire tout un détour. Je ne me souviens pas s’il s’y rend en voiture, mais cela me semble très vraisemblable.

J'aurais aimé pouvoir vous montrer cette salle avec sa table circulaire qui semblait d'une seule pièce malgré ses dimensions. Je m'y rendais une fois par mois pour assister aux séances du Conseil. Ce théâtre d'ombre, car tout était décidé en amont et les surprises étaient rares, déroulait une liturgie immuable. La majorité régionale, déjà de "gauche" à l'époque, cherchait à créer quelque incident en début de partie, car elle savait qu'elle serait ensuite écrasée par la machine administrative : un dossier transmis en retard, une question préalable, un rappel à l'ordre..., autant d'occasions de prendre le Préfet en défaut, avant de devoir s'incliner, in fine. 

En vieux routier de ces joutes convenues, le Préfet ne cherchait pas à brusquer les choses malgré un ordre du jour immuablement trop chargé. Il savait, et j'ai depuis appris à me servir du procédé, que ce temps mort fait tomber la pression et permettra d'expédier plus rapidement les dossiers importants. Quand ces prolégomènes lui paraissaient trop courts, une indignation simulée, une colère feinte, permettaient de relancer un débat languissant pour le plus grand plaisir de ses interlocuteurs qui voyaient s'ouvrir un nouvel espace pour leur éloquence agressive. Le bon chef sait qu'il faut se laisser un peu bousculer, à condition de rester dans des limites raisonnables. Son autorité, ensuite, n'en est que plus ferme.

Chacun, autour de lui, chefs de service, employés, accompagnait, par ses mimiques, ses conciliabules, son agacement apparent, la geste préfectorale, manifestant clairement qu'on assistait là au choc de 2 blocs irréconciliables. A la sortie, on ergoterait longtemps sur l'impolitesse ou la sottise de tel ou tel.



           La salle du Conseil général, côté Préfecture. Séparée par l'eau.
Côté ville. Accessible. Une symbolique qui n'a pris son sens, involontaire, qu'après la                       décentralisation. 

Tout patron du département qu’il soit, le Préfet se méfie toutefois des élus et pas seulement parce que dans ce département, ils sont en majorité à gauche, c'est-à-dire, dans l’opposition. Les conseillers régionaux ne peuvent mener que des combats de retardement, mais le Préfet tient à sa réputation d'homme d'action qui emporte la décision face à l'immobilisme, nécessairement conservateur et corporatiste, de son opposition.   C'est ainsi qu'il se voit, c'est ainsi qu'on doit le voir, dans le département et au ministère de l'Intérieur.

Cette gauche justement a annoncé, au niveau national, qu’elle réformerait profondément les collectivités locales, leur transférant des compétences dont on dépouillerait celui qui ne serait plus que le « commissaire de la République » du département. C’est la crainte de cette réforme qui fera qu’à ma sortie de l’ENA en juillet 1977, les postes de sous-préfet seront boudés au point qu’au grand dam du ministère de l’Intérieur, le 100ème put choisir la carrière préfectorale, ce qui ne s’était jamais vu : tout le monde annonçait une victoire de la gauche aux élections législatives de 1978. Ce serait finalement pour 1981.
Partout, l’application des lois de décentralisation (1982-83) a donné lieu à des discussions de marchands de tapis pour la répartition du patrimoine de l’Etat entre anciens et nouveaux patrons du département. A Evry, la Ville nouvelle, pas d’hôtel du XVIIIème, pas de château. La barre sur pilotis de la Préfecture est donc restée à la Préfecture mais son dernier pilier est désormais incorporé au nouveau bâtiment du Conseil régional qui la domine de toute sa masse. D’autres bâtiments ont été construits aussi aux abords de la salle du Conseil qui n’est plus en périphérie mais au centre de son propre dispositif. L’impression générale est désormais radicalement différente. L’Etat n’émerge plus au dessus de tout le reste. Il est engoncé dans un ensemble immobilier qui a défiguré le site et magnifié le Conseil général.


A droite, le bâtiment de la Préfecture. Son pilier de gauche a été rehaussé et incorporé au nouvel immeuble du Conseil général, bien plus massif et plus haut que celui de l’Etat. Mais le nouveau bâtiment a renoncé ainsi à l’élégance de la place perdue, du vide qui sous-tend la barre.
Je n’aurais pas aimé cette nouvelle architecture, si l’on peut donner ce beau nom à un empilement dont la seule logique apparente réside dans la volonté de densifier le terrain au maximum. Si je suis entré à l’ENA, c’est bien parce que je voulais servir, servir l’intérêt général, par delà les intérêts privés ou catégoriels. J’y croyais, comme la plupart de mes camarades, comme Pierre Racine, le Directeur de l’Ecole en 1975, co-fondateur de l’ENA en 1945, aux côtés de Michel Debré dont il fut le directeur de Cabinet. Il nous enflammait de discours enthousiasmants sur l’Etat, le service public, la planification rationnelle, etc. Il nous émerveillait aussi par sa mémoire prodigieuse qui lui permettait de nous saluer dans les couloirs  chacun par notre nom alors qu’il ne nous avait rencontrés en tête à tête qu’une seule fois, à notre arrivée. Ses pâles successeurs (sans jeu de mots, j’eus à subir un certain Pierre-Louis Blanc) annonçaient ce que deviendrait la Fonction publique d’Etat.

           La laideur banale des nouveaux bâtiments de l'administration régionale.

On a oublié aujourd'hui que la création de l'ENA découlait du programme de la Résistance. Il fallait édifier une Fonction publique unifiée, contre les chapelles réservées à une élite, celle du Quai ou du Conseil d'Etat, supprimer tous les concours particuliers qui favorisaient la reproduction de castes qui se perpétuaient éternellement identiques à elles-même. Mon père, qui avait préparé et présenté le concours du Conseil d'Etat, pendant la guerre, m'a souvent décrit l'atmosphère aristocratique (la "noblesse de robe" de l'Ancien régime) qui régnait dans cette enceinte et qui ne lui était guère favorable.

Un concours unique, des administrateurs civils qui circuleraient entre toutes les administrations et tous les Grands Corps, sans hiérarchie autre que le "mérite", voilà ce qui devait asseoir un Etat impartial, servi par des femmes et des hommes dévoués à cet Etat et non aux intérêts de telle ou telle catégorie sociale. L'anecdote est éclairante : c'est Maurice Thorez, le vice-président communiste du Conseil, qui a arraché la création de cette école "nationale".

On peut rapprocher de l'ENA, la création des CRS, fin 1944 par le même Maurice Thorez. On retrouvait cette même idée d'un corps sans attaches, qui interviendrait partout au service de la République, mais jamais dans le département où ses servants sont stationnés : le maintien de l'ordre républicain exige des hommes impartiaux, suffisamment entraînés pour ne pas céder à la tentation de la violence inutile ou de la vengeance. Les CRS que j'ai conspués, comme un mouton parmi les moutons, en 1968, en les traitant de SS, étaient heureusement trop jeunes pour se souvenir de cette ambition de responsables qui avaient justement lutté contre les nazis.

On sait ce que ces espoirs républicains sont devenus avec le temps, qu'il s'agisse des CRS ou de l'ENA. La machine à mélanger les origines s'est transformée en dispositif de reproduction. La hiérarchie entre les ministères et a fortiori entre les membres des Grands Corps et la foule des administrateurs civils n'a jamais été brisée. Elle s'est peut-être renforcée, preuve qu'il faut toujours réformer les réformes et non se gargariser avec les principes qui ont présidé à leur naissance. On pourrait appliquer sans peine la même réflexion aux grands principes dits "républicains", toujours évoqués mais jamais revisités, de la laïcité ou de l'égalité des chances par l'école publique. La "République" n'a jamais été aussi invoquée que dans cette société cloisonnée et hiérarchisée.

Mais je m'égare et devient ennuyeux, même pour moi-même, à force d'enfiler les évidences pompeuses. Je repars à la rencontre du jeune homme de 1975.
Cette idée de l’Etat, que l’on peut trouver haute ou ridicule, ne me conduisait pas, comme tout le personnel préfectoral, à afficher du mépris pour les élus, même si j’étais souvent agacé par des raisonnements que je trouvais simplistes. Je ne crois pas que je faisais preuve de cette morgue de l’énarque qui sait tout mieux que quiconque, sans doute parce que je me percevais encore plus universitaire qu’énarque. Ce mépris affiché est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je ne voulus pas entrer dans la Préfectorale en 1977, comme l’aurait souhaité mon père.  Contrairement à une bonne partie de  mes camarades, mon refus ne venait pas de la crainte d’une déqualification du métier. Vivre dans cette atmosphère d’arrogance et de mépris m’aurait insupporté. Car le Préfet, même lorsqu’il vient d’arriver, n’éprouve aucune gêne à expliquer leur département aux élus qui y ont passé toute leur vie.



Je retrouverai, avec la même stupéfaction, un comportement semblable chez les présidents de RFO, la chaîne de radio et de télé de l'outremer, (j’en ai connu 3 avant de leur succéder) qui avaient tous, en arrivant, un diagnostic et un remède, tellement évidents que l’on se demandait pourquoi personne, avant eux (président précédent comme personnels) n’y avait pas songé. De l’avoir trop vu, j’ai au moins évité ce travers et peut-être aussi, mais ça c’est moins sûr, le sourire ironique que cachent tant bien que mal tous ces salariés (comme ces élus), excédés par la répétition sempiternelle des mêmes truismes assénés avec la même conviction de néophyte tous les 3 ou 5 ans. Cela en fait des redites dans une vie de salariés ou d’élus !
L’accès aux bureaux du cabinet de l’intérieur de la Préfecture. Rien n’a changé. Je franchissais cette porte coulissante tous les matins pour rejoindre mon bureau situé dans la travée de droite.
        C'est hallucinant de constater que, si longtemps après, rien n'a changé. 

Il a pourtant fallu, malgré mes réticences, que j’endosse au moins en partie le costume qui m’était proposé. Je fus en effet, affecté les 1ers mois, au cabinet du Préfet avec mon camarade Michel T.

Nous étions en effet 2 stagiaires, situation fréquente en Ile de France mais inexistante en province où le stagiaire est le seul de son espèce. L’Ile de France était réservée aux élèves mariés habitant Paris ou la Région parisienne. C’était notre cas à tous les 2. Le stage en province était sans doute plus « typique » mais ma femme avait un job à Paris (au ministère de la Santé où elle s’occupait de lutte contre la toxicomanie)
Et de plus, nous venions de passer 4 ans en province et n’avions pas envie d’y retourner.
Mon bureau était l’un de ceux-ci. Au fond à droite, celui du Préfet. A gauche, entre les 2 travées, la rampe monumentale montrée plus haut, protégée par une balustrade. On est devenu bien prudent.
Mes souvenirs sont épars et très sélectifs. Je me souviens bien de la tournée des visites protocolaires par lesquelles s’ouvrait le stage. J’avais obtenu très rapidement un rendez-vous du DDE (directeur départemental de l’Equipement, un XPonts qui n’avait pas besoin d’étaler ses compétences ou ses diplômes), le directeur du plus important secteur. En revanche je dus attendre plus d’un mois pour rencontrer le directeur de la Jeunesse et des Sports, un sympathique agité. Je découvris ainsi cette loi bien connue qui veut que l’importance de quelqu’un est inversement proportionnelle au temps qu’il met à vous répondre ou à vous recevoir.
Un autre personnage emblématique : le TPG, Trésorier-Payeur général, le fonctionnaire le mieux payé, la «pantoufle» rêvée de mes camarades des Finances lorsque j’étais au Contrôle d’Etat. Lui, manifestait sa supériorité d’une autre manière. Son grand bureau de verre n’exhibait ni poussière ni document et la pièce était ostensiblement vierge de tout dossier. Notre entretien, si je me souviens, fut également dénué de tout intérêt.
Tels 2 modernes Laurel et Hardy, les directeurs de la Police nationale et des Renseignements généraux, étaient eux aussi, à leur manière, des personnages. Le premier, grand, sec, austère, ne parlait guère. Le patron des RG était petit, rondouillard et jovial. Il adorait discuter avec nous, peut-être pour essayer de comprendre ces étudiants qui avaient fait 1968. 

Lorsque je serai à Palaiseau sous-préfet intérimaire, Michel T. travaillerait avec lui sur le re-découpage électoral ; les législatives étaient dans 3 ans ; le département avait beaucoup changé depuis le dernier découpage ; cela justifiait un nouveau tracé des circonscriptions qui tiendrait compte de l’évolution démographique ; ce n’était pas une raison, toutefois, pour ne pas en profiter pour renforcer les positions des candidats se réclamant de la majorité présidentielle (Giscard d’Estaing alors président). Le charcutage des circonscriptions obéit à des règles simples : il faut faire la part du feu, concentrer l’électorat d’opposition dans des circonscriptions très denses, afin d’éviter que ces mal-pensants ne viennent menacer les candidats de la majorité dans les circonscriptions voisines. Symétriquement, on réduit au minimum les circonscriptions acquises, et on étend les limites de celles qui sont «gagnables». De ce fait, il fallait 3 ou 4 fois plus d’électeurs pour élire un député communiste que pour un député de la majorité. Malheureusement, si les règles sont simples dans leur principe, leur application est plus aléatoire : Michel T. me raconta, au soir des élections, que tous ces calculs s’étaient en grande partie révélés faux.
Autour du Préfet, il y avait d’abord son directeur de cabinet, l’homme de toutes les basses besognes, mission qui lui allait comme un gant. Il prenait des airs mystérieux, émaillaient ses propos de sous-entendus suspendus qui visaient à faire soupçonner des arrière-plans qui me restaient à jamais mystérieux. Alors que c’est typiquement le poste de départ des jeunes sous-préfets qui sortent de l’école (et manquent sûrement totalement de cette rouerie qui me semble indispensable pour exercer la fonction), il avait une bonne quarantaine et avait dû entrer par la petite porte du tour extérieur. Nos échanges n’allaient pas très loin car nous étions pour lui des blanc-becs, sans doute peu sûrs. Dommage, car c’est lui qui aurait pu nous montrer le dessous des cartes. Il ne nous laissa entrevoir que des petits bouts : comment on distribue les « petits numéros » (ces numéros de plaques minéralogiques qui alertaient les flics sur l’importance du personnage qu’ils venaient d’arrêter ; autant ne pas perdre de temps avec des clients qui vont faire « sauter » leur contravention dès qu’on aura le dos tourné. Je ne sais pas si ce trafic s'est maintenu et sous quelle forme avec le nouveau système d'immatriculation), comment on arrange les coups et jusqu’où dans les démêlés des élus ou des personnages locaux avec la police, etc. Mais les choses importantes, les compromis négociés pour tel équipement, les arrangements électoraux, nous n’en verrons rien. 
Le secrétaire général, c'est-à-dire le patron de l’ensemble de l’administration préfectorale, celui qui doit faire tourner les services, semblait perpétuellement exténué, perpétuellement excédé par son boulot et ses collaborateurs, et n’avait jamais de temps à nous consacrer. Avec ses airs d’intello désabusé, il aurait été bien plus à l’aise dans un ministère, où l’on voit le réel de suffisamment loin pour ne pas s’y salir.
Dans ce département très peuplé et peu étendu, le corps préfectoral se réduisait, outre le préfet, à son directeur de cabinet, au secrétaire général, et à 2 sous-préfets territoriaux. Ces derniers différaient autant que leur circonscription. Un jeune homme sémillant, très « jeune giscardien », petit marquis séducteur, résidait à Etampes au milieu des blés de la Beauce. Autant dire qu’il était fourré aussi souvent que possible à Evry. Un jour, il nous invita à venir à Etampes car il avait une affaire digne de lui. Il était visiblement fier de se montrer dans son rôle de médiateur. L’affaire aurait pu sortir d’un film mettant en scène don Camillo et Peppone : un curé moderniste avait démonté la chaire pourtant inscrite à l’Inventaire des Monuments historiques et avait rangé les planches on ne savait où ; il refusait d’obéir aux injonctions du maire, un paysan traditionaliste, qui exigeait qu’il la remonte. On comprend toute l’ampleur ridicule du problème : d’un côté les exigences du propriétaire, de l’autre celles de l’utilisateur. J’ai oublié la fin de l’histoire, mais je revois clairement la scène dans la petite salle de réunion de la sous préfecture de poche d’Etampes.
J’ai revu ce garçon plus tard, directeur de cabinet de je ne sais plus quel ministre, fonction qui correspondait mieux à son genre de beauté et à son entregent mondain.
L’autre sous-préfet, Jacques Chevance, était d’une tout autre trempe. Il dirigeait l’arrondissement urbanisé de Palaiseau, alors largement dominé par des maires communistes. J’y reviendrai.
Le Préfet, Paul  Cousseran a fait aussi une belle carrière, notamment en outre-mer. J'en ai entendu parler, en bien, quand je me suis rendu en Polynésie. Petit, il avait une prestance naturelle qui ôtait toute envie de lui taper sur le ventre et lui évitait tout besoin de s’affirmer avec ostentation. Michel T. avait des liens familiaux avec lui, ce qui nous valut sans doute plus d’invitations à la résidence. Il tint, toutefois, la balance égale entre nous. J’admirais la façon dont il conduisait les réunions du Conseil général, moi qui, tout juste débarqué de l’enseignement,  n’avais aucune expérience de ce genre de lutte. Mais il nous restait naturellement assez lointain.
Je ne me rappelle pas les dossiers traités pour lui. Je me souviens lui avoir écrit des discours, notamment le premier, celui qu’il devait prononcer pour l’ouverture de la Foire aux haricots rouges d’Arpajon ! Je me demande ce que j’ai pu raconter, comment j’ai essayé de me glisser dans son costume. Peut-être ne l’a-t-il pas prononcé ? Je ne sais, puisque je me suis épargné ce samedi champêtre. L'idée qu'il ne l'avait pas lu m’est venue récemment et allez-savoir pourquoi, elle m’a été désagréable. Par la suite, il m’arrivera souvent d’écrire discours, lettres ou notes. Il y a du plaisir à essayer d’endosser la personnalité et les idées d’autrui, même si le sujet est rarement passionnant. 
J’avais aussi l’occasion de lire tout le courrier avec une prédilection pour les rapports de police ou de gendarmerie. J’appris ainsi un peu des mœurs sexuelles des habitués de la forêt de Sénart où je vais maintenant promener mon VTT (en évitant le coin des homos). Mais la forêt est désormais beaucoup plus calme avec la fermeture des routes qui la traversaient. Notre sémillant maire de Draveil, le villepiniste Tron  parle de les rouvrir. Mêmes causes, mêmes effets ?
Il y a surtout ce rapport de police concernant la sécurité routière sur l’autoroute A6. Arrêté pour je ne sais plus quelle raison à la hauteur du poste de police qui se trouve juste avant le périphérique, sans doute à cause du caractère déglingué de ma vieille 204, j’avais pu échapper au PV en impressionnant ce brave policier par ma connaissance du dernier rapport de police : qu’est-ce qui m’avait pris d’emprunter la voie de droite alors que j’avais lu que c’était la seule sur laquelle il était possible d’arrêter d’éventuels contrevenants, ce qui expliquait le faible nombre de sanctions ? On laissa donc repartir sans contravention le blanc-bec qui connaissait les noms de la hiérarchie policière de l'Essonne.
Une bonne partie de notre temps de stagiaires se passait en bavardage, sous prétexte d’accroître notre connaissance des dossiers, notamment avec ce protégé du Préfet dont le principal mérite était d’avoir une très jolie femme complètement stupide. Ah qu’il est doux de pouvoir renforcer ses préjugés à peu de frais : jolie et stupide. Lui, ne me semblait guère plus astucieux, ne serait-ce parce qu’il ne pouvait se passer de me héler par un « Bessame mucho » chaque fois qu’il m’apercevait.
Le chef de cabinet, grand jeune homme nonchalant, avait une femme piquante, une petite brune au visage asiatique, avec laquelle il formait un couple totalement improbable. Ils devaient divorcer d’ailleurs peu après. Elle arpentait les couloirs du cabinet où nous avions chacun un bureau individuel Thierry et moi, d’un pas nerveux et toujours pressé. Elle refusait avec opiniâtreté de se plier aux modes vestimentaires du lieu. Je ne l’ai jamais vue qu’en pantalon moulant, pas un jean toutefois car ce n’était pas encore la mode. Elle fut pour beaucoup dans l’attrait qu’exerça rapidement sur moi la préfecture. Vous me permettrez de ne pas en dire plus. 
Thierry était beaucoup plus sensible au charme classique de l’ancienne secrétaire générale d’Etampes qui venait de rejoindre Evry. Il adorait ses minauderies un peu affectées même s’il semblait qu’elle eut jeté son dévolu plutôt sur moi ( je ne vous dirai plus rien si vous pensez que je me prends à tort pour le centre du monde). Je l’avais beaucoup déçue en ne tentant rien (car rien ne me tentait) lors d’une invitation à venir chez elle que j’avais fini par accepter. J’étais surtout curieux de voir à quoi ressemblait la Grande Borne d’Emile Aillaud  puisqu’elle habitait un petit pavillon mitoyen du grand ensemble.
Comme on le voit, notre vie était paisible et plutôt amusante. Le soir nous retrouvions Paris et nos familles, ma femme et mes 2 enfants, pour moi. Le lendemain nous retournions sur nos terres de mission. Je me garais sur la dalle abritée.


 Et je gagnais les bureaux pour retrouver une atmosphère pas très éloignée de celle que l’on rencontre parmi les communautés de Français de l’étranger que je venais de fréquenter pendant 2 ans à Téhéran. Comme ces derniers, la plupart des chefs n’étaient là que de passage, dans un département sans âme, qui n’avait ni le charme de la province ni l’aura de Paris et où ils se sentaient exilés pour un temps. Trop près de Paris pour n’en être pas étouffé, on ne bénéficiait pas de la vie mondaine d’une capitale de province. La moindre réunion importante comme la plus modeste sortie se déroulaient à Paris. Ces sortes d’expatriés se rassemblaient donc dans la commune critique des "indigènes", attendant le moment de s’enfuir ailleurs, où ils se retrouveraient, quoiqu’ils en pensent, aussi dépaysés et aussi déracinés qu’à Evry

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           La résidence du Préfet et l’accès officiel pour les jours de réception.
Nous, qui étions doublement suspendus dans le vide, comme parisien et comme stagiaire, nous regardions tout cela avec amusement. Nous savions que les choses sérieuses commenceraient à la fin de l’année avec le retour sur les bancs de l’école.
Notre préfecture d’opérette connut pourtant son jour de gloire nationale. Parmi les « coups » dont Valéry Giscard d’Estaing était coutumier, il y eut la décentralisation du Conseil des ministres en province. Il me semble qu’il y en eut deux, j’ai oublié la seconde. La première se déroula à Evry, alors sur le devant de la scène avec l’inauguration du centre ville / centre commercial, le fameux Agora. On imagine le tralala qu’un tel déplacement impliquait dans un lieu encore largement en chantier. 
Si je me souviens parfaitement de cette journée, c’est parce qu’elle fut l’occasion d’une de ces petites piqûres d’amour-propre qu’on n’oublie jamais car elle refait surface périodiquement  sans qu’on y prenne garde. Un petit pincement au cœur et la voilà déjà repartie. Cela suffit cependant pour nous rappeler à jamais que, ce jour-là, nous nous sommes sentis ridicules. Ces petites humiliations n’ont guère d’importance pour tout autre que nous. Au pire, elles suscitent chez ceux à qui l’on ose les raconter, un sourire légèrement amusé, sans doute car notre honte, avec sa dimension infime, en évoque chez notre interlocuteur d’autres tout aussi remarquables par leur côté dérisoire. Ce qui nous rassemble alors, c’est le commun sentiment d’avoir fait tout un plat d’un évènement minuscule, de le savoir et de ne pouvoir, pourtant, se débarrasser une fois pour toutes, de l’importun souvenir.
Les différents services chargés de la sécurité avaient pris possession de la ville. On repérait les tireurs d’élite sur les toits des immeubles en construction. Les services de communication s’agitaient comme à leur habitude, tout un petit monde d’attachés de presse et de journalistes se retrouvait comme en vacances sur ce terrain de jeu inhabituel.
Notre rôle était modeste. Je ne me le rappelle plus avec précision. Nous devions défendre le secteur du cabinet contre toute intrusion. A un moment, le Secrétaire général de l’Elysée, Xavier Gouyou-Beauchamp me hèle en passant rapidement à côté de moi. Il n’avait pas encore ses airs de sénateur romain qu’il aurait lorsque je le retrouverai à la fin de sa carrière comme président de TDF (Télédiffusion de France, la société chargée des techniques de diffusion de la télévision), mais il avait déjà beaucoup d’allure. Grand, mince, une épaisse toison noire ondulée, il avait quelque chose d’un courtisan de Louis XV, avec sa politesse exquise qui ne masquait pas le sentiment de son importance ni l’exigence implicite des égards qui lui étaient dus.
Me voici donc à trottiner derrière ses grandes enjambées. Brusquement il franchit le cordon rouge qui court à 30 centimètres du sol pour délimiter le périmètre interdit. Je lui fais remarquer qu’il ne peut se diriger par là, ce à quoi il me répond, à juste titre et sans acrimonie ni ironie, comme une évidence que l’on doit faire partager : « Tout ceci n’est pas pour moi ». S’il n’y avait aucun affect dans la réplique du haut fonctionnaire, le stagiaire de l’ENA se sentit stupide et ridicule, petit flic incapable de comprendre la raison d’un règlement qu’il ne savait qu’appliquer à la lettre.
Quinze ans plus tard, nommé représentant de l’Etat au sein du Conseil d’administration qu’il présidait, je rappelais l’anecdote à Xavier Gouyou-Beauchamp. Pour l’amuser, non pour évoquer un souvenir commun, car il ne pouvait y avoir de souvenir pour lui puisqu’il n’y avait pas eu d’évènement. Le rappel de son brillant passé élyséen l’amusa sans doute plus que mon récit. Il était devenu le centre d’un petit noyau de résistance giscardienne face au chiraquisme triomphant et au socialisme à l’affût. Il n'était plus au centre du pouvoir.
A l’approche d’une hospitalisation prévue de son sous-préfet de Palaiseau, Paul Cousseran m’envoya chez Jean Chevance pour que je me forme un peu avant de le « remplacer ». J’ai parlé ailleurs de ces 2 mois, à la fois amusants puisque je jouais au sous-préfet sans en avoir véritablement la responsabilité, un peu frustrants aussi car je me retrouvais loin de mes compagnons de bavardage d’Evry. Une sous préfecture, même celle de Palaiseau qui coiffe une population plus nombreuse que bien des préfectures, reste une toute petite structure dont les agents sont confinés dans des tâches d’exécution. Il y avait bien un attaché d’administration de mon âge mais que je voyais peu. Il bénéficiait d’une décharge quasi-totale de service car il préparait l’ENA. Il y rentra et je le retrouvais 10 ans plus tard dans la peau d’un directeur régional des affaires culturelles d’Alsace, flamboyant occupant du Palais du Rhin de Guillaume II.
La sous-préfecture était provisoirement installée dans un bâtiment préfabriqué, type collège Pailleron, ces bâtiments industrialisés qui se sont rendus tristement célèbres par l'incendie de l'un d'entre eux : bilan 20 morts.. Ses vastes baies ouvraient sur un parc touffu. Au début j’accompagnais Chevance dans ses déplacements. Je me souviens ainsi d’un entretien avec le numéro 2 de Citroën dans ces bureaux du bord de Seine qui seront détruits pour laisser place aux bâtiments et jardins que dessert le, précisément nommé, Quai André Citroën. Il s’agissait de convaincre le constructeur automobile de ne pas couper les commandes qu’il passait jusque là à un sous-traitant de l’arrondissement. Je ne crois pas que cette démarche ait eu le moindre effet sur cette décision industrielle. On devait retrouver souvent, jusqu’à aujourd’hui, ce scénario de désengagement et de délocalisation qui frappe en priorité les petits sous-traitants.
Je connaîtrais le même flop lorsque, devenu le sous préfet intérimaire, j’accompagnais le responsable qui s’occupait notamment, à la sous préfecture, des transports collectifs. Accompagner est le mot juste puisque je n’ouvris pas la bouche dans cet entretien avec le directeur de l’Agence des transports de la Région parisienne, ce qui scandalisa mon vieux fonctionnaire pour qui j’étais, malgré mon âge et mon inexpérience, le sous-préfet, c'est-à-dire le seul à pouvoir emporter une décision favorable. C’était à Paris, entre l’église Saint François Xavier et les Invalides. Je revois souvent ce petit hôtel particulier. Un petit pincement au cœur,  un de plus, à l’évocation de ce souvenir peu reluisant mais, allez savoir pourquoi, moins cuisant que celui déjà raconté. Il me faudrait encore quelques temps avant d’apprendre à m’imposer même lorsque je connaissais mal ou pas du tout le sujet alors qu’un spécialiste se trouvait sur les lieux. Ensuite, cette barrière psychologique franchie, on a d’autant plus d’aplomb que l’on a peu de compétences. Pente dangereuse sur laquelle on se laisse souvent glisser par facilité en faisant confiance à son bagout et à sa capacité à faire illusion.
Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai déjà raconté ailleurs, ma secrétaire à l’affection maternelle un peu étouffante, mes sorties dans la DS préfectorale pour aller à telle ou telle inauguration, ni mes entretiens à l’hôpital avec Chevance. Il n’y avait pas énormément d’affaires qui remontaient quotidiennement au sous-préfet. Parmi celles-ci, les propositions de décision des commissions administratives de retrait du permis de conduire, dont certaines se tenaient spectaculairement sur le bord des routes, lors des grandes migrations. Le sous-préfet devait avaliser ou réformer leurs arrêts. Je faisais mes propositions au sous-préfet, mais je dois dire que c’étaient souvent mes décisions qu’il devait réformer.
Chevance redevenu complètement opérationnel, je rejoignis Evry. Le chef du Bureau des affaires communales était sur le départ, car il venait de passer sous-préfet au tour extérieur. On me nomma pour le remplacer. Je le côtoyais quelque temps pour me mettre au courant. Son nom était sa première fierté : s’appelant Abad, il était le premier de la liste des fonctionnaires du Bottin administratif. Grand gaillard costaud, un peu bellâtre, il m’avait sans doute sauvé d’une mauvaise blessure, le jour où, debout dans son bureau, sur les coups de midi, j’avais brutalement perdu connaissance par hypoglycémie et j’avais basculé en direction du coin de son bureau. Il avait réussi à m’intercepter. A l’époque, j’étais coutumier de ces chutes de tonus. Je ne dirai donc pas de mal de lui.
Il y avait d’autres personnages dans cette faune que j’apprenais à découvrir. Un autre directeur, une femme d’une cinquantaine d’années, faisait des abdominaux dans son bureau, jupe retroussée, oubliant parfois, volontairement ou non, d’en fermer la porte. Elle mangeait dans cette même pièce, disposant d’un réchaud et de gamelles. J’avais le sentiment de côtoyer une bande de doux dingues. Etait-cela la « vraie vie » que j’ambitionnais de vivre, maintenant que j’avais quitté l’univers, à jamais enfantin, du lycée où j’avais été prof pendant 5 ans ?
Je me suis promené dans les couloirs de la grande barre, au dernier étage où j’avais mon bureau. Ce fut une plongée hallucinante dans le passé. Rien, absolument rien n’avait changé (si ce n’est l’intitulé des directions : maintenant, le 3ème est occupé par la Paierie générale ; j’aurais pu vérifier si l’actuel TPG avait gardé les habitudes d’ordre de son lointain prédécesseur) : les couloirs bordés de placards et de portes en bois, ouvrant sur des bureaux semblables, tout était identique. J’étais brutalement retourné 35 ans en arrière. J’ai essayé d’entrer dans un bureau situé à peu près à l’endroit du mien, mais il était fermé. Je me suis senti un peu ridicule et je n’ai pas renouvelé ma tentative à un autre endroit.
          J’ai passé 2 mois derrière l’une de ces portes.
Mes collaborateurs ou plutôt mes collaboratrices car je n’ai pas gardé le souvenir de la présence d’hommes, étaient charmantes. Dévouées à leur boulot, consciencieuses comme savent l’être les femmes, attentives et, elles aussi, un peu maternelles malgré leur âge assez semblable au mien, elles me faisaient découvrir un autre monde, celui des employées de banlieue, aux ressources modestes mais pleines d’entrain dans une vie consacrée au travail, aux courses dans les supermarchés et aux soins donnés aux enfants. Je me souviens bien de l’une d’entre elles, à l’intelligence particulièrement vive, que j’essayais d’encourager à passer des concours de catégorie A. Mais comment faire quand on a tant de tâches à accomplir ?
Les vacances d’été étaient là. Ma jeune collaboratrice me raconta comment elle partait dès le vendredi soir, malgré les embouteillages de ce premier départ d’août, pour aller coucher quelque part sur une aire de repos de l’autoroute avec sa caravane, afin de repartir à l’aurore, et ne perdre aucune minute de ses vacances en Espagne. Je partais de mon côté pour la Grèce avec ma femme et mes 2 enfants, dans la 204 bourrée de sacs de couchage, de tentes et de jeux divers pour les enfants. Après avoir descendu toute la péninsule italienne, nous devions sillonner pendant 15 jours le Péloponnèse, loin des autoroutes, des campings et des aires de repos. J’avais le sentiment que nous habitions sur 2 planètes différentes.
Après le stage de préfecture de 9 mois, il y avait un autre stage de 3 mois que l’on faisait assez souvent en ambassade. Pour rester à Paris, je m’inscrivis dans une session de rattrapage organisée pour ceux qui, comme moi, n’avait jamais fait d’études de droit ni suivi les cours de Sciences Pô. Autant que je me souvienne, cela ne me fut d’aucune utilité pour les 2 ans qui devaient suivre. Nous étions un tout petit nombre à suivre des cours de droit international, de comptabilité, de relations internationales, de je ne sais quoi encore. Mais au moins je pouvais rester à Paris, sans même être obligé de prendre la voiture pour me rendre à Evry. Je me rappelle m’être scandalisé du coût que représentait la venue en avion depuis Toulouse du prof de fac qui venait 2 ou 3 fois par semaine donner un cours quasi particulier à quelques élèves, les 2 polytechniciens reçus sans concours (cette faculté a disparu depuis, alors que mon fils,  heureux polytechnicien,  aurait bien aimé, je crois, pouvoir en profiter) et 2 ou 3 autres élèves comme moi.
Ce cours de relations internationales, coûteux peut-être, fut le plus utile qui soit, nous permettant d’entreprendre au printemps 1976 un voyage de quelques jours à Berlin chez le Gouverneur français de la ville occupée. Le mur ne chuterait que dans un peu plus de 13 ans et l’on croyait encore aux dangers de la guerre froide. Un jour où nous discutions avec le Gouverneur, un officier de l’armée de l’air avait fait irruption tout affolé : 2 Migs russes avaient fait mine de détourner  des avions de chasse français du couloir aérien reliant Berlin à l’Allemagne fédérale. J’avoue que je n’avais pas réussi à percevoir la gravité de la situation. On jouait à s’espionner, à tâter le moral des étudiants en infiltrant les Universités, etc. Il fallait bien pimenter un peu cette existence rocambolesque de troupes d’occupation toujours stationnées 30 ans après la capitulation de l’Allemagne nazie.
Plus amusante fut cette virée à Berlin Est dans une voiture du Gouverneur. Pour maintenir la fiction de l’absence de frontière entre les différents secteurs d’occupation et notamment entre les secteurs occidentaux et ce qui était devenu la capitale de la RDA, la voiture passait au Check Point Charlie au ralenti, les vitres soigneusement closes pour éviter tout contact avec les Vopos.  Sans regarder ces derniers, puisque diplomatiquement ils n’existaient pas, le regard bien droit et la nuque raide, nous maintenions contre la vitre nos passeports ouverts afin de permettre à nos policiers fantômes de noter nos noms et heure d’entrée.
La déambulation dans les larges avenues quasi désertes de Berlin Est réservait d’autres surprises. Ainsi, cette bibliothécaire qui nous expliqua, en français, que son établissement conservait tous les livres de l’ancienne bibliothèque de la ville mais pas le catalogue resté à Berlin Ouest. Voici au moins un problème que 1989 a résolu.
A l’ouest, nous avions pu aller écouter un concert dans la magnifique salle de la Philharmonique de Berlin. Karajan en était encore le directeur et, oh horreur !, je ne me souviens plus si c’était lui qui dirigeait ce soir-là. Nous avions assisté à une représentation de la Clémence de Titus. J’ignorais tout de cet opéra de Mozart mais j’essayais de me faire mousser auprès des 2 polytechniciens en brodant une histoire sur mes souvenirs de Titus et Bérénice. Dommage ! Il s’agit bien du même Titus mais l’intrigue ne concerne absolument pas ses amours avec Bérénice. Heureusement mes amis scientifiques étaient prêts à croire aveuglément le littéraire de la bande. L’un d’eux était le neveu du préfet Doublet;  je ne sais ce qu’il est devenu ; l’autre, je le retrouvai comme sous-directeur au Trésor au début du XXIème siècle. Nous n’avons pas évoqué ces souvenirs, sans doute parce que, honteux comme je l’étais encore, j’étais le seul à me souvenir de ce malheureux opéra, le dernier composé par Mozart et donné 2 mois avant sa mort.  Décidément, que de motifs de honte pendant cette année 1975 où j’essayais de me positionner avec tant de maladresse dans mon nouveau milieu professionnel.
Nous avions fait le voyage dans le luxueux train spécial qui reliait Strasbourg à Berlin Ouest. Le trajet s’effectuait de nuit, pour des raisons de commodité mais surtout pour faciliter le bouclage de la partie est-allemande du voyage. Dès le passage de la frontière entre RFA et RDA, le train était hermétiquement clos, les rideaux baissés et l’on n’avait pas même le droit de regarder dehors. Je me rappelle d’un arrêt en pleine nuit dans une gare de RDA. Le décor était digne d’un roman de John Le Carré : en soulevant légèrement le rideau, on découvrait un quai plongé dans la brume, mal éclairé par quelques réverbères au halo inquiétant, des Vopos arpentant le bitume le long du train, certains avec des chiens en laisse et tous la mitraillette au côté. Le retour fut plus comique : en ce printemps 1976, pour cause de choc pétrolier de 1973, la France venait de rétablir  l’heure d’été, abandonnée depuis la guerre. La France oui, mais pas la RFA. Aussi avions-nous manqué notre correspondance à Strasbourg, le train de Paris étant parti une heure plus tôt.
Mais il n’y a pas que les trains qui sont en avance. Me voici déjà en 1976 et bien loin d’Evry. Il est temps d’arrêter l'évocation de ces souvenirs qui ne redoreront guère le blason d'une Ecole et de ses élèves. Une dernière anecdote, toutefois. Sans malice, bien sûr. En juin 1975, un samedi matin, je suis venu dire au revoir au Préfet. J'étais accompagné de mon fils qui n'allait pas encore à l'école comme sa soeur. Naturellement, Paul Cousseran a voulu prendre le bébé dans ses bras. J'ai cru percevoir une légère grimace, à peine esquissée, lorsqu'il se saisit du petit bonhomme. Je compris lorsque je le pris moi-même dans mes bras. Il venait de faire pipi dans sa culotte pour sa première rencontre avec l'autorité préfectorale. Comme le Préfet, je n'en laissais rien paraître. Il est vrai que je devais être avec mon éternel pull marin et non, comme lui, avec mon "costume de travail", comme aurait dit ma fille aînée.

En novembre 1975, c'était le retour sur les bancs de l'Ecole. J'en parlerai peut-être un jour. En attendant, voici un petit texte trouvé sur internet qui m'a amusé, même s'il égratigne le souvenir que j'ai gardé de Pierre Racine. Cette courte histoire montre bien comment l'Ecole a trahi ses ambitions originelles.
Annexe
Comment se construit l'élite
7 janvier 2002
J’aime les témoignages qui dévoilent le mécanisme intime des institutions. Voici celui de Jean-Louis Bodin. Sorti 13ème de Polytechnique en 1963, il rate d’une place le corps des Mines (qui accueille par tradition les premiers de l’X) et envisage (il le fait savoir à l’avance comme cela était demandé) de postuler à l'ENA qui cette année-là offrait deux places aux polytechniciens.  
Au printemps 1963 Pierre Racine, directeur de l'ENA, lui fait dire de venir le voir à son domicile. Voici le dialogue que Jean-Louis Bodin m'a rapporté : 
Pierre Racine : Vous sortez 13ème de l'X, c'est bien ! Cela vous permet d'entrer à l'ENA, c'est parfait. J'aimerais faire votre connaissance. Parlez-moi de votre famille. 
Jean-Louis Bodin : Ma famille est de Bordeaux. Mon père s’occupait d'une revue professionnelle dans les bois et résineux, il est décédé. Ma mère a repris son activité. 
Racine : Ah ! vous êtes bordelais ! en somme vous ne connaissez personne à Paris. 
Bodin : Non, en effet. 
Racine : Ça pose un problème. Vous pouvez entrer à l’ENA, votre classement à l’X vous y autorise. Mais la question n'est pas d'y entrer, c'est d'en sortir. Pas de relations à Paris, origine sociale modeste… je sais comment les choses se passent à l’ENA : vous n'aurez jamais un grand corps. Que serez-vous à la sortie de l’ENA ? administrateur civil au ministère des Anciens Combattants. Ça vous tente, le ministère des Anciens Combattants ? 
Bodin (terrorisé) : Pas du tout ! 
Racine (paternel) : Voyons, dites-moi, n’auriez-vous pas pensé à autre chose qu'à l'ENA ? 
Bodin : J'ai un peu pensé à l'INSEE... 
Racine : L'INSEE ! Excellent ! C'est un corps très intéressant, ça, les administrateurs de l'INSEE. La statistique, la planification, la comptabilité nationale, etc. 
Bref : Jean-Louis Bodin, qui étant provincial d'origine modeste connaissait mal la vie, est entré à l'INSEE où d’ailleurs il a fait une carrière honorable. Ceci a permis à un de ses camarades moins bien classé, mais dont la famille connaissait les rouages de l’administration, d'entrer à l'ENA dont il est sorti inspecteur des Finances, marchepied vers un destin des plus brillants. 
Il est bien sûr impossible de savoir si les conseils de Pierre Racine procédaient d’une bienveillance sincère ou s'ils visaient à dissuader un candidat bien classé, mais sans défense, pour faire admettre un autre candidat. C'est en tout cas le résultat qu'ils ont eu. 
Récit recueilli sur le site de Michel Volle.
En 1974-1975, Pierre Racine recevait dans son bureau de l’ENA, rue des Saints Pères.