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dimanche 30 juillet 2017

Liseuses, je vous aime...

Enfin ! J'y suis arrivé ! Je l'ai trouvé ce passage que je cherche depuis plusieurs mois. J'avais lu ce livre il y a des années. J'avais beaucoup aimé ce roman qui décrivait l'itinéraire d'un Garde de fer roumain, pendant la dernière guerre, devenu un apparatchik du pouvoir communiste puis une sorte de mystique orthodoxe, champion d'une interprétation littérale du commandement divin "Aimez-vous les uns les autres". 

Surtout il me restait le souvenir précis d'une scène que je voulais retrouver. Une scène qui décrivait ce que je considérais comme le degré zéro de la morale, lorsque l'attention à autrui n'est que l'autre face du souci de soi. L'envers, en quelque sorte, ou plutôt le complément actif  de la maxime "ne fais pas à autrui ce ne que tu ne voudrais pas qu'il te fît". J'ai toujours trouvé ce précepte un peu réducteur, fruit d'un quant à soi bourgeois : on mène sa vie comme on l'entend, à condition de ne pas faire le mal. Mais le bien ? dont on constate si souvent qu'on le fait aussi, spontanément, sans réflexion particulière, ni même éducation préalable, simplement.


Petru Dumitriu et sa femme peu après leur passage clandestin en France en 1960
Pour le plaisir aussi de réécouter Pierre Dumayet

Petru Dumitriu raconte dans Incognito (1962) cette scène hallucinante des prisonniers jetés en plein hiver hors de leurs baraquements, complètement nus dans la neige, sous la surveillance de leurs gardiens russes, leurs vainqueurs. Dans mon souvenir, les prisonniers se serraient les uns contre les autres et un mouvement brownien se mettait progressivement en place, chassant vers l'extérieur les hommes réchauffés pour permettre à leur couverture extérieure de venir se réchauffer. S'ils étaient restés par égoïsme mal compris, au centre, bien au chaud (enfin un "chaud" tout relatif), ceux de l'extérieur seraient morts. On imagine la suite. Le groupe, comme un oignon qu'on épluche, se serait réduit au point de finir par disparaître.

Naturellement quand j'ai voulu retrouver le passage, pour vérifier mon souvenir, le livre avait disparu de ma bibliothèque. Vous l'avez constaté sûrement vous aussi, les livres que vous avez particulièrement aimés désertent vos étagères : vous les avez prêtés et on ne vous les a pas rendus. Soyons honnêtes, cela nous arrive aussi, mais la balance des livres prêtés et des livres gardés est-elle favorable ? Je laisse cette question sans réponse, car elle n'a pas d'intérêt.

Je rachetai donc le roman et le feuilletai fébrilement. Je pensais l'affaire relativement facile, puisque le livre est découpé en 3 "stations", comme les stations de la Passion du Christ. Il me fallait chercher dans la 2ème, lors de la captivité et du retournement du héros. Je n'avais pas le temps, je ne trouvai pas et j'abandonnai. Mais il m'en restait quelque regret.

Petru Dimitriu (au temps de sa splendeur communiste) et sa femme.
Il a écrit son oeuvre tantôt en roumain, en allemand et en français

A l'occasion d'une promotion et de cette sorte de retraite que représente une convalescence après une opération, j'achetai une liseuse, une Kindle et je téléchargeais le livre pour bénéficier de la recherche par mots-clefs. Ce fut plus compliqué que prévu. Neige, froid, hiver, nus ne donnèrent rien. Toutefois, sans me donner la solution, le  mot "nus" me mit sur la piste : A la fin du livre, le héros, libéré de l'idéologie stalinienne, rappelle à un ami cette "solidarité humaine, le sentiment de faire partie du groupe, ... je l'avais bien senti à la guerre, et le jour où on nous avait poussé dehors, nus dans le vent d'hiver ; or, c'est cette même solidarité que nous pouvons étendre à l'univers entier".

Le mot "dehors" m'envoya sur le bon passage. Quel bonheur de trouver enfin ces quelques pages et de les relire ! Quel étonnement aussi de voir que ma mémoire était aussi approximative. En fait, l'organisation spontanée dont j'avais gardé le souvenir n'était pas aussi spontanée que cela.  Des voix dans le groupe s’étaient élevées pour crier "en tas, en tas, ça va nous tenir chaud", puis pour obliger ceux du milieu, après plusieurs demandes, à quitter leur position momentanément plus favorable. Ces voix se révélèrent être celles de Gardes de fer habitués à commander la piétaille, et aussi à ne pas s'oublier "Les Gardes de fer commandaient,... ils calculaient le temps qu'on passait dehors ou dedans, pour qu'il n'y ait pas d'injustice, mais je m'aperçus qu'ils s'arrangeaient pour protéger les leurs".

Mon souvenir n'était pourtant pas fabriqué. Une fois déclenché, le mouvement s'auto-entretenait. Les Gardes de fer n'avaient pas créé le système, ils en avaient simplement avancé l'éclosion "Nous attendions, serrés comme un poing, que les plus faibles ne puissent plus tenir à l'extérieur. On les laissait crier quelques temps, et les plus faibles de ceux qui étaient au chaud leur répondaient en protestant. Puis les forts se décidaient et commençaient le mouvement. Cela se passait sans conciliabules, sans échanger un regard, d'instinct... Le tout fonctionnait comme une réaction chimique lente..."

Une amie me dit que les manchots ou les pingouins font de même. Est-ce que cela enlève quelque chose à ma petite histoire ? Ce rapprochement ne me choque pas et nous rappelle notre commune origine de vivants grégaires. Pourquoi n'y aurait-il pas une morale des pingouins ? Les hommes apportent juste un peu de complexité hiérarchique et de perversité. Car les gardes russes sont aussi des hommes. Ils auraient pu venir réchauffer les prisonniers  avec "leurs lourds manteaux et leurs bottes, leurs bonnets de fourrure rabattus sur les oreilles et les joues". Au lieu de cela, "ils étaient maussades et furieux. Ils n'aimaient pas ce qu'ils faisaient, ils savaient combien nous avions froid et peur de mourir, ils auraient souhaité être ailleurs, ou alors nous battre, nous tuer, pour ne plus voir devant eux ce tas de corps blancs, ces visages gris aux nez rougis, ce silence, ce grelottement continu. La seule chose qui les consolait un moment, c'était notre manœuvre pour changer de place, ils se mettaient à rire, mais cela leur passait vite et ils se renfrognaient, ils se mettaient à regarder par dessus nos têtes, ou à terre, d'une air ennuyé, stupide et triste, le même que nous devions avoir, j'en suis sûr".

Finalement mon souvenir n'était pas un faux souvenir. Il était seulement incomplet. Retrouver le texte de Dumitriu m'a permis de l'enrichir. Ce qui caractérise l'homme, ce n'est pas sa sollicitude intéressée qu'il partage avec d'autres animaux. C'est sa capacité à se braquer contre son envie spontanée de se porter vers les autres, à l'enfouir si loin qu'il peut ne plus la ressentir. J'avais beaucoup aimé les Bienveillantes de Jonathan Littell notamment parce qu'il démontait bien ce curieux mécanisme qui fait passer pour du courage, du dépassement de soi, de l'envol par delà nos pauvres limites, notre capacité à tuer d' innocentes victimes en surmontant notre dégoût physique de le faire. En somme, le comportement d'un SS n'était pas inhumain, seulement trop humain.

La couverture suggestive d'une édition canadienne 

Je reviens un moment sur le roman de Dumitriu pour chasser ce dernier souvenir, avec cette description pleine d'empathie du groupe des prisonniers :"On se frottait l'un à l'autre, des peaux chaudes et tendues contre des peaux froides, hérissées, rugueuses comme de la peau de serpent. Le vieux petit moine, mon voisin de lit, avait du poil blanc sur la poitrine ; il se pressait à son tour, sérieux et actif comme un petit garçon qui joue à quelque jeu passionnant ; il était même gai, de sa gaîté enfantine. L'autre moine, le père Daniel, était mâle et énergique comme un capitaine de pirates. Les prêtres catholiques, muets, étaient les plus disciplinés ; les anciens Securisti, les plus bruyants et les plus effrayés ; les Gardes de fer commandaient".

J'avais une autre envie rentrée de retrouver un texte curieux qui m'avait ravi. Dans l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, telle que je m'en souvenais, Chateaubriand décrivait un Acropole transformé en camp militaire. J'imaginais plein de tentes rondes se faufilant entre les chapiteaux et les colonnes tombés à terre, de fiers guerriers turcs aux uniformes exotiques en place des touristes d'aujourd'hui. Mais là aussi, je n'arrivais pas à mettre la main dessus, malgré des recherches dans les 2 exemplaires papier que je possède (curieusement j'ai gardé ce beau texte et même en double). Au point de me demander si je n'avais pas rêvé cette image forte des soudards traînant leur vulgarité de conquérants ignares au milieu des chefs d'oeuvre indépassés de la Grèce antique.

L'Acropole en 1861, un demi-siècle plus tard.
Cité dans l'excellent blog Paris myope

La quête fut moins longue que pour Incognito. Je finis par tomber dessus avec mon premier mot-clef, "tentes". Là, ma déception fut grande. Chateaubriand se contentait d'une très brève allusion sans en tirer le moindre parti narratif. Mon imagination avait brodé sur un texte bien maigre pour ce merveilleux prosateur. Pas étonnant qu'il m'ait échappé à une lecture discursive. "... enfin, sur le point le plus éminent de l'Acropolis s'élève le temple de Minerve ; le reste de l'espace est obstrué par les décombres des bâtiments anciens et nouveaux, et par les tentes, les armes et les baraques des Turcs".

Pour me dédommager de ma déconvenue, j'ai relu toutes les pages concernant Athènes. C'est tout simplement magnifique.

Plus prosaïquement, je me suis servi de ma liseuse pour retrouver un passage de l'Histoire de ma vie de Casanova. J'ai bien les 3 gros volumes de la dernière édition, mais y retrouver un passage précis n'est pas évident quand la lecture est ancienne. Avec le texte numérisé, il m'a fallu quelques secondes pour me replonger dans les romanesques retrouvailles manquées de Casanova avec Henriette, alias Marie-Anne d'Albertas à Bouc Bel-Air. J'ai pu ainsi compléter une récente chronique sur le Pays de Gex de mes ancêtres maternels ("La naissance ou comment délirer en généalogie").

Giacomo Casanova par Raphael Mengs
Après l'avoir beaucoup fréquenté, Casanova se fâcha avec le peintre pour n'avoir pas fait ses Pâques à Madrid, dénoncé par le curé.
J'ai re-découvert ce peintre en lisant les lettres de Stendhal qui après l'avoir beaucoup admiré en 1807 ("un des meilleurs peintres de son temps"), le descendra ensuite d'un "peintre de 3ème ordre"
J'adore, chez Stendhal ces retournements, qu'il refuserait de reconnaître. 
Une bonne illustration de son "égotisme".

Étonnant autoportrait de Mengs jeune (1728-1779)
On le croirait fils de Jeanne Moreau.

L'autre avantage des liseuses, avantage ou inconvénient penseront certains, c'est qu'elles suscitent une boulimie, un zapping effréné. Il y a tant de choses que l'on ne connait pas et que l'on voudrait découvrir que l'on butine à tout va. Les livres restent ouverts à la dernière page lue. On ne perd pas de temps à les retrouver après les avoir délaissés. On n'hésite pas, du coup, à passer de l'un à l'autre, puisque notre infidélité ne les poussera pas à nous snober. Ils s'empilent sur une table de chevet virtuelle, n'en tombent jamais, ne perdent pas leurs marques pages et vous offrent même le sens des mots anciens que vous auriez la flemme de rechercher sans les facilités lexicales qu'ils proposent.

Bien sûr, de ce fait, tout à la frénésie de la découverte, je délaisse le gros volume d'anthologie des Mémoires de Saint Simon qui me régala pendant quinze jours dans ce qu'une amie appelle joliment "ma thébaïde" et qui ressemble plutôt à une maison de convalescence. Mais qu'il ne s'en offusque pas, je sais que je retrouverai le duc, tant il me fait rire, l'air de ne pas y toucher.

En attendant je zappe comme un fou de Tchékhov (les nouvelles) à Rousseau (le 2ème tome des Confessions que je n'avais jamais lu), de Stendhal (ses lettres à sa sœur Pauline pendant la campagne d'Allemagne) à une conférence d'Italo Svevo sur Joyce, etc. Dans les volumineux fichiers qui vous promettent les oeuvres complètes de X ou de Y, on trouve de nombreux textes moins connus qu'on n'irait jamais chercher, à supposer qu'ils soient publiés en livres papier.

Je lis aussi des textes que je n'aurais jamais ouverts, sauf peut-être dans une brocante, faute de mieux, comme les Mémoires de Sarah Bernardt, dont je ne savais pas qu'elle avait cette plume alerte et ce goût du détail qui fait mouche. En voici pour terminer un exemple. Elle vient de faire une tournée à Londres, après avoir quitté avec fracas la Comédie Française. Autant son précédent séjour l'avait désolée, autant cette fois-ci elle quitte la grande ville industrielle avec regret. 

Sarah Bernhardt par Nadar

Pourtant, dit-elle, "je préférais notre boue blonde à la boue noire ; et nos fenêtres à l'horrible fenêtre à guillotine. Je trouve du reste que rien ne marque plus la différence de caractère des nations française et anglaise que nos fenêtres respectives. Les nôtres s'ouvrent toutes grandes. Le soleil pénètre chez nous jusqu'au cœur de notre home. L'air balaie toutes les poussières, tous les microbes ; elles se referment de même, sans mystère, comme elles se sont ouvertes [je trouve cette dernière phrase admirable].

Les fenêtres anglaises s'ouvrent par moitié, soit en haut, soit en bas. On peut même se donner la jouissance de les ouvrir un peu en haut, un peu en bas mais pas du tout dans le milieu. Le soleil ne peut y pénétrer en pleine franchise. L'air ne peut entrer en bienfaisante visite. La fenêtre garde son petit quant à soi égoïste et perfide. Je déteste les fenêtres anglaises.

Mais j'adore maintenant la ville de Londres et, ai-je besoin de le dire, ses habitants".

N'est-ce pas un pur bonheur de découvrir que celle qui disait avec tant de sensibilité les mots des autres savait si bien choisir les siens ?

jeudi 27 juillet 2017

De la voiture et de quelques sentiments

Je viens de lire dans le Monde la lettre émouvante écrite par Albert Camus à sa maîtresse Catherine Sellers, le 30 janvier 1959. Elle a dû la recevoir avant l'annonce de sa mort survenue le lundi 4 janvier 1960. Je l'espère tout au moins, qu'elle ait connu ainsi une dernière joie avant l'horrible nouvelle.

Catherine Sellers et Albert Camus en 1956 (Getty images)

Cette lettre semble inouïe au vu des circonstances. Elle ferait croire aux pressentiments puisqu'elle commence par ces mots : « Voici ma dernière lettre, ma tendre » et se termine par cette formule qui semble venir d'outre-tombe « « Mais pour le moment je rentre [de Lourmarin où il était avec sa femme et ses enfants] et je suis content de rentrer. A mardi, ma chérie, je t'embrasse déjà, et te bénis, du fond du cœur ».

De fait, l'émotion que suscite cette lettre ne doit pas nous faire perdre toute rationalité et sombrer dans quelque superstition ridicule. Cette missive n'est que la dernière de l'année, comme l'explicite la phrase suivante, et non l'annonce de sa fin prochaine. Quant à la formule de bénédiction, elle lui était, parait-il, coutumière, même si c'était la 1ère fois qu'elle terminait une lettre.

Je ne suis pas resté longtemps sur ce triste rappel. J'ai toujours ressenti un peu de distance vis à vis de cet auteur à la vie brillante et ensoleillée. C'est à lui, pourtant, que je devais une bonne note à une épreuve d'entrée à Normal sup. J'avais tiré un long développement d'une de ses nouvelles extraites des Noces, si je me souviens bien. Albert Camus me semblait trop solaire pour être profond. Peut-être lui en voulais-je aussi d'avoir eu raison avant les autres, contre Sartre. Dans la querelle Sartre / Camus, quelques années plus tard, je me suis rangé résolument derrière Sartre, comme tous les étudiants en philosophie de l'époque, honteux du plaisir que j'avais pris à la lecture de ses romans et du trouble ressenti en disséquant l'Homme révolté. Que je le veuille ou non, il doit subsister encore aujourd'hui quelque sentiment de cette époque où l'on préférait la Révolution avec un grand R à la révolte, jugée purement morale et individualiste.

Oserais-je avouer que ce sont les circonstances de sa mort, rappelées par l'article, qui m'ont arrêté le plus longtemps. Il est mort sur la N7, près de Sens, cette meurtrière nationale à 3 voies bordées de platanes dont je me souviens très bien, avec ses longues courbes et ses lignes droites où les voitures qui doublaient, venues d'en face, se dissimulaient dans les ondulations du relief. Doubler en ces périodes qui ignoraient les limitations de vitesse était tentant mais aussi dangereux.

L'accident d'Albert Camus fut malheureusement plus imprévisible et ne tint pas, semble-t-il, à quelque faute du conducteur. La voiture s'est brisée contre un platane suite à l'éclatement du pneu arrière gauche. On pourra dire aussi que si la voiture n'avait pas roulé à180 km/h, l'accident aurait peut-être été moins dramatique. On veut bien le croire. C'était une Facel Véga, je l'avais oublié et pourtant cela m'avait marqué car cette même année 59 mon père nous emmenait dans une voiture identique (en fait un modèle plus récent que celui de l'ami de Camus, la HK500).

Facel-Véga HK 500 1959



J'ai adoré cette voiture massive qui sentait bon le cuir et qu'un gros V8 américain de plus de 300 cv propulsait largement au dessus des 200 km/h. On était pourtant mal installé à l'arrière de ce coupé 2+2, les jambes repliées, la vue masquée par les énormes fauteuils de cuir noir des sièges avant. Mais le son du moteur était inimitable. Je me souviens de l'impression de puissance et de paix que l'on ressentait le lundi matin quand, partis fort tôt pour arriver à temps au lycée, on abattait à vive allure les 120 kms de petites routes qui séparaient notre maison de campagne de mon horrible bahut. J'espérais à chaque fois que quelque camarade de classe me verrait descendre de cette voiture qui devait être unique à Limoges, mais cela ne s'est jamais produit. J'avais 14 ans. Me pardonnera-t-on ?



Mon frère me raconte que pour lui, cette voiture fut l'occasion, au contraire, d'un sentiment de honte qui lui revient périodiquement à la mémoire : il avait, cette année-là, un prof de math détestable et comme beaucoup de ses condisciples, il prenait des leçons, non comme eux avec le prof de 5ème de l'année précédente, mais avec un autre du lycée. Un jour, alors que nous passions dans la merveilleuse voiture, il se vit reconnu par cet ancien prof qui regardait par la fenêtre de sa modeste maison au bord de la N20. Il avait eu honte de la différence de statut qu'elle symbolisait, honte aussi de l'avoir en quelque sorte abandonné (alors qu'il n'y était pour rien) en suivant les cours d'un autre.

Au premier abord, j'avais été un peu déçu par la voiture. Quelques temps avant son achat, mon père m'avait emmené avec lui lors de l'essai de ce modèle dans un garage parisien. J'avais été époustouflé par les accélérations et le rouge clinquant des sièges. Celle qu'il acheta fut plus sobre, avec son cuir noir, et surtout moins brutale, avec cette boîte automatique qui donnait l'impression d'une puissance infinie qui rien ne pourrait essouffler. Finalement c'était mieux ainsi. Lui, en revanche, n'a jamais vraiment aimé cette voiture qu'il jugeait trop lourde et il ne l'a garda pas longtemps.

Il changeait de voiture tous les ans. Quand il voulait retrouver l'année où se situait tel événement, il lui suffisait de se rappeler quelle voiture lui était associée. La voiture, c'était son plaisir, sa vanité et son luxe. Il pestait contre l'administration fiscale de l'époque qui l'obligeait à déclarer ses voitures dans la rubrique des « signes extérieurs de richesse », car leur puissance ou leur cylindrée dépassaient largement les standards nationaux habituels. Ne peut-on dépenser son argent comme l'on veut, quitte à se priver sur d'autres plans ? Je me gardais bien d'exprimer un quelconque avis sur ce thème, heureux simplement de profiter de ces belles voitures qu'il savait, de plus, conduire avec brio.


Chrysler 1951

Intérieur Chrysler

Il n'aimait que les voitures étrangères et fonctionnait par cycles. Celui des américaines, De Soto, Chrysler, Studebaker (encore un coupé dont la porte avait écrasé successivement les doigts de mon frère et les miens, ce qui nous valut des reproches plus que de la pitié), celui des italiennes (différents modèles d'Alfa Roméo depuis la petite Giuletta jusqu'au gros cabriolet 2500), celui des allemandes (Mercédès et BMW). Manquaient les anglaises. Il avait acheté une Jaguar qui avait appartenu parait-il au Prince de Monaco mais il l'a gardé trop peu pour que je monte dedans. Mystère de la mémoire : j'étais très excité à la pensée de découvrir cette voiture parce qu'elle disposait d'une caractéristique étonnante, 2 réservoirs de 75 l, qu'un robinet permettait de commuter successivement. Mon frère avait oublié ce fait mais m'apprit (ou me rappela) que notre père avait revendu rapidement cette voiture car elle souffrait précisément d'une fuite d'essence qu'on n'arrivait pas à stopper. Chacun de nous d'eux avait accroché un souvenir différent au même pense-bête pétrolier.

Studebaker 1953. La nôtre était noire.

Seule exception à cette litanie de voitures exotiques, la période pendant laquelle il brigua (sans succès) le suffrage des électeurs de Limoges lors des législatives de 56 puis de 58. On eut droit à une affreuse Frégate, poussive et moche, ainsi qu'à une Trianon au V8 tout aussi poussif ; un vieux moteur américain à soupapes latérales.

Simca Trianon. La nôtre était exactement semblable.

En effet, mon père segmentait rigoureusement sa vie, à des fins de propagande électorale, sans pour autant se priver de son plaisir secret. Pour les rencontres populaires, il y avait la petite Dauphine. Il fallait bien complaire à Billancourt. Pour les déjeuners du dimanche chez les notaires et les curés, là où il convenait d'exhiber son culte de la famille et des valeurs bourgeoises, l'austère Frégate noire. Et puis, pour lui et ses escapades amoureuses, un cabriolet Alfa Roméo, la petite Giuletta. En somme il faisait avec ses voitures ce qu'il faisait avec nous, ne mentant que par omission : selon les interlocuteurs, il me mettait en avant : « mon fils qui est au lycée Gay-Lussac » ou montrait mon frère : « mon fils qui est à Ozanam, chez les Frères de Bétharam ». On l'a compris, il se présentait sous l'étiquette centriste du MRP.

A la Frégate est resté associé un souvenir, objectivement terrible, mais qui nous parut finalement heureux, nous les gamins d'une dizaine d'années. On partait en vacances pour Dinard, après un crochet chez un cousin sous-préfet à Romorantin. C'était le 1er juillet, il faisait beau, il était tôt (on devait arriver pour déjeuner d'où la plaisanterie paternelle « on arrive bientôt : Dinan, Dinard, dinette »). La route était droite au sortir des bois solognots, la vue dégagée. Loin sur la droite, on vit arriver un bonhomme sur un vélomoteur, son sulfateur sur le dos. Il ne semble pas ralentir, bien que sa petite route dût croiser notre nationale. Klaxon bloqué, sans effet, le vigneron poursuivait sa route. On apprit par la suite qu'il venait de perdre sa mère et en était bouleversé. Finalement en désespoir de cause, mon père freine violemment et se déporte sur la gauche au point de nous jeter dans le fossé de l'autre côté de la route, la voiture posée sur le flanc. Malheureusement, la manœuvre ne permit pas d'éviter le choc. La seconde qui précéda le choc et la sortie de route fut hallucinante. Sentiment de la survenue de l'invraisemblable et pourtant inéluctable. On eut de la peine à extraire ma grand mère par la vitre. Et nous voilà attendant les secours, le malheureux conducteur du vélomoteur, inconscient, tremblant de tout son corps, au milieu du vert vif du sulfate de cuivre répandu sur la route. Il mourut à l’hôpital et mon père s'occupa de sa famille ensuite.

Renault Frégate 1954

Pendant que nous sommes là à attendre, un autocar s'arrête peu après pour nous remettre notre petit chat noir : son conducteur avait vu l'inconsciente bestiole sortir de son panier fixé sur la galerie de toit et sauter sur la route. Le car s'était arrêté et l'avait récupéré. Il y a quelque part dans ma vision de la dureté absurde du monde, un souvenir bien enfoui, celui d'une terrible équivalence entre la vie d'un petit chat (autrement broyé dans le fossé) et celle d'un homme.

Intérieur Frégate

Ce fut, heureusement, le seul accident de cette vie vouée à la vitesse. Une autre fois, cela aurait pu mal se terminer mais mon père n'eut à subir que la honte d'une situation ridicule et les frais d'une réparation coûteuse. Cet été-là, je venais de passer le 1er bac (c'était donc l'été 1962) et j'avais reçu en récompense une caméra 8mm, une Paillard Bolex, 2 événements qui me permettent de situer précisément la scène. Nous allions nous baigner tous les jours dans un étang situé à 4 kms de la maison familiale. Pour pimenter le trajet devenu monotone à force de répétition, mon père s'amusait à lancer la Mercédès 220, sa voiture de l'époque, jusque vers 160 km/h puis coupait le moteur à mi-parcours, de façon à glisser en roue libre et en silence jusqu'au point d'arrivée. Vers l'étang, c'était assez facile malgré quelques virages prononcés, mais au retour, il fallait aborder vite un dernier virage juste avant un petit pont, pour pouvoir avaler la côte qui menait au village. On finissait en se balançant tous en rythme, comme dans un bobsleigh, pour avaler les derniers mètres pratiquement au pas, avant de redescendre vers la maison, toujours en roue libre. On arrivait tout joyeux d'avoir réussi à l'unisson, puisque le succès ne dépendait pas du seul pilote, mais de la vigueur et du rythme de notre balancement, affamés par notre baignade. Dans mon souvenir, le ciel est forcément bleu, la table mise sous un parasol sur la terrasse et mon père de bonne humeur.

Mercédès 220

Cela avait marché plusieurs fois mais cette fois-ci, vitesse excessive ou gravillons, la voiture dérapa sur le pont. Mon père évita un premier tête à queue (arrière enfoncé sur le parapet) mais non un 2ème (avant enfoncé sur le même parapet). Je n'ai jamais vu quelqu'un tourner un volant aussi vite, dans un sens puis dans l'autre. Oh bonheur ! La voiture est restée sur le pont. La chute n'aurait pas été très grande mais sûrement douloureuse. Il n'y avait pas de ceinture de sécurité à l'époque. Encore hagard, j'ai couru jusqu'à la maison pour récupérer ma caméra et j'ai quelque part des images du remorquage peu glorieux de la voiture par le tracteur d'un des administrés de mon père.

C'était un excellent conducteur et un autre que lui serait sans doute passé par dessus bord même si je n'oublie pas qu'il a eu de la chance cette fois-là. Nous étions naturellement très fiers de ses prouesses même si ce n'était pas toujours agréable de se faire ballotter en tout sens tout en regardant la carte routière afin de le guider, terrorisés à l'idée de nous tromper. Le plus spectaculaire, c'était les voyages dans la petite Dauphine dont le petit derrière glissait de droite et de gauche au gré des innombrables virages de l'Auvergne et du Limousin. J'ai été emmené quelques années plus tard par un pilote professionnel dans la descente d'un col alpin avec une Dauphine 1093. Mon père était moins efficace, heureusement, mais pas tant que cela. Il adorait nous montrer comment doubler des voitures plus puissantes en sortant beaucoup plus vite qu'elles des virages.

Renault Dauphine
Ce fut aussi, pour peu de temps, ma 1ère voiture.

Quand on voyageait sur de longs parcours, on ne rencontrait qu'exceptionnellement des voitures capables de rivaliser. C'était rare mais quelle fête quand cela arrivait ! Je me souviens d'une course avec une autre voiture puissante. J'ai oublié sa marque comme celle de la nôtre. J'ai oublié aussi l'issue de la course qui dura assez longtemps. Ce qui me reste, c'est l'impression d'une joute chevaleresque où les protagonistes ralentissaient dans la traversée des patelins, sans chercher à profiter de cette opportunité pour se doubler dangereusement pour les habitants. Aucun échange ne pouvait avoir lieu entre les 2 véhicules mais tout se passait comme s'ils avaient accepté une règle de fair play avant de se lancer un défi. En y réfléchissant, je me demande si finalement notre adversaire ne pilotait pas une voiture américaine : je la vois tanguer fortement sur un passage à niveau. Ce qui ne change rien à l'invraisemblable de cette course sur route ouverte, car il s'agissait d'aller vraiment vite.

Après avoir écrit ce qui précède, j'ai interrogé une nouvelle fois mon frère pour confronter nos souvenirs. Cette fois-ci, également, il est amusant de voir ce que chacun sélectionne. Le fair play des 2 conducteurs ne lui a laissé aucune trace dans la mémoire. En revanche, il se souvient très bien d'autres détails (l'adversaire était une voiture américaine, la nôtre était la Mercédès 220 et nous rentrions des sports d'hiver en Suisse) et surtout de la fin de l'histoire : nous avions dépassé l'américaine (je dis nous car l'affaire était collective à nos yeux) et mis du temps à la semer. Puis on s'était arrêté un bon moment dans un pré, notre père ayant besoin de se calmer et nous avions vu passer l'américaine au bout d'un moment, son conducteur ayant levé le pied lorsqu'il ne nous avait plus vu dans sa ligne de mire. A l'évidence, le gain de temps n'était pas la motivation de la course, mais la lutte des 2 mâles dans leurs voitures survitaminées.

Tout ceci semble aujourd'hui s'être déroulé sur une autre planète. La circulation est bien trop dense, même sur les petites routes et les limitations de vitesse, trop basses. Je me souviens des premières limitations générales de vitesse, intervenues bien plus tard. Elles n'avaient pas eu la sécurité comme motif, mais les nécessaires économies d'essence consécutives au choc pétrolier de 1973. Pourtant, elles étaient bien nécessaires, puisque le pic des morts de la route, avec plus de 18 000 victimes, a été atteint en 1972.
Mais en 1974, il était impensable de prendre cette mesure sans lui trouver une justification autre que sécuritaire. De ce fait, on les annonçait comme devant être transitoires, jusqu'au retour des approvisionnements normaux ; elles sont pourtant toujours pratiquement les mêmes aujourd'hui (sauf sur 4 voies où elles sont passées de 120 à 110 km/h) et elles ont montré leur efficacité collective. Loin de moi l'intention de faire l'apologie de la vitesse dans le contexte actuel de saturation automobile.

1973 n'était pas la 1ère alerte causée par les pénuries d'essence. La guerre du canal de Suez en 1956 avait conduit à contingenter le carburant. Je me souviens de mon père qui entreposait des jerrycans d'essence dans la maison de campagne. Il les obtenait du préfet, je crois. Il ne roulait plus qu'avec sa seconde voiture, une 4 cv Renault, moins gourmande en carburant. Elle dormait dans un garage ouvert. Un jour de cette année-là, nous avons eu l'idée, que nous jugions lumineuse, de laver cette voiture. J'ai oublié qui, de mon cousin, de mon frère ou de moi-même, avait suggéré ce projet. Je me rappelle que c'est mon cousin qui avait eu l'audace de sortir la voiture du garage en mettant en marche le moteur, car la sortie était en pente et nous n'avions pu la déplacer en la poussant. Le garage était étroit et nous ne voulions pas l'inonder à coup de jet et de seaux d'eau. Nous étions en plein travail, tout contents de nous-mêmes, quand mon père surgit, hors de lui. Nous avons passé le reste de la journée, jusqu'au lendemain matin, chacun dans notre chambre, au pain et à l'eau. On imagine notre sentiment d'injustice. Quand je vois des enfants dans des situations de ce genre, une volonté de bien faire qui tombe à côté pour des raisons qui leurs semblent incompréhensibles, mon cœur saigne car je sais que leur souffrance n'aura pas de fin, même si un jour ils en souriront. Mais le souvenir reviendra les visiter en provoquant ce petit pincement au cœur que chacun reconnaîtra. Je suis certain que ce sont des expériences de ce genre qui ont suscité la figure du Dieu vengeur aux colères imprévisibles qui hante les religions des hommes.

4 cv Renault

S'il n'était pas question pour notre père que l'on conduisit sans permis, ne serait-ce que sur 3 mètres, il s'occupa activement de notre formation, une fois le document obtenu. Comment poser et bouger ses mains pour qu'au plus fort du virage elles soient dans une position qui offre le maximum de doigté et de précision, en cas de dérapage. Comment ne pas rentrer trop vite dans un virage pour pouvoir ré-accélérer plus tôt et en sortir plus vite. Comment choisir la bonne trajectoire en ne tournant le volant qu'une fois et en maintenant cet angle jusqu'à la sortie du virage. Au début, c'était chaotique, on braquait trop ou trop peu. Il fallait recommencer inlassablement jusqu'à ce que cela devienne un réflexe. Lui-même s'imposait cette discipline au début de toute conduite pour trouver le bon tempo et le calme qu'il procure, au lieu des gestes désordonnés et approximatifs que l'on voit souvent. C'est une très bonne technique pour retrouver sa sérénité quand on est énervé ou en colère et je m'y astreins souvent encore.

Pour apprendre à anticiper et à conduire avec souplesse, il nous imposait des exercices comme conduire sans toucher au frein, sauf urgence. Je me souviens aussi d'une nuit merveilleuse, sur une petite route boisée d'Auvergne. Il faisait nuit noire et nous étions 3 voitures qui se suivaient. Mon père devant avait seul le droit de se servir des phares. Nous derrière, moi-même puis mon frère, roulions en veilleuse, guidés par la seule lumière des feux arrière. Il faut de la confiance dans la conduite de celui qui précède et un bon contrôle de ses émotions. Une fois convaincu qu'il y a peu de chances pour qu'un énorme trou ne se creuse entre la voiture qui précède et la sienne, que la route ne va pas brusquement disparaître, même si on ne la voit pas, on peut se détendre un peu et se régler sur le seul signal de ces 2 lumières rouges qui vous précèdent.

Ainsi dressés, nous pouvions lui servir de chauffeur conforme à ses souhaits, sans traîner sur la route mais aussi sans le secouer de manière désordonnée. Quelquefois, il passait au degré supérieur des leçons pour nous faire tâter d'une conduite un peu plus sportive. Celle qu'il définissait ainsi : « quand on veut aller vite, il n'y a que 2 positions du pied : à fond sur l'accélérateur ou à fond sur le frein ». Un jour où il ne se sentait pas bien et devait faire un voyage jusqu'à Genève, il me demanda si je voulais bien l'y conduire. A l'époque, il avait une Alfa Roméo Giulia TI. Avec ses 92 cv et sa boite 5 vitesses, fort rare à l'époque, elle ferait sourire aujourd'hui. Mais, légère, sans tous les dispositifs de sécurité des voitures d'aujourd'hui qui les alourdissent, c'était une berline sportive. Le début du voyage fut sans histoire puis, avec le temps, il retrouva la forme en arrivant dans le Jura. A l'époque (vers 63-64), la route la plus courte était étroite et tortueuse. Désormais, il y a l'autoroute et on n'emprunte plus cet itinéraire, à la fois amusant et bucolique. Je l'empruntais souvent pour me rendre chez ma mère et j'aimais bien ce moment (ma famille moins). Il y a quelques temps, j'ai voulu retrouver ces sensations d'autrefois. La petite route a désormais perdu toute saveur avec les aménagements considérables qui y ont été faits. Du coup les camions l'empruntent pour économiser le péage, et tout plaisir a disparu : un vrai gâchis.

Alfa Roméo Giulia 1600 TI

Cette fois-là, la route était quasi-déserte et pleine de petits pièges intéressants car on ne l'avait pas encore civilisée à coup de bulldozer. Mon père s'amusa à jouer les co-pilotes, m'indiquant le régime moteur et la vitesse à enclencher, sans me préoccuper du reste et surtout pas de la vitesse. Au début, j'étais un peu inquiet, avec le sentiment d'arriver trop vite dans les virages, puis la confiance aidant, je me mis à lui obéir aveuglément, découvrant des possibilités que je n'imaginais pas.

Alfa Roméo TI

Mon père a toujours eu beaucoup de peine à trouver le contact avec ses fils. Il était souvent ironique et cassant comme ces pères traditionnels qui croient que c'est en stimulant constamment leur progéniture, par des critiques négatives permanentes, qu'ils la pousseront à se surmonter. Ce fut sans doute efficace sur le plan des études, mais plutôt catastrophique sur celui du caractère. Cela enlève toute confiance aux enfants et les pousse à se révolter ou, comme mon frère et moi, à se réfugier dans le refus de coopérer avec le monde des adultes. A d'autres moments, il versait dans un sentimentalisme qui nous gênait et nous semblait un peu ridicule. De toute façon, il aurait eu beaucoup de peine à surmonter notre hostilité de nous avoir arrachés à notre mère. La voiture fut un des rares modes de communication positifs, un moyen de partager quelque chose ensemble, où son incontestable supériorité ne nous gênait pas mais nous poussait à nous perfectionner effectivement.

Je n'ai pas pu jouer ce rôle pour mes enfants et je le regrette. J'ai essayé de le faire avec leur mère ou celles qui lui ont succédé. Ce fut un fiasco général. Il est vrai que que je n'ai jamais eu l'équivalent des voitures de mon père. Une fois, j'aurais pu accéder à ce luxe. Mon père m'avait promis sa voiture du moment, un cabriolet Alfa Roméo 2600, superbe voiture blanche à l'intérieur rouge vif, si je réussissais le concours d'entrée à Normale Sup. Je me demande comment cette voiture et l'esprit de la rue d'Ulm aurait coexisté. Je pense que j'aurais dû cacher à l'Alpha comme à l’École l'existence de l'autre maîtresse. Mais j'échouai et dû me contenter de Normale Sup de Saint Cloud en auditeur libre. Je m'y rendais en moto : une vieille moto réformée de la gendarmerie qui remplaça la belle italienne et m'orienta vers les motos plus que vers les voitures.

Alfa Roméo spider 2600. Rigoureusement identique à celle de mon père

Toute ma vie, je n'ai eu que des voitures banales, le plus souvent d'occasion, choisies pour leur tenue de route plus que pour leurs performances mais les techniques apprises avec mon père me donnaient le sentiment d'être un petit roi de la route. Il y a 30 ans je pouvais conduire encore assez vite et j'ai beaucoup secoué ma petite famille. Mais je sais aussi que cette vélocité relative n'a rien à voir avec la vraie conduite sportive.

Il y a une quinzaine d'années, j'ai eu la chance de faire 2 tours du circuit privé de Renault quelque part en Normandie. Un circuit pour rallye sur terre, avec tous les pièges possibles afin de tester les voitures. Le conducteur était l'un des 2 pilotes officiels de rallye de la firme. Nous voici dans l'habitacle encombré de tubes de renfort, sanglés comme un pilote de chasse, casque sur la tête et communication par micro. Moi qui ne suis pas trouillard en voiture, j'ai crus mourir plusieurs fois lors du 1er tour, quand je le voyais passer la 6ème peu avant un virage à angle droit ou quand on sautait, avec le ciel comme seul horizon juste avant une courbe aperçue avant l'envol. A se demander s'il n'avait pas brutalement perdu la tête, comme ces pilotes d'avion de ligne qui se suicident avec leurs passagers. Mais, non, cela passait. Au 2ème tour, rassuré, j'ai pris un grand plaisir à me laisser ballotter violemment de droite à gauche et de haut en bas, au point de regretter que cela s'arrête. Ce qui était particulièrement surprenant, c'était l'ampleur des chocs encaissés par la voiture, notamment les chocs verticaux auxquels on n'est pas habitué sur route ainsi que la capacité de la voiture à franchir les virages dans des positions scabreuses. Interrogé, le pilote m'affirma n'être qu'à 70% de ses capacités. Puis il repartit comme un ouvrier rivé à sa chaîne, pour un nouveau tour de piste au profit de quelque autre sponsor à épater. C'était son boulot ce jour-là, un boulot comme les autres.

L'intérieur de Renault Clio S3.
On remarquera le curieux levier de vitesse qui ressemble à celui d'une 2cv Citroën

Permis de conduire à points, radars automatiques, ainsi que l'âge, ont mis une sourdine à la conduite rapide. Pourtant, l'affreux gamin n'est jamais loin, même chez le septuagénaire. Je me suis vu l'année dernière reprendre le même comportement dérisoire que 50 ans plus tôt. En cette après-midi lointaine, je redescendais de La Clusaz après une journée de ski avec la 4 cv de ma mère. La route était dégagée mais les bas-côtés bien enneigés. J'avais doublé de nombreuses files de voitures quand je me suis retrouvé stoppé par la neige accumulée sur le bord de la route : pour ne pas effrayer le cheval que je voyais monter tirant une charrette (à l'époque, je montais souvent à cheval et j'avais pour le bel animal le respect que l'on doit à un être supérieur, aux réactions imprévisibles), je m'étais trop déporté sur la droite et embourbé dans la neige. Je ne me souviens plus comment je me suis sorti de ce pétrin, sans doute avec une dépanneuse. En revanche je me souviens très bien de ma honte à voir défiler depuis le talus toutes les voitures que j'avais doublées. Certains conducteurs étaient franchement hilares, d'autres furieux de mes manœuvres qu'ils jugeaient avoir été dangereuses ou déloyales. Je finis toujours par accepter ces petites flèches lancées par le destin contre mon ego, et même à en sourire mais le sentiment de honte subsiste toujours et revient comme un remords qu'aucune auto-dérision ne peut atténuer.

Il y a un an, je me suis vu dans une situation semblable ; après coup, car sur le moment j'étais tout à mon affaire. Je rentrais d'une ballade sur l'une de mes 2 motos, la vieille, un peu capricieuse. Énervé par une de ses lubies, j'avais roulé rapidement, doublant de nombreuses voitures dans la montée d'un col près de chez moi. Elle a beau avoir 35 ans, elle peut être encore assez redoutable en montagne. Puis j'avais ralenti, calmé par ce petit moment d'allégresse contrôlée, au point de manquer d'attention. Un regard trop prolongé au paysage, un écart sur le bas-côté sablonneux, un coup de frein réflexe (si je n'avais rien fait, il ne se serait rien passé) et ce fut la chute. La moto fit un curieux tête à queue, moi je fonçais tout droit, casque en avant. Résultat, quelques côtes suffisamment maltraitées pour ne pas pouvoir rire ou tousser pendant 3 semaines et des mains fortement râpées car j'avais dû enlever mes gants lors de la petite crise de la belle et avais eu la flemme de m'arrêter pour les remettre. Je ne regardais même pas les dégâts, de la moto et de son pilote, je n’eus qu'une hâte : relever la moto, la remettre dans le sens de la marche, la démarrer et filer avant que ne surviennent les voitures dépassées. Ouf, je pus faire tout cela avant de voir qui que ce soit et j'allais me cacher chez moi, un verre de whisky dans une main et le flacon de désinfectant dans l'autre.

N'ai-je pas changé quelque peu depuis cette enfance plutôt dorée que j'ai vécue comme un cauchemar, à quelques moments d'exception près, comme les vacances chez ma mère ou ces voyages en voiture avec mon père ? Sur le plan émotionnel, je crains que non, comme je viens de le rapporter, même si j'ai appris à prendre un peu de distance avec moi-même et à sourire de mes bêtises à défaut de pouvoir y renoncer. Plus rationnellement, j'ai appris qu'il n'y a pas de bons conducteurs, il n'y a que des conducteurs qui ont eu de la chance. Je peux énumérer de très nombreuses circonstances où cela aurait pu mal se finir pour moi aussi. Je connais des proches pour qui l'issue fut fatale sans qu'ils n'aient aucune responsabilité dans ce désastre, sauf d'avoir été là, au mauvais moment. Les motards ont coutume de dire qu' « il n'y a pas de bons motards, il n'y a que de vieux motards », voulant rappeler la nécessité de la prudence. Mais la prudence ne suffit pas, il y faut aussi la chance.

J'ai une tendresse particulière pour Italo Svevo, l'auteur de la Conscience de Zeno. On se souvient du 1er chapitre de ce livre, Ultima cigaretta, dans lequel il analyse les ressorts de sa volonté ou plutôt de son manque de volonté, et comment il récompense d'une cigarette sa décision d'arrêter de fumer. Toute sa vie il essaya de renoncer à ce poison mortel mais il mourut dans un accident de la route près de Trévise, en 1928. Je n'en tire pas la conclusion qu'il faut abandonner tout effort pour améliorer sa santé au motif que l'imprévisible est toujours possible, mais que la chance ou la malchance réduisent à néant toutes les fanfaronnades sur sa prétendue habileté.

Ma chronique n'est pas un hymne à la vitesse en voiture (le rappel des 18 000 morts de 1972 le rendrait indécent) mais à la douce mélancolie du temps qui change, celui « du vert paradis des amours enfantines » pour les belles voitures, un hommage aussi à ce père si détesté mais aussi admiré (je rends hommage à ma compagne qui m'invite à plus d'équité envers lui). Désormais, mon plaisir (outre la moto qui garde quelque chose des joies un peu sauvages du passé), c'est de rouler souplement, régulateur de vitesse enclenché, un podcast de France Culture m'envolant vers la Cour de Louis XIV ou les mystères du cosmos. Il fait nuit, la route est quasi déserte. A l'approche d'une courbe, je résiste à la tentation de débrancher le régulateur. Je sais que je peux prendre ce virage à vitesse stabilisée. Je laisse la voiture poursuivre le chemin que son électronique lui a calculé et, peu à peu, virages après virages, je retrouve, par ce contrôle du réflexe inutile et malgré les 90 km/h imposés, quelque chose de la paix que je gagnais autrefois par une conduite plus sportive.

Sic transit gloria mundi.

Post scriptum.

A propos de l'accident d'Albert Camus, un ami m'écrit : "En fait, l'accident de Camus s'est produit dans des circonstances non élucidées et le pneu éclaté n'était probablement pas la véritable raison de la perte de contrôle subite par Gallimard. Le parrain de mon frère....avait une Facel Véga et en venant de Lyon a Bordeaux.... a eu un accident inexplicable quasiment au même endroit que Camus. L'accident était dû à la rupture brutale de l'arbre de transmission en raison de la trop forte puissance transmise aux roues motrices. La marque ne voulait sans doute pas que ça se sache mais apparemment il y avait eu d'autres cas".

En me renseignant sur les circonstances de la mort d'Italo Svevo, je suis frappé par une similitude avec celle d'Albert Camus : dans les 2 cas, c'est un arbre qui a arrêté la voiture. Mais l'auteur de Trieste n'eut qu'une jambe cassée. Il mourut le lendemain de problèmes cardiaques. Lui aussi semblait avoir des prémonitions !

 "À la fin d'un séjour de vacances et de cure à Bormio, en Valtelline, Svevo, accompagné de sa femme et de son petit-fils repartit pour Trieste en automobile. À Motta di Livenza, leur voiture dérapa sur le sol détrempé par la pluie, et heurta violemment un arbre. Svevo n'avait qu'une fracture de la jambe mais son état général empira très vite. Il devait mourir le lendemain, 13 septembre 1928, âgé de 67 ans. 

Mario Fusco, Italo Svevo, Conscience et réalité, Éditions Gallimard, Bibliothèque des idées, 1973, p. 139.

Quel brave homme, ce vieux Schmitz ! [le vrai nom d'Italo Svevo] Après tout ce qu’on écrivit d’élogieux sur ses romans, rien ne lui faisait plus plaisir que de raconter aux amis les souvenirs de sa longue carrière commerciale. J’en entendis plus d’un dans la boutique de la via San Nicolò, où il venait me trouver presque tous les soirs ; là où des écrivains illustres, des personnages (alors) socialement puissants ne dédaignaient pas ma conversation (au contraire), et où je tâche aujourd’hui d’entrer le moins possible. J’ai l’impression ― le bon Carletto et Dieu me pardonnent ― d’un noir corridor peuplé de spectres. L’auteur de Sénilité et de La Conscience de Zeno apparaissait : il était plein d’humanité, de (relative) compréhension d’autrui, et après son inattendu succès littéraire, plein d’une touchante joie de vivre. En réalité, il avait une peur bleue de mourir. Plaisanterie ou pressentiment, il n’oubliait jamais, chaque fois qu’il montait dans un taxi, de faire au chauffeur une étrange recommandation : « Allez doucement, lui disait-il en dialecte triestin, vous ne savez pas qui vous transportez. » (Naturellement, il faisait allusion à lui-même, quelle que fût la personne qui l’accompagnait.) Coïncidence étrange, il mourut justement d’un accident d’automobile. Il ne s’était pas fait grand mal, mais son cœur était faible (faiblesse qu’il attribuait à l’abus du tabac), et il ne se remit pas du choc. Mais Italo Svevo fut toujours favorisé par le sort. À peine eut-il compris que l’heure de la fin avait sonné, et que « la dernière cigarette » avait été fumée pour de bon, la peur passa d’un seul coup. « Mourir, ce n’est que cela, disait-il à ses proches ; mais c’est facile, très facile. C’est plus facile, ajoutait-il en s’efforçant de sourire, que d’écrire un roman. »
    J’ai toujours pensé (et ces paroles, prononcées par un tel homme en un tel moment, me le confirment) que l’humour est la forme suprême de la bonté.



Umberto Saba, Comme un vieillard qui rêve, Éditions Rivages, Bibliothèque étrangère Rivages, 1990, pp. 83, 84, 85, 86. Traduit de l’italien par Gérard Macé.













lundi 24 juillet 2017

Le Pays de Gex au XVIIIème. 3. La naissance ou comment délirer en généalogie


Je poursuis la description du pays de mes ancêtres maternels au XVIIIème siècle, le Pays de Gex. La dernière fois, il était question du mariage. Aujourd'hui en voici les fruits, la naissance, biologique et spirituelle.

Mes ancêtres qui vivaient dans le Pays de Gex au XVIIIème siècle seraient effarés de la mode actuelle des anniversaires. Elle m'étonne déjà moi-même qui me souviens que ce rappel n'était pas l'objet d'une fête particulière. On le célébrait si cela se présentait ainsi mais sans le tralala et le cortège d'invitations et de cadeaux que cela implique dorénavant. Pour mes enfants, la situation avait déjà changé et j'ai gardé sinon le souvenir, tout au moins des photos et des vidéos de ces assemblées de gamins venus festoyer à la maison. Mais désormais cette fureur mémorielle s'est emparée de toute la société. Elle ne touche plus seulement les enfants ou les changements de décades des adultes. On égrène désormais toutes les années et pour peu que votre petit groupe d'amis partagent la même manie, vous voilà « d'anniversaire » pratiquement toutes les semaines, obligé à ressasser une nième variation sur le temps qui passe et la jeunesse qui s'enfuit.

La naissance.

Cette valorisation par dessus tout de ce qui n'a pas encore eu lieu, cette glorification de l'être inaccompli qui rêve d'en rester là pour ne pas vieillir mais aussi pour ne pas mûrir, auraient épaté des gens pour qui ce qui comptait, c'est ce que l'on avait fait de sa vie. Cette sanctification par les œuvres devait d'ailleurs être encore plus sensible dans une population nourrie de religiosité calviniste quelques décennies plus tôt.

Pour eux, de toute façon, s'il fallait célébrer un début, pas question que cela soit la naissance, ce moment dangereux qui rappelait suffisamment douloureusement notre nature de mortels souffrants. L'événement qui avait de la valeur, 300 ans plus tôt, ce n'était pas la naissance mais le baptême, non pas l'arrivée sur la terre des hommes, mais l'entrée dans la communauté des chrétiens. Les registres consignent d'ailleurs les baptêmes, non les naissances dont on ne sait pas grand chose. Pourtant, plutôt que de perdre du temps, de l'encre et du papier, à rappeler sempiternellement que le baptême a bien eu lieu dans l'église une telle, on aurait préféré que le curé nous donne quelques informations sur les circonstances de la naissance.

Il y a bien une exception qui confirme la règle : la représentation omni-présente de la naissance du Christ mais c'est une naissance divine, qui échappe au péché originel. Du coup, elle écrase toute autre représentation de la naissance ou même du baptême.

On a coutume de dire qu'à l'époque, contrairement à la nôtre, la mort était bien présente dans la société comme une réalité naturelle jamais oubliée. On pourrait en dire autant de la naissance qui survenait dans un couple avec une régularité métronomique. Sans doute subsistait l'interrogation sur le sexe de l'enfant et l'angoisse de la mort dont l'ombre pesait toujours sur l'enfant et la mère, mais l'événement n'avait sûrement pas le caractère sacramentel qu'il a aujourd'hui d'être devenu plus exceptionnel.

Pas besoin de se préoccuper de réserver une place dans une clinique d'accouchement, on accouche chez soi. On est accouché par une sage-femme du village et cette situation durera encore longtemps. Ce n'est qu'en 1819 qu'ouvrira à Bourg en Bresse la 1ère école d'accouchement, qui forme en un an quelques dizaines de sage-femmes (26 lors de la 1ère promotion). Il est douteux qu'une de ces accoucheuses professionnelles ait remplacé à Collonges les « empiriques », comme on les appelait alors avec dédain.

On connaît rarement le nom de ces sages-femmes dont le savoir tenait à l'expérience, sauf à l'occasion d'un événement exceptionnel, naissance illégitime (c'est elle qui déclare l'enfant faute de père présent) ou mort imminente impliquant un baptême d'urgence, l'ondoiement « propter periculum mortis » (à cause du danger de mort). Car c'est elle qui pratique ce rite que l’Église n'autorise que dans les cas extrêmes où l'on craint que l'enfant ne vivra pas jusqu'à son transport à l'église.

L'ondoiement.

L'ondoiement du bébé par la sage-femme, par un clerc donc, n'avait pas bonne presse, notamment parce qu'il niait la nécessité de l’Église, seule institution habilitée à pratiquer ce rite de passage essentiel. A quoi bon la médiation du prêtre, si n'importe qui pouvait accomplir le rite avec efficacité ? Aussi l'ondoiement n'avait une valeur que transitoire, de précaution. Il ne dispensait pas d'un vrai baptême à l'église, célébré par le curé, avec l'ensemble des rites requis, sauf, bien l'entendu, si l'enfant était mort entre-temps. C'était bien alors un baptême, faute de mieux. Si l'enfant survivait, on se dépêchait de le baptiser « vraiment ». Marie Dufour fille de noble Jacques Dufour (et donc un Dufour qui n'est pas de ma famille!) née le 28 février 1723, « baptismo privato propter periculum mortis » le 3 mars est amenée à l’église pour un baptême officiel le 30 mars, 3 semaines plus tard, quand elle a suffisamment récupéré pour subir l'épreuve d'une église glaciale.

Lors de l'ondoiement, on ne peut donner de prénom à l'enfant. Le prénom suppose un parrain et une marraine (les parents spirituels) et un prêtre, seul habilité à faire entrer l'enfant dans la communauté des chrétiens, ce que symbolise le prénom. Ainsi une fille de Charles Pithon et de Françoise Duvillard (qui mourra également suite à l'accouchement) n’a pas reçu de prénom bien que baptisée, mais «  privato » le 29 mai 1724.

L'ondoiement a donc un caractère ambigu. C'est un baptême et pas tout à fait un baptême. Les calvinistes (contrairement aux luthériens qui acceptaient cette pratique) avaient essayé de l'extirper des habitudes, car ils y voyaient une superstition, une survivance de ce paganisme où le geste, le rite, le sacrifice, se substituent à la conviction intime au point de la remplacer. On trouve trace de sanction contre les pasteurs qui avaient pratiqué l'ondoiement. C'est dire combien la population était attachée à ce rituel trop souvent nécessaire puisque des pasteurs étaient prêts à risquer de désobéir à la règle pour complaire à leurs ouailles. Il est déjà suffisamment difficile de souffrir pour mettre au monde un enfant mort-né, que dire de la douleur de se sentir coupable, de plus, de l'envoyer dans les Limbes, sans espoir de rejoindre le Paradis. Aussi, c'est sûrement sans réticence que mes ancêtres virent le retour de ce rite à la fin du XVIIème siècle, lorsque le catholicisme revint en force dans le Pays de Gex, contrairement à d'autres rites qui, au début, ont dû les choquer.

Il est vrai que l'ondoiement donne lieu parfois à des pratiques bizarres. Il n'est valide que si le nouveau-né manifeste quelque signe de vie. Parfois, on veut tellement croire que l'enfant vit encore qu'on le stimule un peu en scrutant le moindre mouvement, même purement réflexe. On peut douter de la survie effective de ce nouveau-né, un garçon, fils de Jean Étienne Dalloz, décédé le 9/9/1767 un ¼ d’heure après sa naissance. Il est inhumé le jour même, « à cause des fortes chaleurs d’autant plus qu’il est venu au monde 3 ou 4 mois avant terme ».

Pour éviter ce problème, on pratique l'ondoiement le plus tôt possible. Mais que faire dans le cas d'un accouchement par le siège où le bébé souffre plus longtemps au risque d'en mourir. Le 24 août 1768, le curé Bastian baptise Françoise Gros « "sous condition à cause du doute de la validité de l'ondoiement qui avait été fait par la sage femme dans le temps de sa naissance sur une autre partie que la tête".

Dans d'autres cas, le curé a de forts doutes, mais n'en déclare pas moins l'enfant baptisé. Françoise Duvillard meurt en couches le 18 août 1725 en mettant au monde une fille baptisée à la maison propter periculum mortis et « peu de temps après est morte » alors qu’une mention manuscrite de la même main indique en dessous « mort né ». Il est vrai qu'on a beaucoup de mal à croire que l'efficace du geste réside dans le statut de celui qui l'a accompli et pas, tout simplement, dans le Dieu dont on se réclame.

De toute façon, on trouve dans cette affaire du baptême comme dans d'autres rituels et croyances religieuses, l'impossibilité d'articuler l'éternité divine avec la temporalité humaine dans ces religions qui se prétendent révélées. Cette irruption dans le temps d'une vérité qui se dit éternelle pose forcément des problèmes. Alors on invente des paliers pour limiter les effets de seuil. Mais ce travail est sans fin. Entre le Paradis et l'Enfer on invente le Purgatoire, pour introduire du temps dans une œuvre divine. Mais qu'est-ce ce temps au regard de l'immortalité à venir pour l'âme qui en sortira ? Même pas une goutte d'eau. Les Limbes essaient de donner une issue rationnelle à cette aporie du décalage entre la communauté des hommes chargés du péché originel et la communauté des chrétiens qui en est lavé par le baptême et le sacrifice du Christ. Mais qu'en est-il des justes qui vécurent avant la révélation. S'ils sont sauvés, à quoi sert la venue du Christ sur terre ; sinon, quelle injustice pour ceux qui ont vécu simplement trop tôt. Ce qui est curieux, c'est qu'il faudra attendre le début du XXIème siècle pour que l’Église, sans se prononcer sur l'existence ou non des Limbes, affirme que la croyance dans cet état intermédiaire, « n'était pas un article de foi ». Position aussi ambiguë que la situation de ce ce territoire coincé entre le Paradis, l'Enfer et le Purgatoire.

Quoi qu'il en soit, à cette époque bien chrétienne, il valait mieux être baptisé. Aussi se précipitait-on à l'église dès que possible, le jour même ou au plus tard le lendemain, avec parrain, marraine et le père. A l'exception de la période où mes ancêtres allaient faire baptiser leurs enfants au temple de Sergy, à une trentaine de kilomètres de chez eux ; on attendait quelques jours (une petite semaine) que les nouveaux-nés puissent supporter le voyage. Je note d'ailleurs une curiosité dont je ne connais pas l'explication. Dans les relevés protestants, on ne cite que le nom du parrain. C'est curieux car les protestants étaient plutôt plus attentifs au rôle des femmes que les catholiques.

Enfin, au XIXème siècle, on insista sur la nécessité de préserver d'abord la santé de l'enfant et le baptême ne fut plus célébré aussi tôt dans la vie du bébé.

Parrains et marraines.

Je n'ai pas trouvé de règles immuables pour le choix des parrain et marraine. Généralement, ils sont choisis dans la famille, souvent parmi les oncles et tantes, ou les frères et sœurs plus âgés. Au cours du XVIIIème siècle, on voit apparaître les grands parents, quand on commence à vivre plus vieux. On repère aussi, chez les bourgeois, des cas manifestes où le choix de ces alliés de la famille obéit à une volonté d'ascension sociale et de respectabilité. Souvent dans ce cas, l'acte de baptême mentionne le nom des parrain et marraine, prestigieux mais absents, remplacés par quelque autre personne d'un milieu social plus proche de celui des parents. Je parlerai plus loin d'un Cellier de Laurans, capitaine au Fort de l’Écluse qui représente « Noble Louis comte Déportes, gentilhomme de la maison du Prince d'Orange, major général » lors du baptême d'une fille Dufour du Château. Ce cas ne doit pas être confondu avec la situation des domestiques de familles nobles. Les nobles acceptent ou proposent, je ne sais pas, d'être les parrain et marraine effectifs. Ils sont bien présents puisqu'ils partagent tout le temps la vie de leurs employés dans une communauté paternaliste qui n'a pas que des inconvénients. Ainsi en est-il des Dufour du Château qui résident sur leurs terres de Collonges à partir du milieu du XVIIIème siècle. Ils parrainent systématiquement les enfants de leurs gens.

Les prénoms.

Le choix des prénoms reste largement mystérieux. J'ai fait la recension systématique de ceux-ci, sur le siècle. Sur près de 2000 naissances de Collonges, garçons et filles, on constate une étonnante stabilité des prénoms. Un peu moins de la moitié des enfants dispose d'un double prénom (les 2 prénoms sont seulement accolés, sans trait d'union, qui n'apparaît qu'au XIXème siècle).
Le prénom qui arrive en tête pour les garçons comme les filles, c'est François ou Françoise. Près du ¼ des prénoms féminins, un peu moins pour les garçons. Pour les filles, 3 prénoms se partagent la moitié de la population qui ne dispose que d'un seul prénom. Dans l'ordre, Françoise, Marie, Jeanne. Ensuite viennent avec des occurrences proches les unes des autres, Claudine, Louise et Pernette.

Chez les garçons, même concentration. François, Pierre, Jacques et Jean sont les prénoms de la moitié des garçons nés dans le siècle. Ensuite viennent, assez loin, Joseph, Claude, Louis et Antoine.

Chez les garçons, comme les filles, 2% des nouveaux-nés ne reçoivent pas de prénoms car ils sont morts-nés (certains ondoyés, d'autres non).

Pour les prénoms composés, qui représentent, rappelons-le, la moitié des naissances, on ne s'étonnera pas de constater que le 1er prénom est Marie, chez les filles et Jean chez les garçons.

Il n'est pas étonnant, dès lors, que plusieurs enfants portent le même prénom dans une même famille. Les enfants étaient nombreux, les prénoms rares ! Pendant longtemps j'ai cru qu'on donnait le même prénom a un enfant en hommage à un frère ou une sœur décédé plus tôt, comme je me prénomme Michel en souvenir d'une cousine germaine morte juste avant ma naissance. Mais il suffit de regarder les dates pour constater que vivaient en même temps des enfants portant le même prénom. Je suppose que dans la pratique, on s'en tirait en utilisant des diminutifs mais on voit parfois les notaires s'y perdre lors des actes de succession.

Un exemple tiré de ma famille : Jean-Louis Dufour (1726-1763) eut le temps d'avoir 9 enfants avant de mourir à 37 ans. Parmi eux 2 Françoise et 2 Pierre.

De plus, certaines familles privilégient systématiquement certains prénoms. Dans ma famille, le prénom Pierre est porté par 3 générations successives de mes ancêtres : Pierre fils de Pierre, petit-fils de Pierre, mais aussi cousin de Pierre, etc...

Du délire en généalogie.

Cette débauche de Pierre m'a conduit droit dans une impasse, en me faisant confondre 2 cousins germains, deux Pierre. L'histoire est suffisamment cocasse pour que je la raconte. Comme je l'ai rappelé dans une précédente chronique, mes recherches généalogiques ont été grandement facilitées par le fait que ma famille a résidé pendant des siècles dans un hameau dont ils étaient les seuls habitants. Les Dufour étaient nombreux sur le territoire de la commune de Collonges, mais il m'était facile de faire le tri. Il suffisait qu'il s'agisse d'un Dufour de Villard pour que je le comptabilise parmi mes ancêtres.

C'est ainsi que je publiai en 2010 sur internet une généalogie, provisoire, mais dont je pensais qu'elle était correcte s'agissant au moins de mes ancêtres directs. Quelque temps après, je recevais d'une correspondante inconnue un mail intrigant : elle avait parmi ses ancêtres un Pierre Dufour qui semblait être le même que celui de mon arbre généalogique puisqu'il avait les mêmes parents et semblait du même âge, même si elle n'avait pas encore trouvé son acte de naissance.

Il n'y avait qu'un problème : son Pierre Dufour était marié à Aix en Provence. Il était domestique chez les Pénitents bleus. Il avait même déjà été marié une 1ère fois. Il avait eu un fils, grenadier dans les armées napoléoniennes, un géant pour l'époque de 1,85m, malheureusement décédé en 1813 à Mayence lors de la campagne d'Allemagne.

Mon Pierre Dufour était bien moins intéressant : né à Villard, paysan comme son père et comme le serait son fils, marié avec une fille du village voisin. S'agissait-il du même personnage ? Difficile de penser le contraire tant les similitudes étaient nombreuses.

Nous commençons par faire assaut d'humilité, chacun pensant qu'il avait commis quelque erreur. Je lui réponds :
« Merci de votre message qui m'intrigue beaucoup. Je n'exclue naturellement pas m'être trompé et je sais que mon site présente encore beaucoup d'erreurs. Toutefois, sur mes ancêtres directs, j'ai en principe tous les actes qui correspondent aux informations que je donne. Aussi suis-je très intéressé par vos propres recherches. »

Mon interlocutrice qui démarre sa généalogie plaide aussi pour sa propre faute, mais les renseignements qu'elle me communique me permette d'identifier son Pierre Dufour, dont elle n'a pas l'acte de naissance, comme étant le mien.

« C'est moi qui ai dû certainement me tromper.....Avec les actes que j'ai, je vais - si je n'abuse pas trop de votre aide car je suis dans la généalogie depuis beaucoup moins de temps que vous - vous expliquer ce qui m'a conduit à Collonges. 

Sans doute, je dois me tromper de Collonges. Mes recherches m'ont amené d'abord à trouver l'acte de mariage de mes aïeux directs à Aix-en-Provence. 
Sur cet acte, je lis que Pierre a un père prénommé Étienne et que sa mère s'appelle Marie Castel ou Curtet, que son père est décédé et que sa mère est vivante, il n'y a pas d'âge indiqué mais qu'il est natif de "Colonge" pays de "ger" et le diocèse "d'anci ou d'auci" ?. Il est indiqué également qu'il vit depuis 9 ans à Aix et qu'il est veuf de Roche Jeanne. »

Il est difficile d'identifier des noms propres, de personnes ou de lieux, sur un seul acte à la graphie souvent hésitante. C'est par la fréquentation des mêmes registres que l'on apprend à reconnaître les noms propres dont, parfois le rédacteur ne connaissait pas l'existence. Je n'ai aucune difficulté pour voir dans le « Pays de Ger », mon « Pays de Gex » et dans le diocèse d'Ancy ou d'Aucy », le diocèse d'Annecy.

Ma correspondante ajoute peu après « J'ai retrouvé son 1er mariage à Aix en 1773. Coup de chance !
Cet acte m'indique qu'il a 32 ans donc né vers 1741 et surtout à côté du lieu de "Collongue" (cette fois écrit avec un "u") il est indiqué "natif du lieu de Saint-Théodule de Collongue". 
Me reste pour situer ce lieu à taper sur internet dans Google "Collonge Saint Théodule " et là je tombe sur le village de Collonges  pays de Gex dans l'Ain église saint-Théodule. Les archives de l'Ain étant en ligne, je trouve l'acte de naissance en 1740.

Plus de doute possible, nous avons le même ancêtre, ce Pierre Dufour né à Collonges, hameau de Villard, le 15 novembre 1741, d’Étienne Dufour et de Marie Curtet (dont, soit dit en passant, je n'ai jamais trouvé l'acte de naissance, et qui doit être originaire de Savoie). Seul problème, il est marié à Collonges avec 3 enfants et 2 fois à Aix en Provence avec 2 enfants.

Je réunis tous ces éléments disparates et cela donne un drôle de galimatias : « J'ai enfin pris le temps de lire avec attention votre mail et je reste aussi perplexe que vous.
J'ai souvent constaté des erreurs dans les actes, notamment lorsque le mariage a lieu dans une commune éloignée du lieu de naissance (on se trompe sur le nom des parents; mais une double erreur est improbable). Ici cela dépasse la simple erreur. 
Certes Pierre Dufour aurait pu dans l'absolu se marier 3 fois : en 1773 à Aix avec Jeanne Roche, décédée sans enfant, puis avec Claudine Perréal à Collonges. Je n'ai pas trouvé son acte de mariage, ce qui est curieux car les Perréal sont de la commune voisine de Pougny. Le mariage a dû avoir lieu en 1775.C'était aussi le 2ème mariage de l'épousée. Je ne connais que 3 enfants de ce mariage en 76, 78 et 80.
Enfin 3 ème mariage en 79 à nouveau à Aix  après la mort de son père en 77 et un enfant en 82. 
Les délais sont courts mais pas impossible à tenir. » 

Mais il m’apparaît rapidement que ces 3 mariages ne peuvent être religieusement et civilement corrects, c'est à dire après un veuvage car, si le 1ère épousée est décédée, ce n'est pas le cas de la 2ème, Claudine Perréal qui ne meurt qu'en 1810, bien après le 3ème mariage de 1779. La conclusion me semble logique :
« Si l'on réunit tout cela, on se dit que "notre" Pierre était bigame avec 2 foyers à Collonges et à Aix et qu'il a rapidement abandonné son foyer de Collonges. Qu'en pensez-vous ? ».

A partir de là, je me mets à délirer complètement, comme ces « généalogistes » d'autrefois qui remplaçaient la sévère logique des actes par l'imagination la plus débridée au service d'histoires familiales plus reluisantes que la triste réalité du monde paysan. Je me moquais d'eux et finalement je me livrais à la même folie. Enfin, une histoire croustillante, originale, que je pourrai raconter urbi et orbi.

« Notre Dufour est un drôle de bonhomme. Si je résume, en 1773, il se marie assez tard à Aix où il est domestique avec Jeanne Roche dont il a un enfant décédé en 1774.
Il revient à Collonges, épouse une fille du pays Claudine Perréal sans doute en 1775. Lieu et date du mariage inconnus. Ils ont 3 enfants régulièrement espacés de 2 ans, en 76, 78 (mon ancêtre) et 80. Ils sont sans doute conçus lors de retours au pays.
Avant la naissance du 3ème enfant qu’il a de Claudine Perréal (et même avant sa conception) il se remarie avec Magdelaine Jullien. D'où une séquence assez rapide : mariage en avril 79, retour à Collonges et conception de François en septembre 79, naissance de François en juin 1780 (mais l'acte ne mentionne pas la présence du père).
Le mariage avec Magdeleine Jullien est peut-être une promotion sociale (elle écrit bien, ce qui est rare chez les femmes de cette époque, sauf les protestantes).
Après la mort de cette dernière, il revient à une date inconnue à Collonges où il meurt. Rien n'indique qu'il est à Collonges au moment de la mort de Claudine Perréal. »

Je tiens donc mon histoire comme je l'écrit à ce moment-là à un autre correspondants : «  J'ai dans les tuyaux un petit sujet amusant : grâce à une cousine (un peu lointaine, nous partageons Pierre Dufour né en 1741), j'ai découvert que ce Pierre Dufour justement était bigame, avec 2 femmes successives à Aix en Provence où il était domestique du Grand Prévost de Provence, Jacques de Laurans, et une femme à Collonges. Ma correspondante descend d'un enfant aixois (qui plus est, grenadier des armées napoléoniennes, mort à Mayence en 1814) et nous d'un natif de Collonges. J'ai mis du temps à comprendre mais cela me semble incontestable ».

Ah, cette vanité de l'écrivain du dimanche ! Je dois à la vérité de dire que je suis le seul à m'emballer ainsi. Ma lointaine cousine d'Aix en Provence ne reprend mon récit dans aucun de ses messages, me laissant seul la responsabilité de ces propos étranges sur la bigamie scabreuse de notre ancêtre. Elle se contente de me donner toutes les informations dont elles disposent.

J'ai mis 3 semaines à me réveiller de mon délire d'interprétation. Pour cela, un seul remède : les textes. Je me suis lancé dans le dépouillement systématique des quelques centaines d'actes notariés que j'avais fébrilement photographiés aux archives départementales de Bourg en Bresse et que je n'avais pas encore lus. Les actes notariés ne citent que rarement des dates, sauf celles d'autres actes notariés. Mais ils énumèrent dans les testaments ou les actes relatifs aux successions, les membres de la famille vivants au moment de leur rédaction. On peut ainsi reconstituer les lignées avec certitude. Il m'apparaît alors que le Pierre de ma correspondante n'est pas le mien. Nous cousinons bien, mais 2 générations plus tôt, avec Aimé Dufour (1683-1746), le dernier Dufour à avoir été baptisé selon le rite de la Prétendue Religion Réformée.

Je fais donc amende honorable :

« Je tiens à vous remercier pour votre intervention : vous m'avez permis de rectifier une erreur sérieuse dans ma généalogie directe. Vous aviez raison : "votre" Pierre Dufour né en 1741 n'est pas le "mien" mais son cousin germain, né en 1749 de Jean Louis Dufour et Étiennette Juttet. De plus, la date du 30 octobre 1819 ne correspond pas au décès de Pierre °1741 mais vraisemblablement au Pierre °1749 car j'ai trouvé son testament daté d'avril 1819 lorsqu'il a dû s'aliter.

Tous mes délires sur une bigamie, dont j'ai bien vu que vous ne les partagiez pas, sont des élucubrations ».

Finis mes fantasmes généalogiques. Parti le beau grenadier qui avait fait le campagne de Russie. Mais finalement, l' « histoire vraie », autant que j'ai pu la reconstituer est tout aussi intéressante, car elle fait toucher du doigt la vraie vie.

Une histoire plus vraisemblable.

Voici ce qui a dû se passer pour mon pseudo bigame. Ils sont 3 frères, que leur père Étienne a émancipés pour leur permettre de vivre leur vie. Je n'ai pas retrouvé les actes d'émancipation, simplement mentionnés dans les actes de succession. La rédaction en est fortement dramatisée, comme un arrachement contre nature loin de la puissance paternelle. En voici un exemple :"Louis Chapuis laboureur au village de Logras, y demeurant, aurait supplié en présence de jedit notaire et témoins son père Jacques Aimé, ici aussi présent, de vouloir l'émanciper et mettre hors de sa puissance paternelle, à quoi inclinant le dit Jacques Aimé Chapuis père, et voulant au dit Louis Chapuis son fils donner des preuves de son affection, en déférant à sa prière, a émancipé..De tout quoi le dit Louis Chapuis aurait remercié son père et promis de lui continuer ses soins, honneurs, respects, obéissance, et assistance et soulagement dans ses besoins. »

Car dans cette famille, contrairement aux autres familles de paysans de Collonges, on a la bougeotte, soit parce que la petite ferme peine à nourrir tout le monde, soit pour toute autre raison. Je note toutefois que c'est aussi une tradition dans cette famille Dufour de ne pas rester dans le cercle étroit du village: leur père, Étienne a pris femme loin du village, comme déjà son propre père. Comme le feront 2 de ses 3 fils et une de ses filles.

Pierre est au milieu. Son frère aîné, Joseph, est parti pour Lyon se louer comme domestique. Il en reviendra avec une compagne et un fils avant de se marier au village. Pierre suit un chemin semblable puisqu'à 19 ans il part pour Aix en Provence comme domestique du Grand Prévôt de Provence Jacques de Laurans (ou Laurens). Le choix de cette destination est étrange. Quand on vient de Collonges, on part vers Genève ou ses environs, plus rarement vers Lyon, puisqu'on est justement sur la route royale Genève-Lyon. Pourquoi Aix en Provence, bien plus éloigné et qui n'a pas de lien administratif avec Collonges ? Une hypothèse ? La ferme des Dufour est toute proche du Fort de l’Écluse, cet énorme ouvrage défensif qui voit passer des officiers originaires de tout le Royaume. Un certain Cellier de Laurans y est capitaine à cette époque du départ de Pierre Dufour. Est-ce lui qui le recrute pour le compte de Jacques de Laurans ? Je n'ai pu trouver un lien de parenté avec ce Cellier de Laurans dont je n'ai trouvé qu'une mention : il est le parrain d'une des filles des Dufour nobles. L'homonymie a-t-elle joué, entre ces 2 familles de Dufour qui n'ont rien de commun si ce n'est de vivre sur le même territoire et de porter le même nom  ?

A Villard restent les parents et le 3ème fils, François qui ne se mariera pas et ne fera pas grand chose de sa vie. Il finira journalier dans un autre hameau de la paroisse. Tout laisse penser que ce n'est pas une flèche. La maisonnée vit chichement et même à crédit vers la fin de la vie du père. Ce dernier accumule alors les dettes pour acheter du blé, comme s'il ne pouvait subvenir à ses besoins de simple nourriture. Ses fils devront emprunter de fortes sommes pour les rembourser. Finalement en 1775, il fait donation de tous ses biens (sauf ses meubles) à ses 3 fils « ayant réfléchi qu'il est déjà dans un âge avancé et pour cela même incapable de pouvoir administrer et régir ses affaires et voulant donner à ses fils des preuves de son affection pour les engager à travailler et les mettre à même de jouir des fruits de leur sueur et de leurs travaux". En fait, il est au bout du rouleau. La donation précise bien qu'elle est subordonnée au paiement de ses dettes.

C'est Pierre qui s'occupe de cela, en l'absence de ses frères, l'aîné à Lyon et le benjamin, je ne sais où. Il est rentré pour cela d'Aix où il avait pourtant compté s'établir définitivement. Il s'était marié avec Jeanne Roche 2 ans plus tôt, une femme de 37 ans (il en avait 32) originaire de Lurs dans les Alpes de Haute Provence, sans doute domestique comme lui. Une fille était née un an après. Il devait connaître la situation financière de son père : ce dernier lui envoie son consentement au mariage (ce qui n'était pas nécessaire puisqu'il était émancipé), pour bien préciser qu'il «  s'oppose par avance à toute obligation qui lui reviendrait dans la constitution de la dot, tout en laissant son fils la gager sur son futur héritage de son père et sa mère. » Cette clause était donc bien le vrai motif de ce consentement non nécessaire.

En revanche, tout semblait aller bien pour Pierre. Las ! sa fille et la mère meurent peu après la naissance.

Il revient donc à Collonges, soit de son propre chef, soit, plus vraisemblablement à la demande de son père pour cette histoire de donation, puisqu'il repartira pour Aix dès la situation de son père assainie.

A cette fin, il contracte 2 emprunts, l'un de 600 livres, solidairement avec ses 2 frères, l'autre, tout seul, de 800 livres remboursables dans 12 ans. Il s'est aperçu 2 mois après son arrivée que le trou était plus profond que prévu. Il s'adresse à une grande bourgeoise de Collonges qui lui fait suffisamment confiance pour lui prêter cette somme considérable, dont il ne lui reste que 134 livres, les dettes de son père acquittées.

Après ces 3 mois passés à Collonges, dont on veut bien croire qu'ils ont dû être orageux et actifs, Pierre repart pour Aix. Nous sommes fin 1775. Un an plus tard son père meurt, testament fait. Pierre n'est présent ni pour le testament, ni pour l'enterrement. C'est son cousin germain, l'autre Pierre, dont on reparlera, qui assiste à la cérémonie. Il donne déjà un coup de main à la veuve et au 3ème fils, François qui réside alors sur place (c'est lui qui récupère par testament les meubles du décédé) mais qui ne doit pas être très efficace.

Pierre reste bien décidé à ne plus mettre les pieds à Collonges. Il se remarie avec Magdeleine Jullien qui est née dans la petite ville voisine de Bouc Bel-Air. Elle est toute jeune, 21 ans, et phénomène assez rare à l'époque, elle sait écrire plutôt joliment à le déduire de sa signature. Fille de tisserand, c'est donc un bon parti pour le domestique désargenté (et illettré). Enfin, je trouve un charme supplémentaire à cette jeune fille dans la rêverie qui suit. Une innocente rêverie, dont je suis coutumier tant j'aime penser à tous ces croisements entre les gens, sur les mêmes lieux, croisements dont ils ne voient pas le sens, contrairement à nous qui jouons les Deus ex machina. J'imagine que, petite fille de 6 ans, elle a vu Casanova obligé de s'arrêter à Bouc Bel-Air, « la chaîne du timon de son carrosse s'étant brisé » (plusieurs commentateurs parlent d'une roue brisée peut-être sur la foi de la 1ère édition des Mémoires, bizarrement caviardée).

J'ai relu avec bonheur ce passage particulièrement romantique où, coincé par l'incident, il passe une nuit sous le toit d'Henriette,son grand amour d'il y a près de 20 ans. Elle cache son visage (« elle a pris de l'embonpoint »), il ne la reconnaît pas et c'est sa maîtresse du moment qui passe une nuit saphique avec la maîtresse de maison. Il n'apprendra le cocasse de la situation mais aussi son tragique que bien après sur la route. Depuis les exégètes se disputent l'identification de la belle Henriette. J'aime bien penser que c'est Marie-Anne d'Albertas, dont le magnifique jardin existe toujours à Bouc Bel-Air.

Mais je m'égare une fois de plus. La destinée de Pierre est plus prosaïque et même plus dramatique. A partir de ce mariage de 1779, les événements s'accélèrent. En août 80, c'est sa mère qui meurt. Du coup, il envisage sérieusement de reprendre l'exploitation familiale. En avril 81, il prend à bail l'ensemble des terres, les siennes mais aussi celles de ses 2 frères. Puis, revirement complet 7 mois plus tard, il vend tout à son jeune frère François pour 1200 livres et rentre à Aix. Que s'est-il passé ?

Seules certitudes, il est déjà repassé à Aix au mois d'août au plus tard (son fils naîtra en avril 82), peut-être pour régler ses affaires. Sa femme ne l'accompagne pas à Collonges. Ensuite, il doit apprendre qu'elle est enceinte, qu'elle ne veut pas quitter Aix... Supposition invérifiable. Toujours est-il qu'il rentre définitivement à Aix après cette courte hésitation et abandonne le domaine de Villard à son triste sort. Malheureusement la vie n'a pas finie d'être cruelle avec lui. Sa jeune épousée meurt 7 mois après la naissance du futur grenadier. Le voici à nouveau seul.

Curieusement, ce n'est pas la famille de la mère qui recueille l'enfant, comme il serait normal. L'enfant sera élevé dans une famille d'accueil de Limans, un village des Alpes de Haute Provence. Pierre Dufour apparaît encore dans un acte de 1785 (il a 44 ans). Il donne quittance à son frère François du versement de 400 livres sur le prix de la vente de 1781. Et puis plus rien. Ma correspondante, pour qui c'est un ancêtre direct, comme moi-même n'avons pas trouvé son acte de décès, ni à Aix, ni autour. Un jour peut-être.

Il avait voulu sortir de sa condition mais les événements se sont acharnés contre lui. Il faudra attendre encore 2 générations, celles de son petit-neveu, « autre » Pierre Dufour (1798-1875) pour que le départ soit, dans ma lignée, définitif. Au début des années 1820.

A Villard, il y a de moins en moins de monde depuis le départ définitif de Pierre. Joseph, le fils aîné, est rentré de Lyon mais il va disparaître rapidement, laissant 2 jeunes enfants. Le benjamin, François, est de santé fragile. Il a déjà rédigé son testament en 1778, à 34 ans. Puis, lui aussi doit croire que les choses vont s'améliorer. Il rachète la part d'héritage de son frère Pierre pour une grosse somme, comme on l'a vu. Mais rapidement, il renonce, cède à bail ses terres, et les vend au fil du temps jusqu'à sa mort en 1805. Je n'ai pas trouvé de testament. Il n'y avait dans doute plus rien à répartir.

Heureusement, l' »autre » Pierre, le cousin germain a quitté le hameau de sa naissance (qui s'appelle, cela ne s'invente pas, Pierre) et vit depuis 1774 à Villard, du vivant encore du père Étienne. Il se marie et s'y installe. C'est lui aussi, dans sa famille, le débrouillard de la tribu. On le voit par exemple s'acquitter au nom et pour le compte de ses frères de leurs obligations communes de succession vis à vis de leurs sœurs. Très tôt, il achète tout ce qui passe à sa portée, même loin de Villard, puis échange, vend et rachète. En 1809, à 60 ans, il est le seul propriétaire des 2 maisons mitoyennes qui existent toujours et il a arrondi le domaine familial. Il le cède à son fils Pierre (1778-1857) pour prendre sa retraite et décéder 10 ans plus tard.

Voilà comment une branche collatérale a finalement rejoint la lignée principale et comment j'ai confondu 2 cousins germains, au point de vouloir faire de cet être composite un bigame ! Pour une fois, le critère du lieu de naissance, Villard, m'avait induit en erreur. Mon ancêtre n'était pas celui né à Villard mais son cousin de Pierre, après le recroisement de 2 lignées qui s'étaient décroisées.

Voici terminée ma petite anecdote sur les prénoms. Je reviens à ce sujet.

Retour vers les prénoms.

Si les statistiques montrent que les prénoms utilisés sont en tout petit nombre, c'est qu'elles mettent en valeur le comportement de l'immense majorité de la population qui est paysanne. Ce n'est pas le cas des nobles qui collectionnent au contraire les prénoms, souvent sophistiqués. Ainsi les Dufour nobles qui se font appeler Dufour du Château vers 1780 : Joseph, le 1er de cette lignée exclue de Genève et né à Collonges, épouse une Jéronime et donne à ses enfants des prénoms multiples : Anne Marie Robertine Félicité naît en 1764, Marie Lucrèce en 1771. Le pompon revient au petit dernier (qui fera partie des émigrés de 1792), Claude François Félicité Madeleine Laurent Robert Marie. On dirait qu'à lui-seul il symbolise l'ensemble de la famille.

Cette tendance à la sophistication se retrouve peu à peu dans les familles bourgeoises. Chez les Beau, maître des Postes de père en fils depuis leur arrivée à Collonges, au début du siècle, on note un Louis Armand Valentin en 1752 (il sera prêtre, conventionnel puis défroqué), une Gabrielle Dorothée depuis 1789. Dès le début du XIXème, c'est une débauche de prénoms plus étranges les uns que les autres pour nos braves paysans : Callixte Esther en 1811, Claudine Louise Amélie en 1810, Bruno Alexandre en 1813, Antoine Balthazard Félix François en 1913, etc...

Même évolution, moins flamboyante, chez les Bizot, grande famille de juristes : Antoine Jean François en 1775, Robert Victor François en 1791. Ces libertés se diffusent progressivement chez les artisans. Par exemple, les Ribiollet, maréchaux-ferrants de père en fils : Jacques André Victor en 1789, Pierre Charles en 1793. Dans d'autres familles, on note des Jean Guillaume (1795), Joseph François (1790), des Jérôme Antoine ou Joseph Emmanuel en 1790, etc... Curieusement, à partir des années 1790, les prénoms composés commencent souvent par Pierre au lieu de Jean : Pierre Joseph, Pierre Emmanuel Pierre Louis en 1790.

Dans ma famille, il faut attendre le début du XIXème siècle pour apercevoir quelques prénoms originaux, au milieu d'une flopée de Pierre, Marie ou Françoise. Pierre Dufour (1778-1857) a 8 enfants. Parmi eux, tranchant sur la monotonie habituelle, une Julie Zoé née en 1817 (et morte à 2 ans). Il est vrai que son parrain est Jean Joseph Marie Beau, de la grande famille dont j'ai déjà parlé. Cela pousse peut-être à l'originalité. Et pourtant le prénom de Zoé n'apparaîtra dans la famille Beau que l'année suivante. J'ai cherché mais pas trouvé comment ce prénom d'origine orientale a atterri à Collonges au début du XIXème siècle. Il reste que cette transgression est exceptionnelle dans la famille et le restera.

Dans cette monotonie paysanne, 2 moments tranchent. Au tout début de la période marquée par le protestantisme : les prénoms sont bibliques : Isaac, Samuel, Sara, Esther, etc. Ils disparaissent rapidement avec le retour des baptêmes catholiques. A l'autre bout du siècle, la Révolution apporte quelques curiosités. Un Brutus Dufour (ce n'est pas ma famille) naît en 1794. J'ai noté aussi, la même année un Guillaume Scipion, dans la famille embourgeoisée des Goujon.

Mais cette greffe antique n'a pas prise.


Voilà. Tous ces enfants sont désormais prêts pour entrer dans la vie. J'essaierai une prochaine fois de démêler leurs différentes trajectoires.