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jeudi 28 juin 2018

Les fumées de Chalon

Chat long sur Saône ! A la bonne blague.(et un selfie en prime)

Cela peut sembler bizarre, mais pendant des années les fumées épaisses qui sortaient vigoureusement des deux cheminées de l'usine Saint-Gobain de Chalon sur Saône ont symbolisé pour moi l'entrée dans le monde enchanteur des vacances. C'était comme une dernière image de la pollution nordique avant la pureté de mes Alpes natales.

On a oublié maintenant ce que signifiait, dans les années 60 / 70,  cette arrivée dans la plaine de la Saône après la traversée du Morvan. On allait pouvoir faire remonter la moyenne et avancer dans cet interminable voyage. Car depuis Paris, c'était une succession d'accélérations et de ralentissements. Après la traversée pénible de la banlieue sud, puis l'agréable verdure de la forêt de Fontainebleau dont l'obélisque marquait l'orée terminale, on se retrouvait engagé sur les longues courbes dangereuses de la nationale 6 (où Camus s'est tué en 1960). Sur sa chaussée à 3 voies, des automobilistes peu prudents, adeptes de la roulette russe, se lançaient dans des dépassements hasardeux sans visibilité, en disputant la voie centrale à ceux qui avaient le toupet de venir en face.

Puis à Auxerre, voici qu'on débouchait sur un tronçon d'autoroute surgi de nulle part, jusqu'à Avallon. Pourquoi cette autoroute en pleine campagne ? Je ne l'ai jamais su. Cela permettait de décompresser un peu et de foncer en cette période d'avant les limitations de vitesse (1973).

Puis, patatras, on retombait sur la nationale pour traverser ce foutu Morvan. Jolies villes, certes, Saulieu, Arnay le Duc, mais que de lenteur. L'espoir renaissait quand on apercevait, en contrebas de la route, les tuiles vernissées du château de la Rochepot. Quelques kilomètres encore de virages et de camions poussifs, et c'était Chalon et ses 2 cheminées. 

Là, la moyenne remontait un peu. On était dans la plaine et surtout, le contournement de Chalon, à quatre voies, était déjà réalisé. Il serait plus tard incorporé dans l'autoroute. Ensuite, tout allait mieux, avec ces villes judicieusement espacées, Tournus, où il faisait bon boire un café, Mâcon où, si l'on était plus tard dans la matinée, on pouvait manger une andouillette arrosée d'un mâcon blanc qui ne bénéficiait pas encore de toutes ces appellations de village qui déroutent le consommateur. Ensuite, je filais vers l'est, vers Bourg en Bresse, la délicieuse et sinueuse route au travers du Jura, Nantua, son lac qu'on ne voit plus aujourd'hui,  Frangy et bientôt Annecy.

Jusqu'à ce jour de juin 2018, je n'avais jamais fait halte à Chalon, à cause de ce contournement. Je connaissais bien toutes les autres villes de Bourgogne, mais Chalon ne pouvait qu'être moche, avec ses 2 cheminées, comme une borne miliaire d'aujourd'hui.

Depuis de plusieurs années, je voulais pourtant m'y arrêter. J'avais lu dans quelque ouvrage sur le Bas Empire que Chalon disposait encore de ses murailles d'alors. Mais la paresse fut plus forte que la curiosité, jusqu'à ce que je m'avise qu'on n'apercevais plus les fumées de Chalon depuis plusieurs années. Du coup je ne voyais même plus les cheminées. Avaient-elles disparu dans la grande braderie de l'industrie nationale ? J'ai voulu en avoir le cœur net et comme je voulais faire étape dans la longue remontée en moto depuis Nice, je choisis Chalon.

Rétrospectivement, j'ai compris que je n'avais pas eu tort de ne pas me détourner pour les fameuses murailles de la ville. Il n'en restait pas grand chose et n'était leur appareil si particulier, je n'y aurais pas prêté attention.


J'ai manqué connaître la même désillusion à propos de l'usine. A dire vrai, j'avais même fini par oublier mes cheminées ce jour-là et j'allais repartir en oubliant le motif premier de mon escale. On ne les voit pas depuis la ville (est-ce que j'avais imaginé qu'elles étaient planté en plein centre à la place de la cathédrale ?). Je me suis dit qu'elles avaient été démolies, comme l'usine de Bellegarde sur Valserine à 40 km d'Annecy. On a oublié maintenant qu'en descendant dans la cuvette de la ville, pour traverser la fameuse Valserine, on découvrait un spectacle d’apocalypse, digne de la Ruhr, une usine toute noire, enveloppée de fumées inquiétantes. Puis les fumées avaient cessé. Puis l'usine avait été démolie et maintenant on aperçoit de l'autoroute une prairie bien verte ("Quelle était verte ma vallée" à l'envers).

Mais non, l'usine n'avait pas disparue. Je la trouvais par hasard en repartant en direction de Paris, avec ses deux cheminées si reconnaissables.


Les cheminées ne fumaient pas. On ne percevait aucun bruit, aucun signe d'activité. L'usine était-elle fermée? Je posais la question au monsieur que l'on aperçoit au 1er étage de la maison ci-dessous. Quand il me vit prendre des photos, il descendit les escaliers à toute vitesse, sortit précipitamment et courut m'engueuler : "De quel droit photographiez-vous ma maison". Il se calma quand je lui dis mon centre d'intérêt. Il accepta même de répondre à mes questions." Non l'usine n'était pas fermée, elle fonctionnait. On avait installé des filtres et elles ne fumaient plus comme avant".


On peut donc cultiver ses patates en toute sérénité.


Après mon arrivée à Paris, je me suis renseigné et c'est comme ça que j'ai appris, 50 ans plus tard qu'il s'agissait d'une usine de Saint Gobain, vieille de plus de 100 ans (1912). Depuis l'époque de mes descentes depuis le Morvan, on n'y fabriquait plus de vitres mais des bouteilles. C'était toujours l'une des plus grosses usines européennes, fière de sa capacité à conjuguer grandes séries et commandes spéciales. Depuis 2015, Verallia (c'est le nom de la marque, avec 1 "r" et 2 "l", juste pour tordre le cou à l'orthographe) appartient à un fonds d'investissement américain.

Je suis toujours un peu triste quand la réalité vient recouvrir de sa banalité une rêverie fondée sur l'ignorance. Chalon a perdu ainsi son aspect mythique de ville centrée autour de ses deux cheminées, comme autour de quelque déesse maléfique. En revanche, j'ai découvert une ville tout à fait sympathique avec ses quais de Saône soigneusement ordonnancés.



La saison n'a pas encore commencée et les énormes bateaux de croisière sont heureusement désertés.Je n'ose imaginer ce qui se passe quand ils se vident de leurs touristes dans les rues de la ville.


Pour l'instant, tout est paisible sur l'eau.


J'ai manqué ne pas voir ce couple de cygnes qui défilaient le long des façades du 1er étage, comme s'il s'agissait d'une lisière d'arbres et non des constructions humaines, avant de s'engouffrer sous un pont. 




J'ai particulièrement aimé flâner dans les ruelles tranquilles de l'île Saint Laurent, de l'autre côté de la Saône. 



Dans 2 ou 3 rues commerçantes, on trouve des boutiques et des restaurants au charme vieillot.




Une ornementation simple, typique, l'entourage de pierre des fenêtres.


Hormis ces quelques rues, on se promène dans des ruelles quasiment campagnardes, avec des maisons très étroites, une porte, une fenêtre et c'est tout.






Quelques maisons très anciennes, qu'on penserait trouver plutôt à la campagne



Beaucoup de remises aussi, toutes sur le même modèle.



Pas étonnant que les chats se sentent à l'aise et pas simplement parce qu'on est au pays des "chats longs".


Celui-ci me regarde avec une commisération quelque peu méprisante.


Il est vrai que toute l’île est à la campagne. D'un côté la Saône, de l'autre les prairies et le parc qui longe un bras mort de la Saône. 



Au fond, le pont des Chavannes, construit au tout début du XVIIIème siècle et que les bombardements ont épargné.

Les piles sont évidées pour permettre le passage de l'eau lors des crues.


Vu du pont

Si ce pont a été épargné par la guerre, il a, malgré tout, un lien fort avec la Seconde Guerre mondiale : Chalon était à la frontière entre la zone occupée et la "zone libre". La Saône délimitait la frontière mais comme les Allemands voulaient utiliser l'hôpital Saint Laurent, ils ont décidé que la frontière passait de l'autre côté de l'Île.

On a restauré les 2 pavillons d'octroi qui servaient aux gardes frontières allemands.

Ici, on est du côté allemand et l'on devait trembler au moment de franchir ce point, même si on avait des papiers en règle.

 Photo extraite du panneau explicatif installé par la ville.
On regarde en direction de la zone occupée. Ces maisons ont disparu, remplacées par des immeubles.
On devine le petit bâtiment de l'octroi sur la droite.

Là, on regarde en direction de Vichy. Les gendarmes français vous attendent de l'autre côté.

La silhouette noire d'un corbeau semble nous rappeler ces moments terribles.


Heureusement, les cygnes sont plus rassurants quand on revient vers la Saône et le centre de Chalon.




C'est là que se trouve le port de plaisance. Je ne suis pas sûr de beaucoup aimer cet entassement de bateaux.



De l'autre côté de la Saône, Chalon s'étale. La partie XIXème ne manque pas de charme avec son kiosque à musique, ses allées ombragées.



Même le Palais de Justice prend ici un air bonasse. Ce vieil avocat semble à peine désabusé, tout au plaisir d'une cigarette.



Mais, bien sûr, c'est la vieille ville qui fascine. On s'étonne de voir autant de maisons anciennes dans une ville qui a dû être largement bombardé avec tous ces ponts bien tentants pour les aviateurs.







Les places et les coins de rue s'ornent encore de statues.



Ce "Christ ressuscité" est curieux avec ses épaules étroites et ses hanches quasi féminines.


J'ai croisé plusieurs fois des classes de jeunes écoliers que leurs maîtres emmenaient visiter les différents monuments de la ville. Pourtant on était un lundi et non un mercredi comme on aurait pu l'imaginer.

Ils incarnent effectivement "la suite" 


Je les ai suivis dans la cathédrale, un peu inquiet mais ils furent terriblement attentifs et silencieux.


L'architecture est assez composite mais élégante et parmi les oeuvres exposées, j'ai remarqué ce retable de Richard Tassel (1608)...


... et cette immense tapisserie du début du XVIème siècle qui, je l'avoue, m'a amusé par son caractère anecdotique. Pas de recréation des habits supposés de l'époque représentée, façon peintres pompiers, mais une galerie de la mode de l'époque du carton.


Moïse fait pleuvoir la manne sur le peuple d'Israël affamé 

La Pâque juive 

Les donateurs. 

On connait l'emplacement de leur maison, tout près de la cathédrale, mais l'immeuble actuel date du siècle suivant, avec une belle décoration "des 4 saisons". (1657)



Enfin, dernier panneau, Melchisedech offre le pain et le vin à Abraham.


J'ai jeté un œil rapide à l'église Saint Pierre dont on voit de partout sur les quais la curieuse coupole qui semble bizarrement étirée vers le haut.


Comme d'habitude, c'est l'aspect anecdotique qui m'a intéressé (alors que j'aurais pu admirer son intérieur sobre pour une église de la Contre-Réforme). Les stalles de bois font apparaître de bien curieux chérubins qui devaient échauffer l'esprit de certains.



Au terme de cette ballade, je ne voudrais pas que le côté bourgeois de la ville vous empêche de vous y arrêter. C'est vrai que cette juxtaposition de panneaux pourrait évoquer une âme contre-révolutionnaire.


Mais les indices de quelques transgressions ne manquent pas.

Ces trompe-l'oeil paraissent bien innocents, mais si l'on grossit l'image, on voit que cette femme est en petite tenue à sa fenêtre, ce qui, on le sait, n'arrive jamais dans la vraie vie. 




Cette boutique est tout simplement extravagante et Frédéric est un farceur.




.Et même la rue n'est pas si sage que cela.




Quant à la mairie, qu'on imagine bien comme il faut, elle manie une certaine forme d'humour ; dans cet arrêt de bus monoplace par exemple.


Que penser enfin de cette statue qui ne manque pas d'allure ?


Alors, maintenant que les cheminées se sont tues, il est temps de s'arrêter à Chalon.