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mardi 17 septembre 2013

Mes années RFO. Saint Pierre et Miquelon

Quand on a la chance de pouvoir succomber à ses envies sans attendre, ce serait un crime de ne pas s'y laisser aller dans l'instant tandis que ceux qui travaillent sont obligés de les refréner jusqu'à leur premier moment de liberté. Ils attendent de nous qui avons ce privilège de la retraite, que nous en profitions vraiment pour faire ce qui nous plait. C'est presque un devoir de bonheur que nous devons à leur labeur  qui paie de leurs efforts (et de leurs cotisations !) notre oisiveté. 

J'écoutais distraitement France Inter tout en déjeunant rapidement. Fin du journal. Jean Lebrun annonce le sujet du jour de son émission "La marche de histoire" : Saint Pierre et Miquelon. Je ne sais pourquoi ce jour-ci, une vague de reconnaissance envers tous ces gens d'outre-mer (et pas seulement les habitants de Saint Pierre) m'envahit alors, avec l'envie de leur dire d'une manière ou d'une autre, merci pour ces 10 années passées auprès d'eux et pour ma plus belle expérience professionnelle à leurs côtés. 

Peut-être suis-je enfin mûr pour pouvoir évoquer cette période, intense et douloureuse, douloureuse parce qu'elle se finit, à mon point de vue, par un échec, un double échec d'ailleurs, celui de mon départ (ça ce n'est pas une catastrophe !) et de la fin de ce que j'avais voulu bâtir, échec aussi, car il ne me restait plus à vivre professionnellement que 5 ans de semi-retraite en tant que contrôleur d'Etat, fonction largement inutile dans laquelle on foure tous les "has been" en fin de parcours. Je serais bien ingrat de critiquer cette dernière période. Les privilèges attachés à l'exercice au sein du ministère des Finances m'ont permis de bien améliorer le niveau de ma retraite. Mais la vie active était terminée.

En évoquant ces 10 années passées au sein de la chaine de radio et de télévision de l'Outre-mer (RFO), j'espère que j'éviterai le ton grincheux comme les piques revanchardes qui accompagnent souvent ce genre d'exercice. Si mon récit peut présenter quelque intérêt pour d'autres, c'est à la condition de décrire avec sincérité ce qui s'est passé et comment la machine fonctionne. Je vais essayer. Ne retenez pas vos commentaires, si je dévie de cet objectif.

L'invité de Jean Lebrun, Eugène Nicole, saint-pierrais qui enseigne la littérature française à l'université de New York, m'apprends que Chateaubriand est passé par Saint Pierre et qu'il a consacré une page à cette courte visite imprévue tandis qu'il se rendait en Amérique. J'avais lu les Mémoires d'outre-tombe bien avant d'entrer à RFO et je n'avais gardé aucun souvenir de cet épisode.

"Nous gouvernâmes vers les îles Saint-Pierre et Miquelon, cherchant une nouvelle relâche. Quand nous approchâmes de la première, un matin entre dix heures et midi, nous étions presque dessus ; ses côtes perçaient, en forme de bosse noire, à travers la brume.
Nous mouillâmes devant la capitale de l'île : nous ne la voyions pas, mais nous entendions le bruit de la terre. Les passagers se hâtèrent de débarquer... Je pris un logement à part ; j'attendis qu'une rafale, arrachant le brouillard, me montrât le lieu que j'habitais, et pour ainsi dire le visage de mes hôtes dans ce pays des ombres."  Mémoires d'outre-tombe.

Il faut quelqu'inconscience pour citer dans un article de blog la prose magnifique de Chateaubriand, notamment ces Mémoires qui sont un des plus beaux textes que j'ai jamais lus, alors que le personnage m'est si peu sympathique.


Photo Patrick Boez

Je n'y ai malgré tout pas résisté parce que le fier voyageur me semble décrire l'impression que j'ai ressentie, près de 2 siècles après, en débarquant à Saint Pierre. Sans doute n'était-ce pas d'un navire ballotté par une mer peu accueillante, mais du petit bi-moteur qui assure la liaison entre Montréal et l’île française.



Ce court trajet m'avait mis en joie : le spectacle du Saint Laurent qui commençait à dégeler en charriant d'énormes glaçons, la lecture du seul journal de l'île, distribué à bord, L'Echo des caps, un hebdomadaire de 4 pages, dont le format et le contenu étaient une fidèle introduction à ce qui nous attendait et surtout l'inimitable hôtesse de l'air qui nous accompagnait. Elle ne correspondait pas exactement à l'image rêvée que l'on se fait, nous les 
mâles un peu grossiers, des hôtesses de l'air qui arrivent à vous faire penser que leur sourire commercial ne s'adresse qu'à vous. Plus que plantureuse, le teint cramoisi de celles qui s'exposent au terrible vent de la région, la démarche lourde mais assurée de qui descend d'une longue lignée de marins. Au décollage, pendant que les 2 turbocompresseurs vrombissaient, elle descendait sans hâte la courte allée entre les sièges (descendre est le mot juste, tant la carlingue est inclinée lorsque l'avion est à terre), insensible aux regards interrogatifs de ceux qui découvraient cette brusque manœuvre insolite. Elle branchait un magnétophone au fond de l'avion, puis remontait l'allée, à bonne allure cette fois-ci, pour arriver à temps, face à nous tous, afin de mimer en silence les gestes de sécurité décrits par la voix mécanique. Oserais-je dire que j'imaginais alors ce qui se serait passé si, retardée par quelque obstacle, elle se désynchronisait  de l'appareil. Comique de situation assuré. Je me suis toujours demandé, car j'ai revécu la scène plusieurs fois, pourquoi elle ne disposait pas au moins d'une télécommande pour lui éviter de se transformer en marionnette manipulée par un magnétophone, à défaut de pouvoir installer celui-ci à l'avant.


Au 1er plan Saint Pierre, puis Langlade et, relié par une bande de sable, Miquelon au fond.


Mais je m'éloigne de Chateaubriand. Arrivé dans le petit aéroport sombre, après avoir été soumis à tout l'apparat qui sied à un vol international, on débouchait dans une petite salle, Je peinais, moi aussi, à discerner "le visage de mes hôtes dans ce pays des ombres". L'impression de débarquer sur une planète minuscule, presque inquiétante, m'est restée, même si je n'ai jamais plus éprouvé, depuis, le même sentiment. Mon imagination, préparée par l'Echo des caps, et surprise après le rutilant aéroport de Montréal, m'avait sans doute joué un tour.

Saint-Pierre par Calamity Jane


Le petit aéroport, finalement plein de charme quand je le revis au jour, a été remplacé par un grand aérogare pompeux, où je devais accueillir le couple présidentiel, Jacques Chirac et son épouse, quelques années plus tard, retour d'une visite chez les Inuits et en partance pour quelque conférence internationale. Fatigué et bonhomme, oubliant de cacher sous son veston un petit ventre tout rond, il était arrivé avec son Falcon et non dans quelque gros avion. La piste rallongée l'aurait permis. Je doute toutefois que cela se produise souvent.


Photothèque Aviation civile

L'Etat français excelle à réaliser ces investissements inutiles ou peu utiles, alors qu'il a tant de peine à imaginer les moyens d'une prospérité économique que l'on retrouve avec stupeur, à quelques dizaines de kilomètres de là, à Saint Jean de Terre Neuve. L'archipel recèle une autre manifestation de ce terrible penchant. Je dis bien, l'archipel, puisqu'il convient d'adopter ce vocabulaire pour rassembler les 3 îles qui le compose : Saint Pierre, la minuscule où se concentre l'essentiel de la population, Miquelon, ses pâturages  ses chevaux, son petit bourg qui rêve d'atteindre un jour le millier d'habitants et enfin Langlade, de loin la plus grande île  pratiquement inhabitée, sauf à la belle saison car elle est le lieu de villégiature des Saint Pierrais. 


Les chevaux de Miquelon. Photo  http://eva.kolibria.com/sites/bodha

On chasse les cerfs dans sa forêt épaisse, on trempe un doigt de pied dans l'eau glacée de la mer qui s'étend devant sa petite maison de bois, le doux ronronnement des groupes électrogènes masqué par le souffle de la mer (on peut ainsi s'éclairer bien sûr, mais aussi regarder les émissions de RFO, car il ne faut pas couper le contact avec sa "lointaine" patrie de Saint Pierre.

J'annonçais "une autre manifestation de ce penchant terrible" de l'Etat français à investir inutilement. A Miquelon, on voit encore un ensemble de bâtiments abandonnés en bordure de mer. Ce sont des étables qui devaient accueillir les fiers taureaux français venus rehausser le niveau du cheptel américain. Ils devaient  subir, avant de débarquer sur le continent américain, une quarantaine sanitaire. Pourquoi n'en pas profiter pour apporter un peu d'activité dans l'île ? Malheureusement les étables ne résonnèrent jamais du moindre beuglement d'un taureau excité par la joyeuse perspective de ce qui l'attendait. Avant même que tout ne soit finalisé, on inventait le moyen de transporter le sperme congelé du bel animal plutôt que l'animal tout entier.

Nous sommes un peuple de paysans. Comment se fait-il que l'on ait aussi peu de réussite dans nos investissements périphériques à notre élevage si performant ?, à Miquelon comme à La Villette où un abattoir ultra-moderne n'a jamais été utilisé et se voit transformé aujourd'hui en musée. Est-ce une métaphore de notre avenir, la France transformée en une gigantesque réserve d'Indiens ?

Je me moque à bon compte et il faudrait sans doute plus d'un article pour énumérer toutes les absurdités dont je me suis rendu coupable tout au long de ma carrière administrative. D'ailleurs, j'y pense, je suis, moi aussi, responsable d'un investissement inutile à Saint Pierre. 

De Saint Pierre on peut voir, les jours sans brume, et ils sont nombreux quoiqu'en dise les grincheux, les côtes du Canada. Le signal TV émis par RFO y est reçu dans de bonnes conditions, si bien qu'un opérateur de câble canadien avait eu la bonne idée de reprendre ce signal pour en faire bénéficier ses abonnés, tout heureux de voir l'essentiel de France 2 et de France 3, voire de TF1, en sus des émissions produites localement. Les producteurs français qui comptent beaucoup sur leurs homologues canadiens pour monter des coproductions ou réaliser des ventes estimaient que celles-ci devenaient impossibles dès lors que les émissions étaient disponibles au Canada. Ils avaient alerté les diffuseurs français qui m'avaient écrit des lettres comminatoires pour que je fasse cesser ces émissions qu'ils considéraient comme pirates, bien que totalement conformes au droit canadien

Carte de Saint-Pierre et Miquelon près de Terre Neuve

Je savais l'attachement des Saint Pierrais à cette reprise canadienne qui leur donnait une sorte de rôle international dans la diffusion de la culture française, eux qui sont si souvent blessés par les remarques désobligeantes des "métropolitains" qui trouvent que cette présence française est "une aberration de l'Histoire". C'est peut-être une aberration, mais eux se sentent français et pas du tout canadiens, même si leur mode de vie, leurs maisons et leurs voitures font penser plus au Canada qu'à la campagne bretonne. Je traînais donc les pieds, accumulant études et contre-études techniques et juridiques.

Le Gouvernement s'en était finalement mêlé et j'avais dû m'incliner car il existait un dispositif technique susceptible de dégrader suffisamment le signal vers le Canada sans gêner les autochtones : l'installation d'une cage de Faraday. La voilà assemblée, expédiée sur l'île et bientôt montée au sommet d'un monticule, face à "l'ennemi". Je me faisais une idée excessive de l'objet jusqu'à ce que je la vois dans une vidéo tournée par les habitants : de grands panneaux alvéolés.

Cette vidéo avait été tournée lors de la manifestation organisée en grande pompe par les élus de l'archipel, pour une fois unis. Écharpes tricolores, foule, discours. Sur ce fond institutionnel, on voit 3 solides gaillards déterrer la fameuse cage et partir en courant, la cage sous le bras comme l'échelle du film Hellzapoppin. On ne sut jamais où elle fut cachée. Il est vrai que personne ne s'est donné le mal de la rechercher. Il suffisait qu'on fait la démonstration de notre bonne volonté à régler le problème. Le problème resta pendant et les plaintes cessèrent à défaut d'avoir fait cesser le scandale. Cette vidéo fut visible pendant plusieurs années. Je ne l'ai pas retrouvée. Dommage.

J'espère que personne n'est en train d'imaginer que je me moque de Saint Pierre et Miquelon. J'y repense avec tendresse car j'ai passé de bons moments avec les Saints-Pierrais, les professionnels de RFO comme les habitants ou leurs élus.


En 2004, lors de mon dernier voyage, peu avant mon départ de RFO.
On a l'impression d'y retrouver toute la mythologie d'Astérix. Le petit camp retranché face aux géants américains, fiers de leur culture et de leur passé, attachés à défendre un statut de français que tout le monde, à commencer par la mère-patrie, raille et moque. On sent aussi une violence rentrée sous les dehors amènes, celle des terreneuvas qui alimentaient la terre entière de leurs morues, celle aussi des contrebandiers d'alcool lors de la prohibition américaine. Il n'en faut pas beaucoup pour que cette violence se déchaîne. Verbalement, dans les bagarres politiques homériques qui les passionnent, Physiquement aussi parfois quand on touche à leur honneur. Un ami, ancien collaborateur, avec qui je ravivais mes souvenirs, me rappelle qu'un malheureux expatrié, plus imbécile que méchant, avait consigné dans un écrit qui devait rester personnel, toutes les calomnient qui courent sur leur compte. L'écrit avait finalement circulé et le préfet avait dû organiser une évasion immédiate devant une foule déchaînée.

A côté de ça, de la franchise, de l'énergie et du courage pour se battre contre une nature et un environnement hostiles. Il n'est pas si facile que cela de vivre en harmonie dans un monde clos où tout le monde connaît tout le monde, où tout le monde est parent avec tout le monde. Comment mettre à distance les querelles familiales inévitables dans tout groupe humain, quand le territoire est si petit, et qu'on ne peut y échapper qu'en se jetant à l'eau ? Je trouve qu'ils s'en sortent pas mal. On prend le gros pick up pour parcourir quelques centaines de mètres, faire les courses ou aller chercher les enfants. Le week end on roule sur les quelques kilomètres de route de l'île.

Il y a une vie collective étonnante et, contrairement à ce qu'on pourrait penser, RFO n'a pas de peine à faire des journaux quotidiens et des magazines hebdomadaires. De mon temps, s'il avait été possible de leur donner plus d'argent, ils auraient pu faire du bon boulot notamment dans leur région (Canada, US). La discussion a toujours été facile, y compris avec les syndicats. C'était, de loin, la station la plus commode à gérer.

Pourrais-je y vivre ? J'ai coutume de dire que je pourrais vivre n'importe où à condition d'être avec celle que j'aime. Mais, justement, Saint Pierre et Miquelon, n'est pas n'importe où (et la dite personne ne supporterait sûrement son caractère finalement campagnard). Pourtant j'y ai nommé plusieurs directeurs régionaux pour des périodes de 3 ans. Aucun ne l'a regretté même si l'un d'entre eux m'a répondu, comme en plaisantant : "C'est vrai qu'on rencontre un peu toujours les mêmes personnes. Alors quand on aperçoit au loin quelqu'un qu'on a déjà vu dans la journée, on change de trottoir et on fait comme si on ne l'avait pas vu. C'est une forme paradoxale de politesse envers autrui".

Saint-Pierre-et-Miquelon © Martin Ospitaletche
Photo Martin Ospitaletche

Restent l'immensité du ciel, l'immensité de la mer, un peu de nostalgie, et du temps pour rêver.

"Je dînai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d'obligeance et de politesse. Il cultivait sous un glacis quelques légumes d'Europe. Après le dîner, il me montrait ce qu'il appelait son jardin.
Une odeur fine et suave d'héliotrope s'exhalait d'un petit carré de fèves en fleurs, elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum chargé d'aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l'absence et de la jeunesse....

...Un matin, j'étais allé seul au Cap-à-l'Aigle, pour voir se lever le soleil du côté de la France. Là, une eau hyémale [couleur d'hiver. J'ai moi aussi cherché dans le dictionnaire] formait une cascade dont le dernier bond atteignait la mer. Je m'assis au ressaut d'une roche, les pieds pendants sur la vague qui déferlait au bas de la falaise. Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne ; elle avait les jambes nues, quoiqu'il fît froid et marchait parmi la rosée. Ses cheveux noirs passaient en touffes sous le mouchoir des Indes dont sa tête était entortillée ; par-dessus ce mouchoir, elle portait un chapeau de roseaux du pays en façon de nef ou de berceau. Un bouquet de bruyères lilas sortait de son sein que modelait l'entoilage blanc de sa chemise. De temps en temps, elle se baissait et cueillait les feuilles d'une plante aromatique qu'on appelle dans l'île thé naturel . D'une main elle jetait ces feuilles dans un panier qu'elle tenait de l'autre main. Elle m'aperçut : sans être effrayée, elle se vint asseoir à mon côté, posa son panier près d'elle, et se mit comme moi, les jambes ballantes sur la mer, à regarder le soleil.
Nous restâmes quelques minutes sans parler ; enfin je fus le plus courageux et je dis : " Que cueillez-vous là ? La saison des lucets [?] et des atocas [airelles] est passée. " Elle leva de grands yeux noirs, timides et fiers, et me répondit : " Je cueillais du thé. " Elle me présenta son panier. " Vous portez ce thé à votre père et à votre mère ? - Mon père est à la pêche avec Guillaumy. - Que faites-vous l'hiver dans l'île ? - Nous tressons des filets, nous pêchons les étangs, en faisant des trous dans la glace ; le dimanche, nous allons à la messe et aux vêpres, où nous chantons des cantiques ; et puis nous jouons sur la neige et nous voyons les garçons chasser les ours blancs. - Votre père va bientôt revenir ? - Oh ! non : le capitaine mène le navire à Gênes avec Guillaumy. - Mais Guillaumy reviendra ? - Oh ! oui, à la saison prochaine, au retour des pêcheurs. Il m'apportera dans sa pacotille un corset de soie rayée, un jupon de mousseline et un collier noir. - Et vous serez parée pour le vent, la montagne et la mer. Voulez-vous que je vous envoie un corset, un jupon et un collier ? - Oh ! non. "
Elle se leva, prit son panier, et se précipita par un sentier rapide, le long d'une sapinière. Elle chantait d'une voix sonore un cantique des Missions." Mémoires d'outre-tombe

Je n'ai jamais rencontré de belle marinière cueillant du thé sauvage. Je n'avais pas le temps, lors de mes passages forcément brefs, vu la durée du voyage aller et retour. Pour moi, c'était, comme Tahiti ou Fort de France, une escale professionnelle. D'ailleurs, j'y pense, n'avais-je pas annoncé un article racontant mon expérience à RFO ? Quel rapport cette carte postale entretient-elle avec les le récit des grèves houleuses, les antichambres ministérielles, etc. ? Aucun, j'en conviens. Mais ce n'est que partie remise. Promis.

Pour l'heure j'ai envie de clore avec, encore, une historiette. On rêve toujours, dans ces longs voyages, de pouvoir bavarder avec un compagnon ou, mieux encore, une compagne d'occasion. Un rêve rarement réalisé. On tombe plus souvent sur des individus sans gêne, ou des dormeurs invétérés. Cette fois-là, je rentrais de Saint Pierre et pris l'avion à Montréal pour Paris. C'était un vol de nuit. A côté de moi, une jeune femme, fille d'un ministre français, universitaire, mariée à un canadien. Jolie et surtout intelligente. Nous avons passé la totalité du vol, sans la moindre interruption, à bavarder. Au matin, nous nous sommes séparés à Roissy d'une bise sur la joue. Un précieux souvenir d'une rencontre rare, d'autant plus belle qu'elle fut sans lendemain. Et, je l'espère mais n'en ai gardé aucun souvenir, sans conséquence sur mon travail de la journée

jeudi 12 septembre 2013

C'était 68.

"En 68, t'étais où toi ?". La femme qui me pose cette question a le même âge que moi  mais ses souvenirs soixantehuitards sont plus précis que les miens car je mets du temps à comprendre le sens de sa question. Avant de saisir de quelle nostalgie elle me parle, je réponds bêtement  : "à Paris. Pourquoi ?".

Je finis par lui avouer à sa grande déception car elle espérait sans doute une longue discussion sur les différents mouvements "révolutionnaires" de l'époque : "Nulle part". J'étais effectivement nulle part pour ne pas dire franchement à l'ouest.

Toute cette époque me semble bien lointaine. Je n'arrive pas à retrouver le garçon de 23 ans que j'étais alors. Le souvenir de la belle jeunesse enfuie masque tout. La première image qui me vient quand j'évoque 68, c'est celle du soleil de ce joli mois de mai filtrant au travers des arbres du boulevard Saint Michel ou du boulevard Edgar Quinet où j'habitais un petit appartement sous les toits dans une maison aujourd'hui disparue. Du soleil, mais aussi de ces interminables discussions animées qui opposaient étudiants et gens du quartier. Tout le monde parlait à tout le monde car tous, à l'exception d'une poignée de militants, on était un peu perdu devant ce qui se passait et qui nous avait surpris.

Pour être surpris, je l'étais plus que d'autres. Le choc avait été violent entre la rigueur de la préparation de l'agreg de philo et le débraillé de la rue. Ma vie était réglée comme l'entraînement d'un cheval de course avant le Prix de l'Arc de Triomphe. Le matin, ballade à moto jusqu'à Saint Cloud où je suivais comme auditeur libre les cours de préparation dispensés par l'Ecole Normale supérieure dite, justement, de Saint Cloud. C'était la petite soeur masculine de celle de la rue d'Ulm, comme il y avait pour les filles Sèvres et Fontenay. Cette séparation garçons/filles que j'avais toujours connue, sauf mes 2 dernières années de primaire dans un petit village d'Auvergne, nous semblait à tous normale, comme la hiérarchie entre Ulm, prestigieuse, et Saint Cloud plus professionnelle. Cette double caractéristique, hiérarchie et séparation des sexes était évidente pour tous, sauf pour les étudiants de Nanterre qui avaient déclenché le mouvement en contestant, le 22 mars, l'interdiction faite aux garçons de rejoindre les filles dans leur dortoir.

Je ne me souviens pas d'avoir entendu parler de ce 22 mars. J'écoutais peu la radio et puis j'étais marié depuis quelques mois. Les problèmes des garçons célibataires ne me concernaient pas. Pas besoin de draguer les filles hors du foyer. Je pouvais me consacrer complètement au boulot.

A Saint Cloud, c'était philo + philo et encore philo, déclinée selon les différentes épreuves du concours. Je ne me souviens que de 2 profs. Philonenko (prénom oublié ou peut-être jamais connu) à qui je dois une fière chandelle car j'avais assisté à son premier cours sur la dialectique du maître et de l'esclave de Hegel : il m'avait fourni l'essentiel de la matière de ma 1ère dissert (histoire de la philo) "La dialectique chez Platon et Hegel". L'auteur du sujet ne s'était pas foulé. Philonenko pour Hegel et un livre d'un auteur oublié et peu connu pour Platon et le tour était joué pour un "ressemblances / différences" ou "différences / ressemblances" auquel se ramenait, en définitive, tout plan, même s'il fallait en masquer l'articulation grossière sous une rhétorique éprouvée.

L'autre prof, qui nous dispensait l'essentiel de l'enseignement, Jean-Toussaint Desanti était un personnage. Ancien berger corse, marié à la psychanalyste Dominique Desanti, il était devenu un spécialiste reconnu (et peu lu) de l'épistémologie des mathématiques. Un phrasé lent, ponctué par le besoin de ne pas laisser s'éteindre son éternelle pipe (car, autre phénomène de l'époque, il pouvait fumer sans vergogne), une voix rocailleuse et chaude, c'est tout ce qui m'en reste. Pour le fond, je crois que je ne comprenais pas souvent de quoi il s'agissait dans cette classe d'une trentaine d'étudiants. Puis je rentrais dans mon petit 2 pièces mansardé pour travailler. Le soir, un copain qui préparait le même concours, venait me rejoindre jusque tard le soir. On partageait nos ignorances, on se faisait peur en se proposant les sujets les plus sophistiqués. Tout ça, pour un "La dialectique chez Platon ou Hegel" ou "De la mémoire ou de l'oubli, lequel dépend de l'autre" (là, c'était les Confessions de Saint Augustin qui m'avaient sauvées). A pleurer rétrospectivement. J'ai oublié le sujet de la dernière des 3 dissertations de 7 heures qui composaient les épreuves de l'écrit. Ce devait être du même tonneau.

Quelques cafés pris à la va-vite, quelques visites chez mon père ou, le week-end, dans ma belle famille, à la campagne, ou chez mon beau-frère, brillant philosophe, en banlieue, et c'était tout. Puis, début mai, ce fut le concours, dans une immense salle improvisée au milieu d'une usine désaffectée, quelque part dans le 13ème arrondissement, près de la statue de Jeanne d'Arc. Il me semble que c'était une ancienne usine Delage, remplacée aujourd'hui par des immeubles. Ce choix bizarre avait-il un lien avec les perturbations de ce début mai ? je ne le crois pas. Toute l'organisation devait remonter bien avant le 22 mars. Le grand centre d'examens d'Arcueil, où je passais 5 ans plus tard le concours de l'ENA n'était peut-être pas construit.

Paradoxalement, la semaine du concours fut un moment plus festif que sa préparation. Les 3 disserts s'étalaient sur une semaine, séparées par un jour de repos. Après les épreuves, pour me détendre et ne pas penser à tout ce que j'avais oublié d'écrire, c'était cinéma. Les jours intercalaires, ballade en voiture dans les environs. Je ne me souviens que d'une seule, jusqu'à la terrasse du parc de Saint Germain en Laye. Encore un souvenir lumineux de soleil et de ciel bleu.

C'est dans une des salles du Luxembourg, le petit cinéma de la rue Monsieur le Prince, que je pris vraiment conscience qu'il se passait quelque chose. Pris conscience n'est pas la bonne expression. Je constatais plutôt qu'il se passait quelque chose, sans chercher à prendre une minute pour tenter de comprendre ce qui se passait. J'étais dans ma bulle et ne voulais ni ne pouvais en sortir.

Était-ce le 6 mai, jour du début du concours, ou le 8, je ne sais (j'ai vérifié les dates dans le calendrier car, comme toujours, mes souvenirs sont comme une musique sans paroles, des impressions plus que des faits datés). Les choses, je l'appris ensuite, avait vraiment commencé le 3 mai et le 6, déjà, les bagarres entre étudiants et policiers battaient leur plein. Toujours est-il, que ce 6 ou 8 mai, le nuage de gaz lacrymogènes était suffisamment dense pour s'insinuer dans la petite salle du Luxembourg, nous portant tous à pleurer devant un film qui ne devait pas le justifier car je prenais soin, dans mon souci exclusif de détente, de "ne pas me prendre la tête", avec le genre de film que j'aimais par ailleurs (façon Bergman, par exemple). Je n'ai pas de souvenirs précis, mais je parierais pour un western, un genre que j'affectionnais particulièrement à l'époque.

Je crois qu'en sortant j'étais plutôt ahuri et nous sommes allés nous coucher sans rencontrer d'obstacles particuliers. Les rues n'étaient pas encore jonchées d'arbres, de voitures brûlées et de pavés.

Tout a commencé pour moi dans la nuit du 10 au 11 mai, la fameuse nuit des barricades. Mon père avait décidé en cette année universitaire 67/68 qui suivait juste mon mariage en juin 67, que nous viendrions dîner tous les mardis. Inutile de dire que je refusais, par mon inertie, de me plier à cette discipline insupportable. Mais en ce vendredi 10 mai, jour de la fin de l'écrit, j'étais plutôt content de cette sortie jusqu'à Neuilly. Pourquoi ne m'y suis-je pas rendu avec ma moto adorée ? Peut-être ma vieille CEMEC achetée aux enchères à la gendarmerie de Versailles, avait-elle une de ses pannes que pouvait justifier son vieil âge et son manque d'entretien faute d'argent ? Était-ce parce que les rues devenaient malcommodes en cette période troublée ? Je crois plus simplement que ma femme, toujours impressionnée par les visites chez mon père avait exigé de prendre le métro pour ne pas froisser sa robe. De toute façon, ce n'était pas le mauvais temps qui motivait ce déplacement dans un métro encore bringueballant car, la nuit était si douce que nous décidâmes, au retour, de quitter le métro à Châtelet afin de remonter à pied le boulevard Saint Michel jusqu' à notre petit appartement. Quelle inconscience !

Quelle stupeur aussi devant les ponts barrés par la police, la nécessité de faire un  long détour pour arriver à traverser une Seine devenue pour un temps un obstacle infranchissable. Pour le reste, à condition d'éviter le Quartier Latin, pas de problèmes. Tout le monde a rendu hommage au préfet Grimaud qui chercha à éviter, tout au long des événements, d'acculer les manifestants à quelque action désespérée. Il y avait toujours moyen d'échapper aux charges de la police qui cherchait à disperser, non à enfermer dans une nasse pour rafler le maximum de gens. On imagine ce qui aurait pu se passer, si Papon, le sinistre préfet du massacre de Charonne n'avait pas été remplacé en 1967 par Maurice Grimaud. Ce dernier est décédé, il y a 4 ans, à 95 ans. Il était l'oncle d'un de mes meilleurs copains de l'époque. J'ai eu la velléité, bien brève, de me tourner vers des études de droit pour devenir commissaire de police, afin de découvrir "la vraie vie" ! Il n'était pas pour rien dans ce projet vite avorté.

Ce qui m'étonne rétrospectivement c'est mon absence totale de curiosité sans parler d'une quelconque envie de m'engager dans le mouvement. Ce monde extérieur que j'avais mis entre parenthèses depuis de longues semaines me paraissait bien étrange. Mais tout me semblait étrange dans cette liberté retrouvée. Le simple spectacle de la rue était étrange, comme pour  un prisonnier brusquement jeté dans le brouhaha de la ville après des années en prison.

C'est le lendemain matin que la réalité me sauta à la figure. J'avais dû entendre parler des affrontements de la nuit à la radio ou par un copain et nous nous étions rendu tôt dans le Quartier Latin, méconnaissable avec ses voitures brûlées, ses rues dépavées et ses arbres sciés. La petite rue Royer-Collard était particulièrement impressionnante. Toute circulation y était impossible, un vraie spectacle de guerre comme on en voit, les ruines d'immeubles en moins, dans les villes du Moyen Orient en proie à la guerre civile.

J'étais en vacances, l'oral éventuel dans plusieurs semaines. Ai-je su rapidement qu'il était reporté en septembre ? De toute façon, il était hors de question de se remettre au travail. C'est toute la ville qui était en vacances à partir du 13 mai, jour de lancement de la grève générale.

Au début, ma participation fut surtout universitaire. J'ai quelque honte à me souvenir d'avoir participé assez énergiquement au piquet de grève qui a empêché la tenue du concours de l'agrégation de lettres, moi qui avais eu la chance de passer la mienne juste avant l'orage. Action réussie, mais ce n'était pas bien difficile de bloquer des étudiants morts de trouille, puis longue discussion dans un café de la rue du Four avec quelques camarades et René Schérer, notre prof de philo d'hypokhâgne, plus enragé que les plus enragés.

Un mot en passant sur René Schérer. Il représente un des aspects de mai 68 plutôt répugnant : l'éloge de la pédophilie, l'intelligence totalement asservie au désir, la perte de toute lucidité dans la description d'un monde utopique où adultes et enfants communieraient comme des égaux, partageant les mêmes désirs "innocents" d'un Eden du sexe.

En hypokhâgne à Henri IV, je ne savais rien de tout cela. Ses cours, notamment sur Husserl ou Heidegger nous passaient largement au dessus de la tête, d'autant plus que sa surdité l'empêchait d'être géné par le brouhaha permanent de nos conversations. Nous nous étions aperçus de cette infirmité le jour où il nous avait demandé de nous taire, dans un rare moment de silence de la classe. Il avait une tête étonnante, à la fois belle et inquiétante, un crâne dont la structure osseuse était à peine masquée par une fine couche de peau.

Je nai pas trouvé de photos de lui à cette époque. Pour en avoir une idée, on peut consulter un portrait d'Eric Rohmer, son frère ainé (je viens d'apprendre cette parenté sur Internet). Je m'amuse à imaginer les conversations des 2 frères : l'auteur de Ma nuit chez Maud, nuit chaste et pourtant pleine de sensualité et l'apologiste de la pédérastie sans frein.

Quelques images éparses me reviennent. Le coup de poing avec les CRS place du Panthéon pour je ne sais quelle autre manifestation. Je sens encore la ridicule inefficacité de mes coups. On ne s'improvise pas boxeur ou bad boy. Ce devait être au début car la masse bleue des CRS est encore coiffée du calot réglementaire et non du casque protecteur. Sur cette même place, j'avais dû remettre à la police les démonte-pneuxs que je trimballais toujours dans les sacoches de cuir de ma moto. De belles armes assurément dont je n'aurais imaginé, grands dieux !, de me servir contre qui que ce soit, même si je scandais, comme tous, le poing levé, "CRS!= SS!". Pas de quoi être fier je vous l'accorde.

D'autres images sont plus amusantes. Dans la rue Monsieur Le Prince complètement bouchée, je retrouve un copain de khâgne, son Alfa Roméo arrêtée au milieu de la petite rue et toute étonnée d'avoir quitté la quiétude du garage de son hôtel particulier du XVIème. Les vitres baissées, on écoute Europe 1 nous informer, nous et la foule dense qui se faufile entre les voitures, de ce qui se passe à quelques dizaines de mètres de là.

J'étais plus spectateur qu'acteur. Spectateur passionné, enthousiaste, fasciné de plus en plus par le romantisme de la "révolution". On passait de la Sorbonne à Censier, on écoutait pendant des heures des orateurs improvisés au théâtre de l'Odéon.  Mais l'idée d'adhérer à l'un ou l'autre des mouvements qui tenaient la sellette ne m'a jamais effleuré. Leur phraséologie, leur violence verbale et surtout ce sectarisme intolérable qui les faisait se battre les uns contre les autres plus que contre les institutions abhorrées et "l'ennemi de classe" étaient si manifestement en contradiction avec ce qui se passait dans la rue, la parole libérée, la camaraderie de rencontre, le sentiment d'appartenir à une jeunesse conquérante et libérée, que je n'en ressentis jamais le désir.

J'étais pourtant, comme la plupart de mes camarades de khâgne ou de Saint Cloud totalement gagné aux idées de Marx dont j'avais lu avec application quelques livres du Capital. L'URSS n'était peut-être pas un modèle, mais le communisme restait un idéal que je défendais avec ardeur dans les repas familiaux. Dans ma belle famille, notamment, 2 clans s'affrontaient avec une violence verbale digne de la LCR. L'atmosphère  ressemblait à celle qui devait planer dans nombre de familles lors de l'affaire Dreyfus. Mais tout ceci restait bien intellectuel.

J'étais émerveillé par la force démonstrative des livres de Louis Althusser qui appliquait une lecture structuraliste aux écrits de Marx. Il y avait une véritable science politique qui disait, non le Juste, comme dans les théories politiques classiques, mais le Vrai. Nul doute sur ce qu'il fallait faire. D'ailleurs, je me voyais devenir un spécialiste de philosophie politique. L'agrégation était le moyen de réaliser ce projet. Et voici que étudiants et ouvriers rassemblés, tout au moins le croyais-je alors, rendait possible la révolution. Chacun s'enthousiasmait de l'enthousiasme de l'autre, l'esprit critique se terrait au fond de chacun de nous, avec sa bien faible lueur comme un vague remords. Les adultes, professeurs, journalistes, nous emboîtaient le pas. Comment ne pas croire que c'était arrivé ?

Aussi ai-je essayé de sortir de ma bulle universitaire pour aller à la rencontre de ces fameux ouvriers. Je me vois dans une pièce sombre, peut-être en sous-sol, aux Beaux Arts avec Alain Geismar en train d'organiser le blocage des cars de "jaunes" qui venaient travailler à l'usine Renault de Flins toujours en grève. Le petit groupe, une vingtaine d'étudiants, était surchauffé. J'étais scandalisé par la discussion portant sur les moyens de durcir la lutte. Quelqu'un proposa par exemple de se procurer des billes d'acier et d'improviser des lance-pierres. Heureusement Geismar était plus pragmatique et moins excité par l'odeur du sang.

Nous voilà donc embarqués dans plusieurs voitures, direction Les Mureaux, le village le plus proche de l'usine. Une famille de militants communistes nous accueille dans leur HLM. On discute tard. De la situation en France mais surtout de ce qui se passe dans le monde. Je suis frappé par la connaissance internationale de nos hôtes. Ce sont bien des communistes internationalistes. Puis on s'allonge par terre pour une courte nuit.

Le lendemain matin, nous sommes à 5h sur une petite route de campagne qui serpente au milieu des champs. Il fait un temps splendide mais nous sommes tendus. Voici un premier car d'ouvriers qui s'arrête devant nous qui barrons la route. On monte dans le car sans difficultés pour expliquer la signification de cet arrêt imprévu : ils doivent descendre. Ils ne doivent pas briser la grève. C'est la révolution.

Ce sont tous, apparemment, des maghhrebins. Ils sont mal réveillés, ahuris, ne comprennent rien à ce qui leur arrive. Qui sont ces étudiants excités, pourquoi les empeche-t-on d'aller travailler ? Mais ils s'exécutent et le car repart à vide.

A partir de là, j'ai un blanc total dans mes souvenirs. A quelle distance sommes-nous du village des Mureaux ? Comment nous nous y sommes retrouvés ? Je me revois aux Mureaux, galopant devant une escouade de policiers locaux. On est bientôt bloqués par les grilles d'un jardin public encore fermé à cette heure matutinale. Nous escaladons la grille tant bien que mal. Elle est haute. A côté de nous, quelqu'un, homme ou femme, je ne sais plus même si ma mémoire, avide de sensationnel, me suggère qu'il s'agit d'une jeune femme, est interceptée avant de pouvoir basculer de l'autre côté. Elle s'aggrippe aux barreaux, mais c'est le flic qui a finalement gain de cause. Elle reste de l'autre côté.Je vois que ma femme est accrochée par un vêtement mais je poursuis mon escalade et passe de l'autre côté où elle me rejoint finalement sans encombre. Je ne suis pas très fier de moi.

Le franchissement de la grille ne nous offre qu'un court répit. On est cueilli de l'autre côté par une troupe d'"anges de la route". Décidémment, on avait mobilisé toutes les forces disponibles. On se rend sans résistance, plutôt soulagés. La police locale, d'autant plus violente qu'elle était terrorisée par la population ouvrière qui l'entourait, avait une telle réputation qu'il était bien agréable de leur échapper.

Ensuite, c'est "panier à salade", long trajet en file serrée de cars sirènes hurlantes, jusqu'à Paris, au fameux Beaujon, l'ancien hôpital transformé en dépôt de police. Certains ont raconté avoir subi quelques violences. Pour ma femme et moi, rien de tel. Nous n'avons eu à subir que l'ennui d'une longue journée allongés dans la poussière d'une cour ensoleillée et une nuit inconfortable, sans compter, sans doute une inquiétude dont ma mémoire n'a gardé aucune trace.

En revanche, je me souviens fort bien, sans pouvoir le situer dans le temps, de l'interrogatoire que j'ai subi, comme tous mes camarades, dans une pièce remplie de petits bureaux derrière lesquels des policiers assis nous questionnaient en nous laissant debout. L'ambiance se voulait plutôt détendue. Mon interrogateur commence par m'offrir une cigarette que je refuse avec hauteur, moi le fumeur privé de cigarettes depuis la veille. Ce souvenir m'amuse. Je me prenais vraiment au sérieux en révolutionnaire inflexible.

Au matin, on est relâché dans la nature après avoir alimenté un fichier de police.

Plus le temps passait, plus le mouvement étudiant s'étiolait tandis que les négociations qui devaient aboutir aux accords de Grenelle prennaient le devant de la scène, plus j'avais envie d'action. Une image. Depuis le balcon de l'appartement de la grand mère de ma femme, face au plateau Beaubourg qui servait de parking avant d'accueillir le centre Pompidou, je vois des étudiants commencer à ériger une modeste barricade. La famille me retient de descendre les rejoindre, m'évitant le ridicule de cette action dérisoire que je situe quelque part en juin.

C'est vers cette époque que nous descendons en stop jusqu'à ma ville natale d'Annecy pour voir ma mère et les cousins. On arrive sur une autre planète. Si l'on doutait de vivre une période révolutionnaire, ma famille me persuaderait du contraire. Tous sont affolés par ce qui se passe à Paris, imaginent les chars russes fonçant sur les boulevards de la capitale. Il est vrai que des troupes ont convergé vers la capitale sans y entrer. Mes beaux-parents qui habitent une petite ville de l'Oise, ont entendu, une nuit, des chars traverser la petite ville. Ils sont persuadés que le trajet a été choisi avec soin. Ils auraient pu contourner la ville, ils ont préféré réveiller les bourgeois. Pour rassurer, pour effrayer ?

Puis la vie, avec sa monotonie ennuyeuse mais rassurante, reprend. Les trains circulent à nouveau. Le temps, un moment suspendu, reprend son cours. Puis-je déceler rétrospectivement quelque humour involontaire dans la traversée du Vercors que j'entreprends, début juillet, avec femme, frère et ami ? Le silence de la montagne après le fracas de la rue ? Je cherche surtout à échapper au téléphone et à la boîte aux lettres, à l'inquiétude des résultats de l'oral. Au retour, ma mère m'accueille tout sourire, avec le télégramme redouté. Je suis admissible. Le reste de l'été sera studieux dans un Paris qui a retrouvé son calme.

Mai 68 a laissé quelques traces. L'oral a lieu, comme en catimini, dans un lycée du XVIème. La petite salle de classe m'impressionne autant que le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Devant moi, le jury présidé par le redoutable Canguilhem. Derrière moi des membres de ma famille et surtout mon beaufrère, le philosophe Louis Marin. Un vrai philosophe, lui.

Je suis mauvais mais mon écrit a dû être suffisamment bon pour que je sois reçu sans les 10 postes supplémentaires que le ministère a cru bon de rajouter à la promotion de cette année hors normes. L'honneur est sauf même si je crois déceler ensuite  une lueur d'ironie dans le regard de ceux qui apprennent que cette agrégation de philo, je l'ai obtenue dans une pochette-surprise, en 1968. Mais peu importe. Je sais bien que tout concours est une loterie à laquelle j'aurai la chance de gagner encore, 5 ans plus tard. Le camarade qui m'a aidé à préparer celui-ci ne l'a pas eue. Il était pourtant bien plus savant que moi. Je prends conscience d'ailleurs, en écrivant ceci, que la même injustice s'est reproduite pour l'ENA. Cette fois aussi, l'amie avec laquelle j'avais préparé le concours d'entrée et qui était bien mieux préparée que moi, n'a pas été reçue.

Comme je crois l'avoir déjà dit quelque part, on passe un concours parce qu'il est devant soi, comme une conclusion logique de ses études, sans penser que c'est un concours de recrutement qui vous jette dans le vie active. C'est encore dans une petite salle sans prétention, peut-être dans le même lycée, qu'un inspecteur général de l'Education nationale me demande de choisir mon poste. Rien à Paris, alors j'hésite entre Toulouse et Bordeaux pour choisir cette dernière en la croyant plus animée. N'est-ce pas un port ? Quelle ignorance !

Me voici bien loin de Paris, dans cette ville austère, aussi sale alors qu'au XIXème siècle, face à des élèves qui ne sont pas beaucoup plus jeunes que moi.

Par 2 fois, Mai 68 me refait signe pendant cette 1ère année professionnelle.

Le proviseur vient m'interrompre en plein cours. Je dois répondre aux questions d'un inspecteur des Renseignements généraux pour l'enquête de moralité que j'aurais dû subir avant de prendre mon poste, comme tout entrant dans la Fonction publique. Mais en cette année 68/69, tout peinait à se remettre en marche. Dans la petite cabine téléphonique du hall, j'hésite à répondre à la question qu'on me pose bien naturellement : qu'ai-je fais en mai/juin 1968. Je me dis qu'il doit avoir trace de mon arrestation, alors je dis franchement ce qu'il en fut. Y avait-il d'ailleurs quoi que ce soit de répréhensible ? J'ai beaucoup oublié mais à part quelques slognans, parfois stupides, quelques coups maladroits échangés, quelques piquets de grève un peu mouvementés, qu'avais-je fais ? Mon inspecteur me rassure tout de suite. L'entretien est bref. Je peux retourner auprès de mes galopins.

A la fin de l'année, en juin 69 donc, mon père a loué une villa au Cap Ferret pour me permettre de corriger mes 1ères copies de bac dans une ambiance agréable. Au milieu de ces journées studieuses, je vais me baigner à l'Océan, découvrant pour la 1ère fois les joies du body surf. Il n'y a pas grand monde à cette époque de l'année mais les CRS sont déjà là pour surveiller la plage. L'un d'entre eux, originaire d'Henkaye, m'initie à ce nouveau sport. Le temps est souvent détestable et le drapeau rouge, interdisant la baignade, flotte plus souvent que le vert ou le jaune. C'est dans ces moments-là que ça vaut le coup. On remonte à grands coups de palme jusqu'à la barre, à 300 m du rivage, puis on attrappe une vague qui vous ramène vers le rivage. L'impression de vitesse est grisante. Mon CRS m'a appris comment on peut passer d'un coup de rein derrière la vague avant qu'elle ne se casse. Je n'y arrive pas à tous les coups et une fois, je crois bien me noyer. Balotté violement, je ne sais plus où est le haut et le bas, je crois n'avoir plus de souffle. On me racontera ensuite que j'ai sorti la tête de l'eau plusieurs fois et que, les traits convulsés par la peur, j'ai pu reprendre de l'air avant de sentir le sable sauveur sous mes pieds.

Tout ceci nous rapproche, l'ex-étudiant et les CRS. Nous rions beaucoup de nous retrouver ainsi allongés sur le sable. Ils étaient bien sûr à Paris, l'année précédente. Peut-être nous sommes-nous trouvés face à face ? Ah, la jolie "révolution" qui se termine sur la plage avec ces affreux "SS" !

Que m'est-il resté de cette période que j'ai traversée un peu comme Fabrice Del Dongo à Waterlo ? Sans y comprendre grand chose et sans y participer vraiment. Jeune marié, père 2 ans plus tard, je n'ai pas profité de la révolution sexuelle qu'elle prônait. Je n'en ai connu qu'une manifestation bien innocente, le goût, pendant plusieurs années, de la nudité partagée avec ma petite famille.

Professionnellement, je fus plus chamboulé. Edgar Faure, ministre de l'Education nationale, avait décidé fort opportunément qu'il fallait sortir les profs de leur petit ghetto d'étudiants prolongés. En cette 1ère année, j'ai suivi tous les stages qui pouvaient me sortir de l'ambiance étouffante du lycée. L'un de ceux-ci m'avait tellement bouleversé que je fus incapable de faire cours pendant un mois, le rôle du "maître" me semblant insupportable. Les élèves prirent les choses en main et ce fut finalement une année formidable, sans cours magistral, le prof au milieu de la classe. Un petit mai 68 prolongé l'année durant. Ils furent tous reçus au bac.

Ensuite, ma vie professionnele changea de cours. Même dans l'Administration, je ne réussis jamais à prendre tout à fait sérieux l'institution et les chefs qui l'incarnaient. Est-ce un effet de mai 68 ? Peut-être.

PS. Je vous dois des excuses, lecteurs attentifs et bienveillants, malgré ce texte, inachevé et non relu, que j'ai posté involontairement il y a 2 jours. Il y avait si longtemps que je n'avais rien posté que je ne maîtrisais plus les commandes. Cette fois-ci, j'ai terminé et relu. Il y a sûrement encore plein de coquilles. Je relis parfois d'anciens textes, et j'en trouve à ma grande honte. N'allez pas penser que Mai 68 m'a degoûté de la discipline ringarde de l'orthographe. Cette fois-ci, il ne faut incriminer que mon inattention que je vous demande, une fois de plus, de bien vouloir excuser.