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lundi 4 juillet 2016

Noir de monde, blanc de marbre.

N"importe qui aurait pu me le dire : se rendre en voiture dans les Cinque Terre le dernier week end de juin, c'est simplement de la folie. Pour ma défense, je dirais que ce stop dans un Agriturismo proche n'était qu'une 1ère étape d'un voyage auquel j'avais dû renoncer, sans pouvoir décommander le fameux Agriturismo. Alors, quitte à payer ce séjour, autant en profiter. Mais je ne savais pas à quoi je m'engageais.

Au début, tout semblait parfait. Presque personne sur l'autoroute. Personne sur les petites routes étroites qui virevoletent jusqu'à la mer. Jusqu'à la mer justement. A des kilomètres avant Monterosso, le moindre espace de stationnement était déjà occupé au delà du raisonnable. Des familles, chargées de parasol  et de paniers repas descendaient pendant des kilomètres sous un soleil de plomb. Personne, que ce soit en voiture ou à pied, ne semblait exaspéré. Et pourtant, il fallait en faire des manoeuvres pour se croiser du fait de l'étroitesse des routes et du stationnement sauvage. 

Monterosso aperçu lors du seul stop que je pus faire. La fameuse voie de chemin de fer me nargue.

Quand je suis arrivé à l'entrée du village, des voitures attendaient calmement, devant le feu rouge de parkings complets, un éventuel et improbable départ. J'ai fait demi-tour dès que j'ai pu, affolé à la pensée de me voir définitivement coincé dans un embouteillage inextricable. Je n'avais jamais ressenti pareille panique depuis que j'avais fui avec la même précipitation l'entrée de la presquile de saint Tropez un après-midi d'été.


Dans mon panthéon personnel, il n'y a rien de plus beau et  de plus émouvant
que des cultures qui descendent jusqu'à la Méditerranée. Spectacle devenu rare.

Oserais-je dire que j'ai fait une autre tentative en direction d'un autre village ? J'ose l'avouer, car c'est malheureusement vrai. Même tentative, même résultat. Je renonçai finalement, à temps pour me consoler dans mon petit Agriturismo avec des raviolis à la sauge, des légumes farcis et des fraises au mascarpone, autant de produits de sa production accompagnés du vin blanc de celui-ci. Un petit vin titrant 11°. Comment font les Italiens de Ligurie pour obtenir de tels degrés alcooliques, malgré le réchauffement climatique, alors qu'en France il est devenu difficile, en seulement quelques années, de trouver des vins à moins de 13,5° ?

Le lendemain matin, je n'étais pas encore vacciné complètement. Je décidais de me rabattre sur Lerici, de l'autre côté du golfe de La Spezia. S'ils étaient si nombreux dans les Cinque Terre, il y aurait peut-être de la place sur cette rive. Hélas, il me fallut vite déchanter. Aucune place  pour s'arrêter malgré les nombreux parkings et une ingéniosité toute italienne pour se stationner à la limite de la trombose sans paralyser complètement la circulation. Impasse, manoeuvres compliquéees pour se dégager et partout ces joyeuses familles, aussi chargées que la veille, martelant le goudron surchauffé de leurs bruyantes tongs multocolores.

J'étais pratiquement le seul touriste étranger. Il me semble alors avoir  compris ce qui se passait. Les Italiens voulaient profiter une dernière fois de leur pays, de leur mer, de leurs plages avant que ne descendent les hordes du Nord en flots ininterrompus. On était, pour un bref moment encore, entre soi. Les sourires pouvaient être sincères, la gentillesse désintéressée et le self control spontané, sans ce monstrueux effort sur soi-même qu'exige le tourisme de masse qui débarque pire qu'une invasion.

J'étais de trop, honteux de gêner, même marginalement cette fête du dernier week-end national. Je tournais le dos à la mer (après bien des tours et des détours, car le rat entré dans la nasse peine à trouver la sortie). La montagne est toute proche, étonnamment haute pour être si proche de la mer. Partout des petits villages perchés. Partons à l'aventure, sans carte ni projet.

La route monte vite au milieu des châtaigniers en fleur. Encaissée, serpentant dans une forêt très dense, elle laisse peu d'échappées sur l'environnement. Dans une trouée, voici le village d'Ortonovo.


Au loin, à droite le massif des Cinque Terre

La cité des vivants et juste en dessous, la cité des morts, 
pour une cohabitation paisible dans le même lieu.

Après peu de kilomètres et beaucoup de virages, voici le petit village de Fontia dont j'ai arpenté les rues désertes.

Même dans ces petits villages, le patrimoine construit semble celui d'une ville. Surtout, le moindre village a des allures de ville en miniature à la différence des villages français, définitivement ruraux.


Le plan du village est clairement circulaire. 




La couleur est partout, parfois violente...


...jusque sur le corps des femmes...


Le village est tout proche de la côte. Il est largement restauré, sans pour autant n'être qu'un lieu de villégiature. Il y a au moins une petite école dont on aperçoit la minuscule cour de récréation (c'est bien une école, car la rue qui y conduit en porte le nom).



Surtout, malgré son badigeonnage récent, le village échappe à la carte postale par plein de petits détails qui en cassent la monotonie stylistique. On n'est pas pour rien au pays du baroque.

Ainsi ces boîtes aux lettres sont d'un raffinement inouï.



Mais ce bas relief de marbre perd toute affectation d'être surligné de fils électriques erratiques.


J'ai bien aimé ce panonceau "Bébé à bord" aperçu à l'arrière d'une voiture. Il est plus original et plus suggestif que les panneaux habituels que l'on voit en France et qui relèvent plutôt de l'iconographie policière. Ici, on sourit, on s'émeut, on est prêt à faire attention au bambin..


Juste à côté, ce café à la sortie du village (sortie que l'on gagne en traversant une porte de la largeur précise de la voiture). Il pousse assez loin l'éclectisme baroque  : en haut à droite le Che. A gauche, le Sacré-Coeur et sur le dernier pan de mur, une reproduction de Guernica.



On aura remarqué le raffinement du tri sélectif : 5 poubelles différentes, bien alignées par taille, avec l'indication précise des ordures qu'elles attendent. Connaissez-vous une invite plus convaincante ? Mais, pardonnez-moi le cliché, j'y tiens malgré tout, car c'est mon plaisir du moment,on est au pays de la fantaisie. Soigneusement rangé entre 2 poubelles, ce cabas exhibe avec une modestie feinte, bouteilles en plastique et emballages carton qui auraient dû se dérober aux regards dans les dites poubelles municipales.


La route se poursuit ensuite dans le même paysage de forêts épaisses. Des trouées apparaissent, avec de hautes montagnes qu'on dirait couvertes de glaciers : les montagnes de marbre de Carrare. 




Voici longtemps que les apercevant de loin depuis l'autoroute, j'avais envie de m'y arrêter. Voilà l'occasion, même si l'on est dimanche et que les carrières sont figées dans leur immobilité marmoréenne  jusqu'au lendemain.

Avant d'arriver à Carrare, je m'arrête au cimetière. J'aime appréhender la spécificité d'un milieu par son cimetière. Se mêle sans doute à cette curiosité, une sorte de respect pour les gens qui y ont vécu depuis longtemps et qui ont fait cette ville, ce village. Je passe donc les saluer, conscient d'être un hôte de passage, chez eux et sur cette Terre.

L'entrée ne paie pas de mine, mais la grille franchie, on comprend qu'on est au pays du marbre blanc.



Je viens d'utiliser le verbe "comprendre". En fait, je n'ai rien compris à ce cimetière. On n'y trouve pas de tombes vraiment anciennes. Même les plus monumentales datent au mieux de la moitié du siècle précédent. 


Seule exception peut-être, celle-ci, qui semble plus ancienne, abrite toutefois un couple décédé en 1981.


On notera que l'Industriale" Antonio Biggi est décédé presque centenaire, 4 mois après son épouse.
J'avoue rechercher souvent ces coïncidences qui font rêver d'une vie d'entente jusqu'à la mort. 


La Mort est d'ailleurs assez suggestive avec sa faux traditionnelle.

Le goût pour les grands cénotaphes s'est conservé encore récemment, avec un bonheur variable.

J'ai, bien involontairement surpris un homme jeune dans la tombe de gauche. Je ne sais toujours pas s'il s'y recueillait ou s'il s'y reposait de la chaleur réverbérée par tout ce marbre.

Car, à l'intérieur de ce cercle de grands tombeaux, se presse la multitude des petites tombes. Mon premier étonnement vient qu'on les dirait presque toutes des années 2000, comme s'il s'agissait de quelques cimetières du Moyen Âge au moment des grandes pestes. Je n'ai pas d'explication. J'ai cherché sur Internet s'il y avait une raison à cette faible amplitude de temps. Je n'en ai pas trouvé, si ce n'est que c'est Napoléon qui imposa aux Italiens de transférer leurs cimetières à l'extérieur de leurs villes. Mais ceci n'a rien à voir en l'occurrence.

Autre motif d'étonnement : ce ne sont pas des tombes familiales, mais au contraire, individuelles. Au mieux, et ce n'est pas la majorité des cas, elles concernent un couple.

Toutes ces tombes de marbre sont étonnantes. Certaines me semblent d'un goût douteux.




D'autres gardent leur mystère, comme ce qui me semble un scribe égyptien mais n'en est certainement pas un.


Une bonne partie des stèles fait référence au métier du défunt, souvent lié aux carrières de marbre.




Même ce grand tombeau de notable arbore fièrement cette référence au métier que l'on pourrait croire réservé aux tombes plus modestes.



D'autres stèles évoquent les hobbies ou les traits de caractère du défunt :

Le boulanger et l'amoureux de son chien 


D'après la photo, on imagine un bon vivant qui aimait la compagnie des copains.

Ici, c'est une allusion à une dévotion particulière, là une scène, sans doute idéalisée, de la vie quotidienne.

A gauche Padre Pio, si révéré en Italie et à droite un Christ curieusement alangui. 


Sur le mur d'enceinte, un panneau rassemble plusieurs tombes militaires, des 2 guerres mondiales. La légende est parfois bien guerrière ou nationaliste.



Je ne pense pas que l'on verrait sur une tombe française  cette mention : "mort héroïquement pour une patrie plus grande".


Dans un des columbarium, j'ai trouvé cette allusion à la guerre coloniale de conquête de l'Ethiopie par les troupes mussoliniennes en 1936 :
"Le 4 avril 1936, tombé les ailes brisés par un cruel destin, dans le ciel de Rhodes, à un moment suprêmement héroïque pour notre patrie".

J'ai souvent été frappé par cette différence entre pays européens : le militarisme français, bien réel pourtant, ne s'affiche pas depuis la période napoléonienne, comme si l'on était honteux notamment des guerres coloniales. Rien de tel en Grande Bretagne ou en Italie. Ici, les conflits politiques s'affichent publiquement, sur les murs, dans les cimetières, dans les monuments commémoratifs. En faisant des recherches sur la Résistance italienne (dont je rencontrerai les vestiges le lendemain, dans le Val di Vara), j'ai été frappé par le nombre de sites qui continuent de vanter la supposée grandeur de la période fasciste. On n'imagine pas, en France, une pareille glorification publique de la période de Vichy. Ce qui ne veut rien dire sur les pensées profondes tapies au fond des consciences.

Il reste que ce lieu, comme tous les cimetières, respire le calme des passions apaisées.


Tout autour, la nature escarpée rappelle combien est difficile le travail des vivants.


Je quitte enfin cet endroit avec une pensée mélancolique pour le quartier des enfants qui ne connurent même pas le dur labeur de leurs parents.


Voici donc le Carrare des vivants. Il fait très chaud en ce milieu de journée et je traverse rapidement la ville pour monter vers la fraîcheur des montagnes de marbre. Le temps toutefois de remarquer partout des sculptures ostentatoires, d'un goût parfois douteux.


 La Poste ne peut cacher qu'elle date de l'époque mussolinienne.


Je me suis amusé du contraste entre cette sculpture lascive et les jalousies fermées sur le secret des intérieurs.

Trouver le chemin des carrières n'est pas difficile, on les voit de partout.




La route, étroite et sinueuse, au revêtement souvent détérioré, est magnifique. On traverse des forêts épaisses, aux essences variables avec l'altitude, jusque vers 1000m où l'on en sort entre pâturages et blocs de marbres.


On aperçoit les toits de Carrare et la côte 

La montagne s'élève droit au dessus de la plaine côtière étroite. Le point culminant est à 1900m.

Il est difficile d'imaginer la taille de la carrière. Les énormes engins de chantier, à peine visibles, donnent une référence que l'on perçoit mieux sur un agrandissement.



 Agrandissement de la partie haute de la carrière. Les blocs sont vraiment énormes.

Une autre carrière au loin.

Je monte encore un peu plus haut pour avoir une meilleure vue d'enemble. Je ne me lasse pas de ce spectacle où se juxtaposent de multiples contrastes : mer / montagne, vert des alpages / blancheur du marbre, hiératisme de la roche / sombres engins de chantier. S'y mêlent aussi sans doute des souvenirs de jeux d'enfance, quand je déplaçais des petites voitures sur un vaste terrain de jeu, me donnant le plaisir de maitriser le monde par la magie de mon imagination. Ainsi qu'hie, je me rêve comme un géant qui jouerait avec ces pelleteuses, ces bulldozers, repérant des chemins pour les faire changer de strates, au risque de les voir basculer dans le vide. 


L'exploitation de telles carrières présente sûrement des dangers et des difficultés techniques considérables. Que dire de ce qui se passait avant la mécanisation ? J'ai retrouvé le récit d'un voyageur qui a visité à pied ces carrières à la fin du XVIIIème siècle.  Il nous rend sensible la pénibilité du métier des mineurs, dont les peines commencent déjà pour se rendre à leur lieu de travail quotidien :

"En gravissant sur des débris qui proviennent de la taille des blocs enlevés ou des mauvais marbres qu'on brise et qu'on abandonne sur place, on atteint d'autres carrières d'où se tire un marbre couleur d'ardoise nommé bardiglio; elles sont à peu prés au quart de la hauteur de la montagne. Par de nouveaux circuits on arrive à des exploitations de marbre veiné. Ce n'est qu'à une élévation de plus de mille pieds au-dessus du fond de la vallée qu'on rencontre les mines qui donnent le marbre statuaire de seconde qualité et quelquefois, par hasard, des blocs de première ; mais celle-ci est abondante à quatre ou cinq cents pieds plus haut ; on y parvient au moyen d'échelles de cordes suspendues le long des parois extérieures des rochers. Les ouvriers journellement occupés à l'exploitation mettent une heure et demie pour monter par ces échelles du bas de la montagne jusqu'aux carrières; il leur faut le même temps pour en descendre, ce qui retranche trois heures sur le travail. Ils gagnent trente sous par jour. Chaque année huit ou dix individus périssent par les chutes qu'ils font ou par des éboulements inattendus." Auguste Thouin. Voyage dans la Belgique, la Hollande et l'Italie in Gallica.


Ensuite, il faut extraire les blocs de marbre avec des outils manuels, sans casser les blocs qui sont feuilletés en couches.

L'exploitation doit se faire à ciel découvert, en commençant par les blocs supérieurs. On commence par attaquer le haut de la couche extérieure on rejette tous les blocs de mauvaise qualité; ils tombent avec un fracas proportionné à leur masse, se brisent en roulant et arrivent en parcelles au bas de la montagne. S'il se rencontre quelques beaux morceaux, on les fait glisser avec précaution sur des pentes plus douces en les retenant avec des cordages pour les empêcher de se rompre par une descente trop rapide. Les ouvriers observent que les blocs de marbre grossier annoncent presque toujours le voisinage du marbre le plus dur. J'ai vu de ces blocs de première qualité qui pouvaient comporter de deux cent cinquante à trois cents pieds cubes de matière mais ils sont très rares, l'extraction en est d'autant plus difficile qu'on manque des outils et ustensiles nécessaires pour de telles masses; d'ailleurs, leur transport au lieu de l'embarquement éprouverait de grands obstacles en raison des mauvais chemin." Ibidem


Quand au transport, on imagine qu'il n'était pas simple. Les Archives de Bordeaux conservent la correspondance échangée entre les jurats de la ville et leur envoyé à Carrare chargé dans les années 1750 de négocier et rapporter les blocs de marbre qui serviront de piédestal à la statue en bronze de Louis XV que Bordeaux à décidé d'ériger pour le Bien Aimé sur la Place de la Bourse.  La statue a disparu, fondue lors de la Révolution. Restent quelques marbres sculptés au Musée des Beaux Arts. Les blocs, marches, panneaux à sculpter, sont livrés en plusieurs voyages par mer à Agde, puis, empruntent le canal du Midi. L'entrepreneur de Carrare est responsable du transport jusqu'à Agde et c'est là qu'il est payé au fur et à mesure des arrivages.

La réception est difficile. Des marbres sont cassés, certains n'ont pas la longueur ou la qualité prévues. Il faut discuter, ce qui n'est pas facile avec les délais de transmission entre Agde, Bordeaux et Carrare. L'intendant Tourny veille aux intérêts de la ville qui a dû emprunter la somme importante de 40 000 livres. Le paiement se fait en partie par une traite tirée par Peracher de la Martinique sur de Boulogne, trésorier général des colonies  françaises, payables à 2 mois mais échue le jour de son arrivée à Agde. Comme on le voit, c'est le commerce triangulaire et l'esclavage des noirs qui va payer la sueur des mineurs de Carrare. M. Durand d'Agde ne peut encore dire à son expéditeur, le trésorier de la ville de Bordeaux, combien il perdra en négociant la traite. Toutefois, il insiste pour payer rapidement le seigneur Monzoni, le propriétaire de la carrière, car il a, semon lui,  rempli fidèlement ses obligations.

Mais voici que notre guide du XVIIIème siècle est arrivé comme moi, mais après bien des efforts, au sommet de la carrière.


Les outils de coupe modernes n'ont rien à voir avec ceux du XVIIIème

"De la station la plus élevée et qu'on atteint par une marche extrêmement pénible, surtout si le soleil darde sur les copeaux de marbre blanc qu'on a sous les pieds, les regards plongent sur des points de vue bien différents d'un côté, des montagnes arides et lacérées par les eaux présentent leur aspect triste et sauvage; de l'autre, une plaine fertile et qui ressemble au plus beau jardin; enfin, la mer dans une vaste étendue. Ce tableau vous dédommage de vos fatigues."

Pour notre cicérone, la montagne est "triste et sauvage", 
là où nous voyons, nous, de riants alpages.
C'est aussi son imagination qui lui fait voir de si loin "une plaine fertile 
qui ressemble au plus beau jardin". On est quand même un peu loin pour un tel jugement.

Il faut maintenant redescendre. En voiture, pas de problème autre que les croisements difficiles avec les autres automobilistes. Pour Auguste Thoin, c'est une autre affaire. Il n'est pas avare de détails, notre explorateur  :

"Mais la descente est encore plus difficile et plus dangereuse. Du moins, dans la montée, vous avez le corps courbé en avant; si vos pieds, mal assurés sur un sol hérissé de fragments anguleux, viennent à glisser, vous vous retenez sur les mains, et les chutes n'ont rien de bien grave. Mais en descendant, si vous portez le corps trop incliné et que les pieds vous manquent, vous risquez de tomber et de rouler à de grandes distances. Toutefois, lorsqu'on marche doucement, qu'on assure ses pieds, qu'on plie les genoux en avant et qu'on penche le corps en arrière, on n'est exposé qu'à faire de courtes glissades."

Voici Carrare, tapi au fond de sa vallée. De ce point haut, on voit bien les limites de la ville ancienne, bien étroite par rapport à la cité moderne.


Maintenant qu'il fait moins chaud, je peux flâner tranquillement dans la ville. Ses ruelles étroites sentent bon la lessive du dimanche qui pend à toutes les façades.



Ses places sont décorées comme il se doit de nombreuses statues de marbre.

Le lycée de la ville 


Même les bancs sont, sans exception, de marbre blanc, comme les entablements des fenêtres.


Tout n'est pas, je l'ai déjà dit, d'un goût parfait.


Mais il est évident que la ville fait des efforts pour renouveler le style de ses sculptures publiques. J'ai bien aimé ces blocs de marbre vert, hippopotames et crocodiles, qui émergent de la pelouse comme s'il s'agissait d'un marigot tropical.

 Je n'ai pas réussi à traduire l'impression ressentie. J'aurais dû y passer plus de temps.


Toute cette débauche de marbre me rappelle un lointain voyage au Portugal dans la famille des concierges de l'immeuble. Ils se faisaient construire une maison. Le marbre était partout. Quand on rencontrait de leurs amis, c'étaient des marbriers. Les enfants ne cessaient de piquer des échantillons de toutes les couleurs.

Je me dirige vers la basilique. Non, cette église ne peut-être la basilique.



La basilique est naturellement recouverte d'un marbre éblouissant. Difficilement supportoble, même avec des lunettes de soleil      
                               
 Les parasols abritent des présentoirs que les artistes ont déserté.

 Impossible d'avoir une vue complète de la façade. Contrairement à la France, ici on ne démolit pas des maisons pour élargir les perspectives.

La pénombre et l'absence de marbre repose les yeux.

La magnifique rosace vue de l'intérieur

J'ai pris plaisir à détailler le mobilier. En voici quelques exemples.

Ce Saint André est à rentrer dans la catégorie des objets d'un goût douteux. Mais c'est un de mes patrons. Et comment ne pas être amusé par le mouvement de sa main droite qui semble caresser voluptueusement le bois de son futur supplice. 

La contorsion de ce Christ est si violente que les taches rouges qui apparaissent là où l'enduit est parti, semblent du sang.

La basilique conserve plusieurs vestiges de fresques murales. Ai-je mauvais esprit ou bien portent-elles effectivement à sourire ?


Cette fresque de 1501ne m'a pas livré son secret. Qu'est ce qui rassemble les saints Jérôme, Jean Baptiste et Nicolas de Bari ? J'ai cherché en m'intéressant à saint Nicolas, le saint des petits enfants sauvés du saloir, l'ancêtre du père Noël. J'ai appris ainsi pourquoi on le disait de Bari, d'où venait la légende des enfants ressuscités, etc. Mais j'ai déjà fait trop de digression.

Je ressors dans la ville du marbre. Est-ce pour résister à cette invasion du marbre qu'à Carrare on aime aussi, avec ostentation, le fer forgé ?

Le boucher n'a pas que des amis, semble-t-il. 


Mais la vraie découverte, pour moi, ce fut la découverte du Carrare militant anarchiste. Plusieurs indices m'avaient intrigué. Par exemple, cette plaque, de marbre bien sûr, apposée sur le mur du palais ducal. Elle rappelle la victoire écrasante des républicains en 1946.


Sur cette place, une autre plaque rappelle que les femmes de Carrare ont manifesté énergiquement contre l'occupant allemand le 7 juillet 1944.


De fait, Carrare est considéré comme la capitale de l'anarchisme italien avec notamment le figure de Gogliardo Fiaschi (1930-2000), fils d'un mineur de Carrare, qui avait formé le projet d'assassiner Franco en 1957. Ce qui lui valut 17 ans de prison. Quelle curieuse coïncidence entre le luxe du marbre blanc et le drapeau noir ! Comment explique-t-on le développement de l'anarchisme (et non du communisme) chez les mineurs de Carrare ?

Plutôt que de tenter de répondre à la question, je me suis précipité au bord de la mer pour un bain rapide. Même en fin de journée, pas facile de trouver une place de stationnement. Les files de voiture commençaient juste à se former en direction des villes du centre du pays, le plein de soleil et de mer fait. Je dois peut-être aux mânes des anarchistes de Carrare, sûrement réfractaires à cette colonisation privée du littoral italien,  d'avoir pu 1/ trouver la minuscule plage publique 2/ une place juste à côté de l'entrée bien cachée de cette bande de sable large de 30m.

Le lendemain étant un lundi, j'aurais pu sans doute accéder sans encombre aux villages des Cinque Terre, mais j'étais définitivement mordu par le charme de la campagne ligure. Je décidais de partir à nouveau à l'aventure. Du fond de la vallée où passe l'autoroure, j'aperçois un village penché au dessus du vide, et ce qui semble les ruines d'un château.

Ce sont effectivement les ruines d'un château médièval en partie restaurées et aménagées. On y a construit, invisible d'en bas et du village, toute une structure métallique destinée à faire fonctionner un ascenseur pour personnes handicapées. Cela semble une propriété privée.

Le village à ses pieds, Madrignano, est désert.




Il est tellement désert, qu'un des habitants a transformé la place centrale en solarium privé.



Les murs ont gardé quelque chose du passé médièval de l'endroit.




Avec, en plus, le charme fleuri des jardins suspendus.


Sur le toit de l'église, une croix bénit les Cinque Terre dont on aperçoit au loin la bordure montagneuse.


Où que le regard plonge dans la vallée, on devine dans la brume tremblotante de chaleur, d'autres petits villages perchés.



Je continue à m'enfoncer dans ce Val di Vara et j'arrive à Calice al Cornoviglione.


Sa massive forteresse médiévale qui appartenanit aux Génois, les Doria puis les Malaspina domine le petit village.


Je traîne dans le village qui s'étire à ses pieds le long d'une unique ruelle.


L'église est du XVIIème siècle, les maisons ont le charme désuet de leur délabrement.


Comme souvent dans ces villages, on passe, à un moment où à un autre, sous une maison.

La ruelle me conduit naturellement au pied du château. Un panneau indique qu'il est fermé le lundi et le mardi. Tant pis ! Un homme se détache d'un petiit groupe qui discute paresseusement. Il peut me faire visiter et insiste pour me rendre ce service malgré mes réticences à le déranger.

J'aurais dû ne pas me rendre à ses raisons  ! J'imaginais de vastes salles vides où j'aurais pu évoquer, malgré tout, le vacarme de la soldatesque d'autrefois et des fiers condottiere. En fait, 3 petits musées ont été aménagés dans une partie du château et j'ai dû les visiter l'un après l'autre. Mon guide poussait la gentillesse un peu obséquieuse qu'il semblait tenir autant de son caractère que des exigences de sa fonction, jusqu'à m'indiquer ce que je devais photographier. Je dois dire qu'il a vite compris que je ne le suivrais pas dans cette voie. J'ai donc dû visiter 3 petits musées qui masquaient complètement les beaux volumes du château. J'ai signé 3 livres d'or. "Dites que vous venez de Paris, cela fera plaisir" (le tout dans un mélange d'italien et d'anglais).

Je me suis donc traîné de salle en salle en adoptant la vitesse maximale qui me semblait compatible avec la courtoisie. D'abord, la pinacothèque consacrée à David Beghè, l'enfant du pays. J'ai retenu quelques portraits qui montrent un certain éclectisme stylistique.



Puis, ce fut le tour du musée consacré à la faune locale. J'ai appris à cette occasion que le meilleur moyen de reconnaitre des traces de loup et de les distinguer de celles d'un chien, c'est de remarquer qu'elles sont alignées sur une droite. Je vous retransmets mon savoir de fraîche date.


Enfin, dernier musée, celui consacré à l'histoire de la résistance dans le Val di Vara, de 1943 à 1945, résistance conduite par la brigade du même nom qui se battit en lien avec la brigade internationale constituée par le major anglais Gordon Lett.

J'ai choisi cette reconstitution, notamment parce qu'elle rend hommage au rôle des femmes dans la résistance italienne. Elles furent de vraies combattantes et pas seulement des messagères ou des ravitailleuses. 


Je suis sorti soulagé d'avoir fini ma visite en laissant mon guide si content de m'avoir montré ces trésors "si mal connus" ainsi que sa contribution personnelle à l'embellissement de son village : il peint, notamment cette poubelle et ce vélo-poubelle (comme ma photo ne le laisse que deviner, son panier peut recevoir les détritus des touristes).



Sur la route totalement déserte que j'emprunte en partant (enfin presque déserte, si j'exclus cette seule rencontre comique : un gros tracteur bloquait la route, incapable de redémarrer pour se ranger suffisamment ; le moteur hocquetait, puis calait immédiatement. Après 5 ou 6  essais, je pus passer avec difficultés et l'inquiétude de glisser dans le fossé). Sur la route déserte donc, je rencontrais quelques témoignages des combats qui ont eu lieu dans cette vallée, en 1943, jusqu'en avril 1945. J'avais oublié que grâce à Mussolini et à sa République de Salo, la guerre avait duré en Italie aussi longtemps qu'en Allemagne.



Je n'oublierais pas de citer non plus ce cimetière champêtre qui méritait bien un arrêt.



Là aussi, quelques stèles en marbre. Ce jeune homme, mort à 26 ans, aimait, semble-t-il, la pêche. 


D'autres doivent aimer la chasse. J'ai rencontré par 2 fois sur la route des bandes de perdrix. Celle-ci, complètement affolée, n'avait pas suivie les autres, parties se cacher dans les fourrés. Elle trottait imperturbablemnt devant le capot de la voiture. Je m'arrêtais car je ne voulais pas faire durer son affollement. Mais décidément, elle était bien perturbée : au lieu de profiter pour disparaître, elle revint droit vers moi. Alors je me suis dit qu'elle voulait que je lui tire le portrait. Ce que je fis.


Puis, la photo prise, elle accepta de se sauver dans le fossé pour rejoindre ses congénères, me laissant reprendre ma route. Un dernier pont de fortune et c'est l'autoroute, la France et ma petite vallée.

Un panneau enjoint les automobilstes de ne pas se suivre à moins de 30m. Il doit bien y en avoir parfois. Mais pas le dernier week-end de juin où tous les Italiens sont à la plage !