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dimanche 16 octobre 2016

Célestin Freinet. De Gars à Vence

J'avais envie depuis longtemps d'aller voir à quoi ressemblait ce petit village de Gars, tout au bout de sa route en impasse, coincé entre la rivière et la rude falaise qui le dominait. J'avais été intrigué par cette situation curieuse en consultant, comme je le fais souvent à la recherche de quelque nouvelle ballade, la carte détaillée que l'on appelait autrefois la carte d'état-major.




Et puis, j'avais découvert récemment que ce mystérieux village aperçu lors de la montée vers l'Arpille (cf http://www.leschroniquesdemichelb.com/2016/08/la-fin-des-feux-de-lete.html) était bien Gars, ce village que l'on ne pouvait voir de nulle part, sauf de là-haut et qui ne communiquait avec aucun autre puisqu'il n'y avait aucune route dans sa vallée.

Gars aperçu à la tombée du jour, 800 m plus bas.
On ne voit que la moitié est du village, du côté de la maison natale de Célestin Freinet.

Enfin, ce qui m'a décidé, c'est d'apprendre que Gars était le village natal de Célestin Freinet, dont je connaissais le nom (et non le prénom !) par les écoles et la pédagogie éponyme. Si l'on m'avait demandé à quelle époque vivait (ou avait vécu) ce Freinet, où il était né, comment avait-il exercé, j'aurais bien été en peine de le dire. Savoir qu'il était né à quelques kilomètres de mon home de l'arrière-pays niçois donnait l'envie d'en savoir plus.

J'avais pensé intituler cette chronique "Un gars (et pas de fille)", puisque je m'y étais rendu seul. La référence à cette émission de télévision et le jeu de mot qui en résultait étaient d'autant plus tentant que Gars se prononce "garce". Tentant, mais aussi, pour la même raison, douteux. J'y renonçais.

Le village se fait désirer. Une longue route descend en larges virages depuis un petit col à près de 1000 m d'altitude. Quand on arrive, on ne voit pas grand chose. Des jardins le long d'un petit mur, des arbres et notamment de magnifiques noyers, et quelques maisons.





Puis le village se découvre, au pied d'une gorge qui entaille  la falaise.



On comprend vite pourquoi le village s'est installé là et pas ailleurs. Dans le silence de ces lieux quasi-abandonnés, sans le moindre trafic automobile puisque la route s'y arrête, on perçoit le bruit continu d'un torrent qui coupe le village en deux en une grande cascade.




On aperçoit un moulin désaffecté transformé en petit musée qui abrite un moulin à huile avec sa curieuse meule verticale.




Partout l'eau court avec un débit étonnant pour une fin d'été.Une eau transparente et pure.




J'ai naturellement voulu découvrir d'où elle venait. Il me paraissait évident qu'elle venait de la gorge située juste au dessus mais j'ai eu beau chercher, pas la moindre trace d'eau. La gorge est aride.




Comme un habitant me le confirmera, l'eau vient d'une source, d'une résurgence en plein milieu du village, dans l'axe de la gorge, sans doute, mais sans rapport avec elle.


Cette source garde, au moins pour les villageois, tout son mystère puisque l'on me dit qu'on ignore son circuit sous la montagne. On me dit même qu'elle vient sans doute de très loin, "peut-être de Savoie". Un peu interloqué, je me rappelle que nous sommes ici, jusqu'en 1860, sur la frontière entre la Savoie et la France. Mais tout de même !

Après avoir traversé le village, l'eau court arroser les jardins puis les champs avec une joyeuse allégresse..



Jusqu'aux champs que domine l'Arpille, 1000 m plus haut, Une montagne méconnaissable sur son ubac, puisqu'elle présente une ligne continue, contrairement à sa fière falaise arborée côté sud (cf la chronique citée plus haut)



Pendant quelques décennies, une petite installation hydroélectrique a fourni l'électricité du village. Signe des temps d’opulence nucléaire, on l'a démontée il y a des années car son fonctionnement capricieux était trop dépendant du débit de la source. Une photo aperçue dans le musée rappelle son inauguration à une date qui m'est inconnue.







Avec l'eau, l'autre constante de Gars, c'est le rocher, qui apparaît partout sous les constructions , comme un rappel de la fragilité des choses humaines.


Par exemple, cet accès bizarre s'explique par le fait qu'il n'était pas possible d’accéder à la maison par son centre, occupé par un gros rocher.



Je suis toujours touché par ce respect (involontaire !) de la nature qu'imposait la modestie des moyens techniques d'autrefois. Les maisons viennent s'appuyer sur le rocher, épousant ses formes mal commodes, qui introduisent de la contrainte mais aussi, du coup, de la variété. Sous la construction humaine, le sol est resté presque intact. Aujourd'hui, un brise-roche a vite fait de niveler tout cela, sans respect pour les millions d'années qui avaient façonnées ce paysage dans lequel, pourtant, nous ne faisons que passer

D'ailleurs, tout au bout du village, on voit encore l'abri fortifié qui remonte au Moyen Age. Niché dans la falaise, il semble sous la protection de masse de pierre. Voilà bien une vraie place forte.




Le village consiste en 2, voire 3 par endroits, rangées de maisons, séparées de la montagne par un étroit chemin qui permet d'accéder par l'arrière aux maisons situées tout en haut.



Ainsi étagées toutes les maisons peuvent profiter de l'orientation plein sud, la tête au soleil et les pieds au frais.


Entre les étages, un  labyrinthe d'escaliers et de passages couverts qui donne à Gars des airs de médina d'outre-Méditerranée.






Mais de nombreuses échappées sur la montagne environnante permettent d'échapper à ce qu'il pourrait y avoir d'oppressant dans ces ruelles étroites et humides.






De part et d'autre de la grand'rue, les 2 édifices essentiels : l'église et la mairie. L'église, tout en haut, naturellement, présente l'énorme avantage, rarissime aujourd'hui, d'être ouverte.


Elle est toute simple avec sa nef unique mais expose quelques beaux objets. Un amusant tabernacle avec ses angelots farceurs qui se distrayaient de leur pieuse solitude en se bousculant pour observer la foule tumultueuse et bigarrée  des fidèles.



 Un Christ en croix exhibe un pagne d'or qui contraste étonnamment avec le crâne de mort qui lui sert de repose-pieds.


Tout au fond de la nef, une peinture rassemble sous le même manteau de la Vierge Marie, le sabre du Roi et le goupillon du Pape. On n'est jamais assez prudent avec les autorités.


En sortant, je remarque le bénitier taillé dans la pierre à même le mur d'entrée, dans un geste architectural, minimaliste et efficace.


Le petit cimetière est coincé entre la montagne et un mur de soutènement délimitant la rue en contrebas.


Plusieurs stèles sont agrafées directement sur le mur. On perçoit un souci d'esthétique avec ces lambeaux de croix accrochés comme une décoration païenne.



Sur certaines stèles figurent d'émouvantes photographies qui donnent un visage à ces paysans d'autrefois.






Des cousins de Célestin Freinet, décédés à peu près à la même époque que lui.

Cette stèle m'a intrigué. J'y vois comme un indice supplémentaire du raffinement de ces habitants de Gars.

Ici repose en paix le corps de Marie Philomène Guérin, ravie à 18 ans à la tendresse de ses parents par le ciel jaloux de ses vertus. 10 octobre 1862. Priez pour elle.

"Par le ciel jaloux de ses vertus". Je reste pantois devant cette formulation étrange sur une stèle chrétienne. On pense plutôt à l'Antiquité grecque et à ses dieux jaloux du succès des humains. En tout cas, on était cultivé dans les années 1860 à Gars.

Grâce à internet, j'ai retrouvé, dans le cimetière le plus ancien de Lyon, le cimetière de Loyasse, 2 stèles qui reprennent , à la fin des années 1820, la même formulation. Comme à Gars, il s'agit de femmes, mais pas nécessairement de jeunes femmes (une 34, l'autre 59 ans).

L'expression était assez courante, à la fin du XVIIIème et au début du du XIXème, marquant la trace d'une rhétorique classique au sein même d'une pensée christianisée. Je serais curieux d'en connaître l'origine.

Et puis, bien sûr, il y a la tombe, moderne et moche de Célestin et de sa femme. On sent qu'elle a été disposée de manière à faciliter les pèlerinages, juste à l'entrée, avec de l'espace autour pour qu'on puisse circuler.


Mon cicérone qui, plus tard, m'ouvrira le petit musée consacré à Célestin, m'a raconté que le village avait été envahi par une horde d'autocars en provenance de toute l'Europe, lors des obsèques du célèbre pédagogue.

L'église domine la mairie, bâtiment moderne sans intérêt mais qui s'ouvre sur une petite place piétonne où il fait bon paresser à l'ombre de ses arbres. A cette heure-ci, la table de jardin est occupée par des hommes. En fin d'après-midi, ce sera le tour des femmes pour le marché du samedi soir.



De là part la rue principale qui va nous conduire jusqu'à la maison natale de Célestin. Rue tortueuse qui porte son nom bien qu'elle commence par une maison qui serait datée de 1543.







Le sol a bien changé avec la rénovation du village mais il n'était déjà plus en terre battue lors de l'enfance de Célestin.

Photo de M. Ravel (?). Musée Célestin Freinet de Gars.

La rue débouche sur une petite place malheureusement encombrée de voitures avec, naturellement, une fontaine que Célestin a vu construire et une chapelle, comme si habiter à 200 m de l'église vous éloignait trop de Dieu.







La maison des Freinet abrite aujourd'hui un gîte rural.


Ses parents étaient cultivateurs mais la maison a des allures patriciennes avec son beau perron semi-circulaire que l'on retrouve à l'autre bout du village, au devant de ce que les villageois appellent encore  aujourd'hui "le château" et où vivait son frère aîné.


Célestin est né en 1896, un peu après ma grand'mère qui fut comme lui institutrice (mais dans un registre pédagogique complètement différent). Leurs itinéraires de départ ont été assez semblables : l'école primaire jusqu'au certificat d'études, puis l'école primaire supérieure, l'équivalent du collège,  en 1909 (à Grasse pour lui) puis l'école normale supérieure (Nice) en 1912-1914.

Il est donc resté jusqu'à l'âge de 13 ans à Gars, dans une école primaire sans doute à classe unique, comme ce que j'ai connu pour mes deux dernières années de primaire, dans le petit village où j'ai habité 2 ans. Je me demande si ce n'est pas là qu'il a senti la nécessité de initiative individuelle et collective. Je me rappelle que lors de la dernière année, où les enfants "redoublaient" dans la même classe de 10 à 14 ans, date limite de la scolarité obligatoire à l'époque, l'instituteur ne pouvait s'adresser à tous en même temps et de la même façon : d'où l'organisation du travail en niveaux homogènes qu'il venait encourager tour à tour. Quelle surprise à mon arrivée dans la froide rigueur d'une 6ème dans un lycée parisien.

Maintenant, ironie de l'histoire pour le village natal d'un grand pédagogue, il n'y a plus d'école à Gars et les élèves sont obligés dès leur plus jeune âge de prendre le bus scolaire. D'ailleurs, il n'y a plus que 3 enfants à Gars, les enfants d'une seule et unique famille dont on a vite fait de repérer le domicile : c'est là où il y a du linge de couleur vive.


Célestin dut aussi participer aux travaux de la ferme de ses parents. Dans ses écrits, on retrouve notamment des références fréquentes au métier de berger. Désormais, il n'y a qu'un éleveur de chèvres et de brebis et un apiculteur. Les terrasses autrefois cultivées sont en train de retourner à la friche, comme partout dans cette région. Tout au plus peut-on remarquer que leur abandon est relativement récent, car les arbres ne se sont pas encore installés.


Autrement les prés près de la rivière où il devait mener les troupeaux n’ont sûrement pas beaucoup changé.


Quand j'ai vu qu'il y avait un musée Célestin Freinet, j'ai pensé que j'allais apprendre plein de choses sur lui. Mais le musée était fermé et le villageois auprès duquel je m'enquérais des heures d'ouverture eut une moue désabusée. Il était bien incapable de me donner des horaires précis, n'ayant repéré aucune régularité dans son ouverture.



Tant pis, pensais-je et je continuais à arpenter le village. Finalement les villageois m'ayant trouvé inoffensif et sincèrement intéressé par leur village, mon informateur vint me trouver une heure plus tard pour me proposer une visite, car "une dame avait la clé".


Le musée ne comprend que 2 salles réparties sur 2 niveaux. Il ne contient pas grand chose de l'oeuvre de Célestin. C'est plutôt un musée ethnographique mais après tout, ce sont bien ces objets de culture ou ces pièces d'habillement qui rendent comptent le mieux de ce qu'était Célestin lorsqu’il vivait là.


La salle du bas évoque l'école de l'époque.


Plus étonnant, il n'y a que très peu de photographies de Célestin et de sa femme.



Je ne restais pas aussi longtemps que je l'aurais désiré car je ne voulais pas faire attendre mon hôte si complaisant. Je lui demandais, à lui qui avait à peu près mon âge, s'il avait gardé le souvenir de Célestin. Il ne l'avait rencontré qu'une seule fois et ce souvenir était gravé à jamais : il avait pris peur devant cet homme étrange aux cheveux longs et s'était précipité chez lui pour avertir ses parents qu'un homme étrange venait de pénétrer dans le village.

J'ai continué de traîner dans le village et ses alentours. J'avais remarqué un petit panneau annonçant qu'il y avait marché à 17h. Peu à peu la table de jardin près de la mairie se garnissait de femmes avec leur cabas. Je ne sais pas quelle folie me prit, à la recherche d'un pittoresque définitivement disparu, J'imaginais que ces femmes étaient à la fois des productrices et des clientes, comme si chacune allait échanger, en un lieu et à une heure fixes, qui ses haricots contre les tomates de sa voisine, qui ses fleurs ou ses oeufs.




Aussi, revenant vers 17h, sans que rien n'ait vraiment changé, j'eus le ridicule de leur demander si elles étaient des clientes ou des productrices (même si je ne voyais aucun étal). Elles eurent la gentillesse de ne pas me rire au nez. Un marchand de primeurs allait arriver avec son camion d'un moment à l'autre. Et zut pour le pittoresque, d'autant plus que le primeurs en question est de mon village.



Toute honte bue, je partis, un peu amusé malgré tout par ma propre sottise.

La fille de mon Gars, je l'ai trouvée dans le village voisin, à Amirat, un autre village au fond d'une route en impasse.


Amirat est un beau village rue qui s'étire à près de 900 m d'altitude sur l'adret d'une montagne boisée. De là on a une vue magnifique vers le sud-est.

On voit au milieu de la photo le trait de la seule route du coin, qui dessert Gars et Amirat.
Au fond le village de Collongues. 

On y voit de belles maisons anciennes...


... et aussi un étonnant dépotoir en pleine rue et pas seulement derrière les murs d'un enclos. Je n'ai pas réussi à me renseigner sur cette bizarrerie.


Il y a même des engins de chantier bons pour la casse.



Derrière la 1ère ligne de crête (appelée la Montagne de Gars), il y a Gars.
La 2ème ligne, c'est le Mont Arpille et invisible, la Méditerranée.

Et dans cet amoncellement hétéroclite, des jouets et ma petite poupée, l'héroïne de mon histoire, la compagne de mon Gars.



Deux jours plus tard, j'étais à Vence, à la recherche de l'école que Célestin Freinet fonda et où il officia jusqu'à la fin de sa vie.

La voie qui y conduit s'appelle toujours un chemin (le Chemin Célestin Freinet) mais il est désormais goudronné et entouré de maisons qui n'existaient pas alors.


On est 30 kms à vol d'oiseau de Gars (le double par la route) mais l'univers est tout autre, pleinement méditerranéen. Là la mer est réellement présente. On la voit et l'on doit la sentir parfois. Toutefois, les falaises des "Baous" comme celui de Saint Jeannet juste au dessus rappellent la falaise de Gars.

Le centre-ville de Vence est à 3 kms. Aussi, l'école était alors un internat (maintenant les élèves sont en demi-pension)

On devine la tour de l'église de Vence tout en haut à gauche.


Une institutrice me voit tourner autour des grilles et s'approche de l'entrée, intriguée et peut-être un peu inquiète.


Je lui explique les raisons de mon intérêt pour l'école mais ne formule même pas mon désir d'entrer qu'elle devine naturellement. Je l'interroge sur l'école actuelle. C'est devenue une école publique depuis que la fille de Célestin, en pouvant plus l'entretenir, l'a vendue à l'Etat.

Je constate que l'Etat remplit sa mission car les bâtiments sont rénovés, contrairement à la vue que j'avais consultée sur Google Street avant de partir et qui montrait en 2014 des immeubles plutôt décrépits. Ce sont ceux-là même que Célestin a fait construire en 1936.

Il y a une soixantaine d'élèves, de la maternelle à la fin du primaire, comme du temps de Célestin. L'école a gardé, par convention, une autonomie pédagogique totale. J'imagine que c'est l'aboutissement d'un long processus pour le petit instituteur qui fut contraint de quitter  l'Education nationale après le refus des parents bien pensants de Bar sur Loup, son affectation d'alors, sous l'accusation de corrompre la jeunesse.

L'institutrice voudrait bien me faire rentrer mais cela lui semble impossible de me la faire visiter pendant que les enfants sont en classe. Revenez dans 1h30, à la récréation, je vous ferai entrer. Que ne ferais-je pour Célestin ? Je poireaute donc jusqu'à ce qu'un autre instituteur vienne me dire, une heure plus tard, que ma visite est impossible, à cause des instructions du Plan Vigipirate. Il faut prévenir à l'avance pour obtenir l'accord de l'Inspection d'Académie et déposer une pièce d'identité. Il a l'air sincèrement ennuyé de ne pouvoir me faire un plaisir qui ne posait pas de problème autrefois.

Je me contente donc de vue de l'extérieur.

Autour des bâtiments, un grand parc boisé. 







 Mais le ciel menace. Je m'en vais, l'âme aussi noire que le ciel, comme l'affreux délinquant en puissance que je suis sûrement.