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samedi 2 décembre 2017

Les Vénitiens s'habillent aux couleurs de leurs maisons.

C'est un des nombreux charmes de cette période presque hivernale : il n'est pas nécessaire de se lever très tôt, 6 h 30 suffit, pour profiter d'un spectacle à d'autres moments bien matinal.  La journée avait ainsi commencé en fanfare avec un lever de soleil d'autant plus beau qu'on devinait son flamboiement destiné à disparaître. 





Peut-être est-ce le nom de ce bateau, doucement éclairé par le soleil après avoir déchargé sa cargaison de travailleurs, qui me donna envie de visiter l'île de Burano. Je pourrais feindre aussi d'avoir choisi l'île bigarrée pour retrouver des couleurs dans un univers devenu gris. Ce serait mentir. J'ai simplement sauté sur l'occasion d'un bateau en partance. L'impulsion fut heureuse.


Le soleil avait effectivement disparu quand je quittais le Fundamento Nove. Le ciel, comme tout le monde, s'était couvert.


Le campanile penché de l'église San Martino sortait péniblement de la brume grisâtre mais on devinait déjà que la promesse de teintes plus vives serait tenue.


Dans mon souvenir (mon 1er voyage date de plus de 50 ans, le dernier de 16 ans), Burano était moins célèbre et moins fréquentée que  Murano où l'on venait visiter les fabriques de lustres vénitiens. Désormais, j'en ai fait l'expérience, Murano est délaissé. On peut s'y promener des heures sans rencontrer grand monde. En revanche, Burano est envahi et semble particulièrement apprécié des jeunes asiatiques.

Heureusement il suffit, ici comme ailleurs, de s'écarter de quelques dizaines de mètres pour pouvoir se livrer en toute impunité à son rêve de voyeur solitaire d'une beauté plus secrète. 


Avant même d'accoster, je vis où je devais aller traîner.


Il ne manque pas, au moins en cette saison, de coins tranquilles où les habitants vaquent paisiblement à leurs occupations, faire les courses, trier le produit de sa pêche, discuter ou se chamailler en sortant de l'école.









Ici on aime la couleur, partout, jusque dans les bateaux de transport.



Certes, cette débauche de couleurs vous agresse parfois.


Trop, n'est-ce pas trop ?


J'hésite. L'aspect de cette maisonnette relève-t-elle d'un mauvais goût involontaire ou d'une sorte d'humour tout à fait délibéré ?


....un humour analogue à celui que manifeste ce panneau inhabituel : calle Madonna


Humoristique encore, cet enlacement des façades. J'oscille entre 2 interprétations,  un aîné protecteur  ou un jeune frère facétieux venant chatouiller l'autre sous le bras ? J'aurais aimé connaître l'histoire de ce curieux partage.


La plupart du temps, la réussite est évidente dans sa simplicité. Jusqu'au fond de la moindre ruelle.



Une idée fait irruption et qui me gêne. N'ai-je pas une préférence, quelque peu décadente, pour les façades que le temps a patinées ?


La misère serait-elle un des ingrédients nécessaires à la vision esthétisante du touriste ? Comme dans cette maison d'un ancien marin contraint désormais à se déplacer avec un déambulateur et incapable de repeindre sa façade ?



Heureusement la gêne passe en imaginant que cet effet d'abandon a été recherché parfois,comme ici.


Il parait que l'île accueille à la belle saison de nombreux artistes. Des gens sûrement capables de préférer un enduit craquelé plus que bien lisse. D'ailleurs, certains sont encore là et travaillent dans le froid.


Ce qui m'a pourtant le plus frappé et touché, c'est que ma déambulation dans les rues construisit peu à peu une sorte de commentaire visuel de l'expression, par elle-même amusante, "habiller une façade".

Ce fut, très vite, au croisement de deux ruelles, la découverte d'une manière archaïque d'étendre son linge en travers du croisement, obligeant qui voulait passer là à baisser la tête sous les chemises et les pantalons.


Ici on utilise peu le système classique de la corde montée sur poulies qui permet d'accrocher son linge en hauteur au travers de la rue. On n'a pas peur de se servir de bâtons sommaires qu'on trouverait plutôt dans un campement nomade. Il y a même parfois au sol des pierres creusées pour recevoir les poteaux improvisés, preuve que l'installation est utilisée couramment. Il est vrai qu'il arrive qu'on ne soit  pas très loin du campement.


Même lorsque la corde à linge est tendue entre les maisons, c'est si bas qu'il faut louvoyer pour passer.


Intrigué par cette particularité, j'ai fait plus attention à tous ces linges en train de sécher péniblement sous le ciel plombé. C'est vrai, comme beaucoup de touristes, je suis souvent attiré par ce spectacle du linge dans la rue. C'est comme une irruption de l'intimité dans le champ public, avec ses bonnes et ses mauvaises surprises.



Mais ce qui est le plus frappant, à Burano, c'est l'étonnant accord des couleurs entre les vêtements et les façades, comme si on s"habillait avec les mêmes teintes, les mêmes nuances, les mêmes correpondances, que celles dont on a couvert les façades de ses maisons. Une continuité étonnante entre soi et son sweet home. 

Les exemples sont suffisamment nombreux pour enlever tout doute sur mon interprétation. Voici deux variations, également convaincantes, sur le même thème. Dans le premier cas, c'est la façade qui donne le ton, avec, en plus, son rideau Vichy, son cyclamen blanc et ses géraniums rouges.


Dans le deuxième, les volets imposent un dégradé de vert, ponctué de noir.


Ce serait trop beau de penser qu'un même habitant de la lmaison ci-dessous ait réparti son linge de manière à respecter une évidente harmonie. Même sans cette hypothèse sans doute excessive, force est de constater que le linge n'a pas été étendu au hasard.






On notera, ci-dessous, la serviette beige qui annonce la façade voisine.


Dans cette petite cour, il me semble que la démonstration est parfaite.



Enfin, un dernier exemple parlant.


Et puis non, encore un, lui aussi démonstratif dans sa simplicité. 



Une fois qu'on a remarqué ces correspondances mystérieuses, on devient sensible à une multiplicité d'accords entre machines et maisons, entre humains eux-mêmes. Tout devient signe, renvoi, rappel, réminiscence.

Ce n'est pas un hasard si ces 2 bateaux sont posés contre ce mur dont le mauve attendait depuis toujours cette réunion du rouge et du bleu.


Ce n'est pas un hasard non plus si ces 2 fillettes sont amies. Leurs sacs à dos se plaisent ensemble et je suis prêt à parier une boîte de couleurs que la fillette de gauche a un bonnet bleu dans son sac.


Enfin pouvez-vous imaginer que ces 2 machines puissent être disposées différemment. Ne serait-on pas choqué de les voir intervertir leurs positions, alors que les bleus vont si bien avec les bleus, les ocres avec les orange, condition d'un bon repos, apaisé, avant le tintamarre du boulot ?


Puis il faut rentrer. Est-ce la conséquence d'un brusque retour au monde prosaïque qui est le mien, comme une re-descente nauséeuse après un paradis artificiel, mais mon humeur est morose face à la lagune grise. Pour la première fois, mon âme de païen animiste perçoit la détresse de ces poteaux qui marquent les chenaux navigables. 

Habitués à être trois, fortement enlacés (n'allez pas les  juger, c'est en triangle qu'ils doivent vivre, non en couple), ils sont parfois réduits à deux, leurs bras de fer distendus. Un jour il n'y en a plus qu'un, parfois solide comme au premier jour de sa trinité heureuse, parfois réduit à un moignon qui affleure à peine la surface de l'eau.


Leur compagnon disparu, ils en tombent avec plus de force dans les bras l'un de l'autre.


Heureusement, ils savent qu'ils ne sont pas seuls : la cohorte des éclopés est innombrable et c'est mieux que d'être seul, à regarder passer un vol de cormorans.




Mais revoici un peu de vie et de couleur, avec ce père et ce fils qui attendent de pouvoir traverser le chenal.


Ils vont peut-être croiser ce jeune couple aperçu entre Torcello et Burano. Une image presque monochrome et qui illustre bien, malgré tout, l'envie de vivre et de se dépasser.