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jeudi 11 mai 2023

Bataille aérienne au-dessus du Charnier

 En ce matin de mai, l'étang du Charnier est bien calme, malgré son nom terrifiant. N'est-on pas "au diable Vauvert", du nom de la bourgade qui le jouxte, c'est à dire loin de tout et donc aussi, loin de la violence du monde ?


Sur ses bords, les tamaris en fleurs réchauffent cet univers aquatique.



Le monde semble apaisé. Joyeux, même, comme pour un nouveau commencement.



Haut dans le ciel, passent, de loin en loin, hérons cendrés et aigrettes garzettes.





Les canards, des nettes rousses, espèce habituellement si braillarde, traversent l'étang sans un cri. Ils sont pourtant quatre à la poursuite d'une pauvre femelle bien solitaire.


Plus près de nous, nous les terriens et les aquatiques, un sterne volète frénétiquement mais sans bruit au dessus de l'eau, à la recherche de quelque proie. Ce matin, comme pour ne pas troubler la paix du jour, il n'attrapera rien. Mais il ne se lasse pas, comme un joggeur matinal qui part courir, car il faut bien faire de l'exercice, même si cela n'est d'aucune utilité pour améliorer sa pitance. Il est d'ailleurs beau comme un athlète, taillé pour la vitesse.



C'est vrai, il faut bien le reconnaitre, il y a quelques malotrus. Ces cygnes si paisibles, si insupportablement lents, la plupart du temps, sont parfois pris de brusques accès de folie. Dans un boucan invraisemblable où se mêlent le battement sourd de leurs ailes gigantesques et le piétinement ridicule de leurs appendices palmés, ils s'élancent avec fracas pour s'arrêter bientôt, épuisés, tout étonnés de leur propre violence. Ici, c'est un cygne qui se livre sans retenue aux joies du ski nautique. Là, cet autre croit malin d'effrayer ses camarades par une conduite aventureuse pour ne pas dire dangereuse, alors qu'il y a de la place pour chacun. Enfin, malheureusement, certains vont même jusqu'à pourchasser leurs congénères, au lieu de se contenter de s'éloigner, eux, s'ils ne les supportent pas.





Ils sont vraiment insupportables. S'ils prenaient conscience de leur ridicule, quand ils se dévergondent ainsi, alors qu'ils sont si beaux quand ils jouent la dignité tranquille, comme hier, en un autre endroit moins tapageur, ils cesseraient à jamais de se produire ainsi au mépris des autres habitants du lieu.



Il ne faut toutefois pas exagérer. Ils sont peu nombreux et leurs enfantillages sont peu fréquents. Mouettes et échasses, qui sont les principaux habitants de cet étang, peuvent vaquer tranquillement à leurs occupations. 

Il y a celles, comme ces échasses, qui se promènent seules ou volent tout aussi solitaires, belles comme le jour, peu soucieuses de se charger des tracas d'une famille.




Mais la grande affaire, cela reste, pour la plupart, les amours  en ce nouveau printemps. Tous n'en sont pas au même point. Certains tentent encore de séduire leur belle. Celui-ci regarde vers elle pour voir quel effet il produit avec son joli tutu qui lui sert de queue. mais la belle ne regarde même pas.


Cet autre couple d'échasses travaillent dur. Ils ne font que commencer à creuser le nid. Madame sait et sent qu'il ne faut pas traîner.


Celle-ci a déjà le sérieux d'une jeune maman que rien ne peut distraire, pas même la peur de me voir si proche. A moins qu'il ne s'agisse du mâle. Chez les échasses, mâle et femelle couvent à tour de rôle.


Chez les mouettes, il en va de même. On a revêtu sa tenue de noce, tête chocolat foncé et bec bien rouge et l'on s'active pour construire d'énormes nids surélevés au contraire des échasses qui couvent au niveau du sol, les œufs bien protégés dans un trou.




J'imagine qu'il leur faut un temps fou pour édifier ces forteresses, à voir le peu de matériaux qu'ils arrivent à apporter à chaque voyage.


Ces 2 espèces cohabitent sagement même si parfois on s'inquiète de voir l'autre s'approcher un peu trop de son nid. A ce jeu-là, ce sont bien les mouettes, comme on l'imagine, qui sont les plus excitées.



Mais tout ceci n'est pas bien méchant. la matinée s'écoule tranquillement jusqu'à ce que les mouettes se mettent à crier à tue tête en s'envolant du petit ilot où se dressent plusieurs de leurs nids. Au début, je ne vois rien, je ne comprends pas ce qui se passe jusqu'à ce que j'aperçoive, juste au dessus de la troupe braillarde, un magnifique busard des roseaux, si friand de ces œufs tout frais.

Il est beau, avec cette tranquille assurance de super prédateur habitué à susciter la terreur, sans jamais connaitre lui-même la peur.





Les mouettes s'agitent au dessus de leurs nids sans jamais s'en éloigner. Le busard a perdu l'avantage de la surprise mais il n'a pas renoncé pour autant à trouver quelque point faible pour attaquer.

C'est sans compter avec les échasses, toutes frêles avec leur longues jambes de danseuses anorexiques, mais dotées d'un redoutable bec, véritable lance pour le combat à distance. A deux, elles foncent vers l'agresseur. Sans attendre le soutien de son compagnon, l'une d'elles se jette en criant sur le busard que l'attaque surprend. On dirait qu'il n'en croit pas ses yeux, tant le rapport de force semble déséquilibré.


Il accélère en prenant de l'altitude mais elle se rapproche, soutenue par l'arrivée de son camarade de chasse.



Elle va le toucher quand il amorce un brusque piqué. Pardon pour mes photos mal cadrées mais ça bouge vite. Grâce à cette manœuvre, il reprend un peu de champ mais elle est toujours là.



Va-t-elle se laisser distancer ? Après tout, le danger s'est éloigné, les nids sont maintenant loin du busard en fuite. Mais pour l'échasse, ce n'est pas suffisant. Il faut le dissuader de revenir avant un moment. Alors elle poursuit son effort, se rapproche, appuyé par son copain qui la suit comme on suit son leader dans une escadrille.


Malheureusement le second n'a pas la pointe de vitesse de son chef d'escadrille qui se retrouve à nouveau seul au contact .


Cette fois-ci, elle va lui piquer l'arrière train, mais le busard plonge brutalement vers le sol et, emporté par son élan, elle le dépasse et freine, tous les volets sortis, cabrée comme un avion de chasse à l'appontage.



 Va-t-elle laisser tomber ? La leçon lui parait elle suffisante ?  C'est mal connaitre cette teigneuse. Elle est loin du busard maintenant, elle met le turbo et s'en rapproche inexorablement. Tout dans son attitude témoigne de sa détermination. Elle se rapproche à nouveau. Elle est maintenant au contact.
.




Finalement, quand elle arrive à sa hauteur, elle rompt le combat. Il a compris qu'il n'arriverait pas à la distancer malgré ses ruses. Mais notre héros ne veut pas inquiéter les siens en s'éloignant trop. Il rentre à petite allure, comme si de rien n'était.


Le calme revient aussi brusquement que ce salopard l'avait troublé. Je sais bien que ce n'est pas un salopard, que tous les systèmes ont besoin de la régulation d'un super prédateur. D'ailleurs, je dit "il", mais c'est peut-être une femelle qui va rentrer le ventre vide jusqu'à son propre nid où l'attendent peut-être ses charmants bambins. Il reste que je suis bien content que l'histoire se termine ainsi. Vous le saurez, désormais, rapaces de tout poil, voleurs d'œufs en tout genre, il y a sur l'étang du Charnier quelques échasses redoutables sous leurs airs de danseuses évaporées. Méfiez vous et passez votre chemin.

Ici, on aime le calme de la vie conjugale paisible. On y retourne aussi sec et tout le reste est oublié.


 


PS. Il y a 5 ans, j'avais écrit tout un article sur les échasses blanches. J'avais été sidéré par la tendresse de ce couple qui "s'enlace et s'embrasse" après l'amour au lieu d'allumer une cigarette ou de se précipiter sous la douche. C'est à voir en fin d'article :

http://www.leschroniquesdemichelb.com/2018/05/les-echasses-blanches.html

vendredi 24 février 2023

Mais où la mode va-t-elle se loger ?

 

Les tours Duo vues depuis Ivry, de l'autre côté du périphérique.

Voici un certain temps que je voulais regarder de plus près ces étranges bâtiments que l'on découvrit peu à peu en bordure du périphérique parisien, intrigué par ces formes obliques et torturées. Les voici bien présentes, inaugurées depuis moins de 6 mois et déjà occupées par leurs commanditaires.

J'avoue beaucoup aimer cette création de Jean Nouvel si différente de la Philharmonie, son précédent opus parisien, et tout aussi réussi sur le plan esthétique. C'est un plaisir de les voir changer constamment d'aspect quand on s'en approche ou qu'on tourne autour. 


Plus inclinées qu'une Tour de Pise qui n'avait jamais eu cette dangereuse fantaisie, elles semblent, suivant le point d'où on les observe, tantôt presque droites, tantôt basculées dans le vide, au risque de susciter l'angoisse.


La tour ouest, bien plus petite que la grande tour bancaire du Groupe BPCE (les Banques populaires (!), semble parfois dominer sa grande sœur, ou se coiffer de son gros chapeau de guingois.


 Je ne sais pas si cette violente rupture du profil de la grande tour correspond à quelque logique fonctionnelle, et pas seulement au "geste architectural" d'un architecte en mal d'originalité. En revanche, côté ouest, le changement de profil et de matériaux manifeste la séparation entre les espaces professionnels et l'hôtel - restaurant qui les chapeaute (un établissement qui relèvera d'un concept marketing que je découvre, le "luxe accessible" !).


Ces formes biseautées, ces matières diverses ne troublent pas seulement nos certitudes perspectives, elles animent les surfaces de couleurs chatoyantes, au gré des changements de la luminosité. Tout bouge dans ce nouveau baroque qui semble vouloir mimer quelque chute prochaine, quelque chamboulement définitif, comme ces danses macabres du XIVème siècle qui faisaient virevolter riches et pauvres , prêtres et manants, sous l'aiguillon de la Grande Peste.





Comment ne pas être quelque peu troublé par ces monstres d'acier et de verre qui représente des pièges à chaleur et des gouffres énergétiques pour la combattre. Le 28 octobre 2022, le Monde titrait un long article paru lors de l'inauguration : "Les tours Duo, des monuments à contretemps". Et ce ne sont pas les pare-soleils de la tour ouest qui suffiront à atténuer significativement le problème.


Ils me rappellent plutôt le fiasco de la façade de l'Institut du Monde Arabe : cette belle dentelle métallique qui mime un gigantesque moucharabieh sur la façade est constituée d'une multitude de lamelles mobiles qui devaient ouvrir et fermer des sortes d'iris mécaniques au gré des changements de la luminosité. Cela n'a jamais marché et l'on avait dû autoriser Jean Nouvel à shunter cet automatisme complexe. 

Les halls de ces deux immeubles sont tout aussi grandiloquents. Rien de bien nouveau pour ce genre d'établissement, sauf qu'ici les halls servent de passage piétonnier entre deux rues situés sur deux niveaux différents. Ils sont ainsi traversés par un flot continu de piétons qui n'ont rien à faire avec la BPCE et passent les portes tambour (encore une machinerie énergivore) sous l'œil indifférent des agents de sécurité. Une idée plutôt sympathique qui mêle espace public et privé, intérieur et extérieur. A voir à l'usage.

On devine à gauche le départ de l'escalier qui permet d'atteindre la rue au niveau bas.


Tout autour, tout change. Les tours Duo marquent à la fois l'aboutissement de l'opération Paris Rive Gauche, aux immeubles bien sages, tous à 50 m de hauteur, tous bien alignés dans une monotonie bien haussmannienne. Elles ouvriront aussi le nouveau quartier Bruneseau, qui enjambera le périphérique pour relier Paris et Ivry sans discontinuité. J'irai le moment venu.

Dès à présent, c'est amusant de musarder alentour. On découvre les nouvelles modes architecturales du moment dès lors qu'on n'est pas dans la démesure des tours Duo. Je parle de mode, car j'ai retrouvé ailleurs dans Paris, les mêmes tics.

Première mode, les balcons comme jetés au hasard sur les façades.


L'audace de cet agencement est d'autant plus perceptible que ce bâtiment en jouxte un autre dont les terrasses s'ordonnent calmement, avec l'objectif louable de distribuer équitablement lumière et soleil.


J'ai retrouvé la même fantaisie dans ce nouveau quartier de l'extrême sud de la capitale. Je ne suis pas absolument certain que les balcons seront utilisés si souvent que cela. La photo est prise du Parc Kellermann, mais les belles frondaisons ne suffiront pas à masquer le vacarme qui monte du périphérique tout proche. 


Autre exemple, le long de l'ancienne Petite ceinture :


Quand on ne peut s'amuser de cette manière, on trouve d'autres astuces. Dans cet immeuble, les balcons s'empilent avec une régularité toute italienne. Mais le vert brillant des céramiques de la façade, les plantes qui cherchent à se faufiler entre les mailles du filet d'acier qui emmaillote l'immeuble (cela doit rassurer à moins qu'il ne s'agisse simplement d'éloigner les pigeons), tout cela donne un cachet nouveau à cette façade géométrique.



 

Deuxième mode, les façades cabossées pour créer des jeux de lumière au fil de la journée.



Démonstration sur l'effet de mode, dans un tout autre quartier :


Troisième engouement nouveau, les immeubles intégralement noir mat, comme ce fut la mode, un temps, pour les voitures qui se voulaient d'une autre race que celles de M. Tout le monde. Une couleur bien rare, jusqu'à présent, pour les façades d'immeuble. Mes exemples sont pris dans les mêmes quartiers distincts de plusieurs kilomètres.




Si ce sont bien des modes que j'ai ainsi repérées, on court le risque de retrouver dans tous les nouveaux quartiers, un immeuble noir, un immeuble cabossé, un immeuble aux balcons fantaisistes, etc. Le refus louable de la monotonie se traduira alors, comme dans les zones commerciales, par une monotonie au carré, toutes les périphéries des villes se ressemblant jusqu'à la nausée. : une très grande diversité (de magasins ou d'immeubles), reproduisant partout le même schéma.

Heureusement il y a d'autres modes qui ne sont pas simplement esthétiques, mais fonctionnelles, et porteuses d'avenir, comme les construction sen bois.

Les panneaux de bois ne sont pas encore habillés.


Tout ceci se passe en périphérie de la capitale. A l'intérieur, et pour un peu de temps encore, le Paris de toujours est encore là, avec ses bistrots et ses artisans.  Quelques exemples au hasard de mes ballades.




Si le PMU semble pouvoir durer, qu'en est-il de l'activité RATP de ce bar, avec la disparition du ticket carton ?



Cerveau obligatoire, disent-elles ! C'est vrai qu'il va falloir garder son cerveau en éveil. La menace pèse aux portes de la ville : 

On aperçoit sur la gauche la toute nouvelle tour Hekla, 220 m et 48 étages de bureaux, dernière création Jean Nouvel inaugurée deux mois après les tours Duo.


Avec ses flancs biseautés, elle évoque, avec plus de réserve, les tours Duo, mais on peut lui adresser les mêmes critiques. Ce n'est pas le discours marketing de la ville de Puteaux qui peut rassurer : "Cette tour innovante a été conçue avec une vision environnementale, avec notamment 14 km de brise-soleil pour contribuer à la régulation thermique du bâtiment. Sa conception répond par ailleurs aux certifications les plus élevées.".

On remarquera avec un peu d'amusement et beaucoup d'inquiétude que l'unique fantaisie décorative de la tour Hékla est une grue. Un instrument, certes utile pour nettoyer les kilomètres carré de façades vitrées mais qui traité comme un objet d'art ou un jouet, réduit à une silhouette,  semble une  moquerie désobligeante envers le travail manuel, ses efforts et ses souffrances qui laissent les mains terreuses et les fronts moites. Une ironie aussi désagréable que ce discours qui invoque le respect de l'environnement en construisant des monstres qui en sont l'absolu déni. 

Bien plus, on peut se sentir pris d'une inexplicable angoisse quand on constate que toutes ces sculptures architecturales semblent se parler, solitaires et complices du haut de leurs étages, écrasant de leur mépris hautain les modestes logements du commun des mortels . Vous en voulez une preuve ? La voici, cette tour Hékla, telle qu'elle se montre depuis les terrasses de la Fondation Vuitton, un autre monument qui n'éprouve que du mépris pour la simple fonctionnalité des constructions. 




Heureusement, à l'intérieur, Monet ou Mitchell nous parlent de paix et de sincérité et nous font tout oublier.



PS. Je termine cette chronique le jour anniversaire de l'invasion de l'Ukraine. Non, on ne peut pas tout oublier.