Pages

mercredi 24 janvier 2018

Un p'tit coin de Paris

Ce p'tit coin de Paris, c'est au sens propre, un coin de rue, là où se croisent la rue du Faubourg Saint Martin et la rue Lafayette, dans le 10ème arrondissement. Un p'tit coin devant lequel je passe assez souvent, sans y faire spécialement attention, dans le fouillis de la ville. Trop d'images, trop de détails pour qu'on y prête attention dans le maelström de la circulation.

Mon histoire se déroule sur les 50m de trottoir du Faubourg Saint Martin.
Tout à gauche, l'entrée invisible de la cour du 206 rue Lafayette.
Tout à droite, la boutique Claverie.
Entre ces 2 points extrêmes, l'entrée d'une cour intérieure.

Cette après-midi bien grise, je suis là par hasard. Mon sympathique vélociste habituel m'a envoyé dans une autre boutique rue de l'Aqueduc qu'il vient d'acheter. Je m'étonne intérieurement de cette extension capitaliste qui semble bien improbable quand on connait sa petite échoppe. Mais celle de la rue de l'Aqueduc est encore plus petite. Elle abritait, il y a peu, le Boyauteur, boutique connue, parait-il des cyclistes sportifs traditionnels qui pouvaient y faire roder leur selle en cuir ou monter leurs roues à boyaux. 

Dans un post datant de plus de 10 ans, trouvé sur un forum de cyclistes, je lis : "Ça a l'air super comme adresse. Faut juste espérer que les bobos-branché-parigos dont la dernière lubie semble être le single speed ou le fixie ne s'y précipitent pas en masse, transformant un authentique magasin de passionnés en dernier endroit à la mode".

Rassurez-vous, le nouveau propriétaire semble digne de la réputation de M. Florquin. Une bonne cinquantaine, affable, il a accepté d'interrompre son travail en cours pour changer mon frein arrière brisé. Une heure plus tard, je repartais avec un vélo qui freinait sans m'obliger à racler les pieds par terre dans la descente de mes Buttes Chaumont à l'approche des feux rouges de l'avenue Simon Bolivar.

Une heure à perdre, donc, ou à gagner comme on veut. Pas d'appareil photo malheureusement, juste un téléphone. Mais tant pis. Je commence par entrer dans le passage qui ouvre au 206 de la rue Lafayette ou plutôt qui se ferme par une grille métallique.



C'est délabré, quasiment abandonné. Des plots empêchent le stationnement, sauf de quelques scooters. Seule la loge du gardien (ou plutôt sans doute une gardienne) arbore ses rideaux brodés pour lutter contre la décrépitude ambiante.


Il y a peu, de nombreuses petites entreprises animaient ce long corridor, comme l'indique ce grand panneau qui renvoie, pour l'essentiel à des activités disparues.


Au fond, près de d'un immeuble récent qui ferme la cour, une tache de couleur vive : l'atelier abandonné d'un artiste peintre, spécialisé dans le portait.

"Ton pays est ton corps, ta frontière est ta peau"

Le peintre a dû transférer son pays ailleurs... Rentré chez moi, j'apprends que l'ilôt a été racheté en 2016 par la Financière Saint James qui "prévoit la réalisation d'un véritable lieu de vie et d'échanges de 10 000 m2 mélangeant commerces de proximité, échoppes, ateliers d'artistes, espaces de co-working et plus généralement, un espace tourné vers les nouveaux modes de vie, dans un quartier en pleine mutation". 

Je leur souhaite bon vent, en me réjouissant d'être entré là avant ce grand coup de balai.

Je comprends ainsi pourquoi la web-tv Buddha Channel a cessé de publier des vidéos sur Youtube depuis un an. Ne reste plus qu'une enseigne et un mur légèrement psychédélique.


Quand je suis entré dans l'impasse, j'ai été scruté avec attention par un homme de mon âge arrivant en scooter. Tout le temps de ma visite, il a discuté avec un voisin. Je suis déjà dans la rue quand il franchit lui aussi la grille. Je l'aborde. C'est Papa.


C'est le propriétaire de cette auberge qui occupe le rez de chaussée de ces petits bâtiments d'un étage qu'on trouve encore assez souvent dans Paris et qui vous propulse dans une paisible province, pour peu que vous arriviez à oublier tout ce qui les entoure : un étage et des mansardes.


Tout est du sud-ouest. La cuisine bien sûr, mais aussi la décoration en piments d'Espelette (tout à fait vrais, comme à Espelette) et l'accent du patron. Je le félicite de l'avoir conservé aussi chaud, aussi entraînant alors que c'est un Aveyronnais (il y en donc encore), parisien depuis 38 ans, dans ce resto depuis 30 ans. Vérification faite sur son propre site, le restaurant n'existe que depuis 20 ans. On est du sud ou on ne l'est pas.



Connait-il les projets immobiliers concernant la cour intérieure sur laquelle débouche son arrière cuisine ? N'est-il pas inquiet pour ce petit îlot du vieux Paris populaire, alors que les fenêtres au dessus de son établissement sont murées ?  "Ca ?, ça dure depuis 20 ans. Et puis il y a une charpente métallique d'Eiffel classée dans un bâtiment. Alors ...". Visiblement il me prend pour l'emmerdeur d'une quelconque association de défense du quartier. Je l'imagine bien au fait du projet et tout heureux de cette réhabilitation qui va lui attirer une clientèle nouvelle.

D'ailleurs, les commerces n'ont-ils pas déjà changé ? Le "Fournil de Paris" n'est pas vraiment une boulangerie et le café d’à coté sert du Red Bull (ceci dit, sa  clientèle de vieux doit bore d'autres breuvages).


Juste après ce café s'ouvre une cour intérieure qui n'a rien de rare, sauf qu'on se croirait transporté dans les années 50. Même les voitures, les vélos semblent d'un autre âge.



Une tête sculptée, une fontaine en fonte. C'est un immeuble du XIXème siècle avec d'alleurs une assez jolie façade avec ses frontons décorant chaque fenêtre. Vous les verrez en revenant vers la 1ère photo.



Une cage d'escalier attire le regard par l'élégance de sa fine rambarde. Lové dans son enroulement, deux trottinettes évoquent l'amour entre deux enfants, le garçon jaune et la fillette rose. J'ai publié cette image sur Instagram où je poste les photos qui m'amusent, m'intriguent ou m'émeuvent parce qu'elles déclenchent une rêverie souvent sans rapport avec l'objet qu'elles représentent.


Il est temps de retrouver l'animation de la rue et des fantasmes plus dynamiques. La devanture, mitoyenne, de l'entreprise de corsets et de lingerie Claverie réveillerait un zombie.


Le lingerie fine a remplacé les corsets.


On imagine à l'intérieur  tout un univers froufroutant. L'escalier notamment bordé de chaque côté de lingerie évoque la célèbre phrase de Clémenceau : "Le meilleur moment de l'amour, c'est l'escalier". Me méfiant de ma mémoire (l'évocation de ce genre de souvenirs a de quoi troubler), je recherche la citation exacte et je tombe sur celle-ci de Pierre Dac qui m'a fait beaucoup rire. La voici, même si elle n'a aucun rapport avec mon propos :"En montant un escalier, on est toujours plus fatigué à la fin qu'au début. Dans ces conditions, pourquoi ne pas commercer l'ascension par les dernières marches et finir par la première ?"



Malheureusement, je ne suis pas entré, pris soudain par la crainte de passer pour quelque fétichiste, moi qui pourtant n'ai jamais montré le moindre intérêt pour la lingerie féminine sophistiquée. La propriétaire que je devine à peine dans les reflets de la vitrine, ne m'encourage guère.


Ah, que ne suis-je quelque banquier du XIXème siècle, vétu de noir, portant chapeau melon et habitué à rencontrer sans vergogne quelque jeune danseuse à moité dévêtue ! Ou quelque cousette timide.


Car la boutique a pratiquement gardé sans changement son allure d'autrefois, depuis sa création en 1860. Elle est d'ailleurs inscrite à l'Inventaire des monuments historiques depuis quelques années.

J'avais ressenti la même pudeur absurde quand je découvris, il y a une vingtaine d'années, que la boutique de vêtements pour bonnes sœurs du 22 rue Saint Sulpice, à côté de laquelle je vivais depuis plus de 20 ans, allait fermer. A travers la vitrine, j'avais aperçu souvent son comptoir de bois ciré, son escalier en colimaçon, en bois également. Je m'étais amusé des sous-vêtements purement fonctionnels (mon refus de la sophistication ne va pas jusqu'à ces extrêmes) qui s'étalaient sans honte dans sa devanture. Je n'osais pas entrer pour prendre tout ceci en photo. Il ne me reste qu'une image, prise de loin, au moment où l'on dépendait son décor et ses colifichets. Depuis, c'est une boutique de mode, identique à des milliers d'autres, sans le moindre charme mais où les clientes se pressent en masse, rêveuses ou agitées, selon l'humeur du moment.


Heureusement, "Mademoiselle Claverie" a vendu il y a 3 ans la moitié de sa boutique, de l'autre côté du porche, à une jeune femme, d'origine belge, qui y a installé une "Epicerie culturelle". Là je suis rentré et ne l'ai pas regretté.


C'est à cette jeune belge de Charleroi que l'on doit la rénovation de l'ensemble, insistant auprès des co-propriétaires pour engager les travaux nécessaires. Je photographiais les vitrines quand un homme sortit de la boutique pour fumer une cigarette. C'était papa ! Non, le restaurateur mais le vrai papa de la jolie propriétaire, venue voir sa fille handicapée par une fracture du talon. Elle avait poussé le souci de reconstitution jusqu'à porter plâtre et canne dans cette partie de la boutique Claverie qui, il y a 3 ans encore, exhibait ses appareils orthopédiques. Je lui fis remarquer la curieuse cïncidence. Elle eut la gentillesse d'en sourire.



Les lustres sont des chapeaux melon


L'Epicerie culturelle a récupéré le local voisin, installé dans un immeuble moderne, pour y exposer des articles de mode et design.


Les vitraux vus de l'intérieur.


Encouragé par le père qui insistait beaucoup pour que je rentre (je n'ai vu aucun client tout le temps que je suis resté dans ce p'tit coin), j'ai flâné entre les rayons encombrés de produits belges et de bibelots. Ces gens étaient absolument charmants. Ils vous faisaient rêver d'une restauration de Paris qui respecterait l'esprit des lieux. Pas sûr que ce soit l'optique de la Financière Saint James.

Mais l'heure est passée. Je vais chercher mon vélo. D'ailleurs, la nuit commence à tomber, enveloppant de nostalgie ce p'tit coin de Paris.




Un site pour en savoir plus sur la boutique Claverie :
https://tousles10e.com/2015/12/04/la-premiere-epicerie-culturelle-belge-est-nee-et-cest-dans-le-x-guillaume-malaurie/