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samedi 28 mai 2011

Les pierres sont définitivement muettes

Il y a tout juste un mois, je renonçais finalement à monter jusqu'au col de Crousette, faute d'un équipement adapté ("Vous avez dit Crousette ?). Puis j'étais revenu en région parisienne, impatient de "redescendre" dans le sud pour atteindre ce col que mon oncle Riquet (Henri Dufour) gardait avec sa section de fusiliers-voltigeurs en 39-40. J'ai toujours en attente un article sur sa "Drôle de guerre". Avant de le finaliser, il me fallait voir  à quoi ressemblait ce sacré col.

A peine débarqué de l'avion à Nice, je me suis préparé. Pour mettre toutes les chances de mon côté, je décidais de bivouaquer et surtout d'emporter mes raquettes. Encore faillait-il que le temps s'y prête. Je ne sais ce qui se passe cette année, mais le ciel perpétuellement bleu du nord de la France a pour conséquence un temps détestable dans le sud, constamment agité par des orages qui ne sont pas de saison. Encore un tour de cet anticyclone des Açores qui est monté trop haut vers le nord.

Cette fois-ci, le temps est toujours aussi médiocre  quand j'arrive à Péone. Météo France annonce que le risque d'orage va disparaître en fin de journée et que la nuit sera claire avec de belles éclaircies le lendemain. Cela devrait coller  mais pour l'instant, le ciel est menaçant. J’hésite tout l'après-midi. Pour m'occuper, je cherche les lieux où la famille Dufour s'est mise en scène lors de ses 2 passages à Péone en 39 et en 40. La guerre était si bizarre que l'on pouvait venir voir son rejeton "sur le front" comme pour une banale visite touristique. 

J'avais déjà sacrifié à cet exercice lors de précédents passages à Péone, et constaté que peu de choses avaient changé en 70 ans. J'avais ainsi retrouvé certaines des prises de vue, me plaçant à l'endroit précis d'où la photo était prise, même si je n'arrivais pas à faire coïncider tout à fait les images réalisées avec un appareil à soufflet  au format 6x9 avec celles produites par un reflex numérique moderne. 

Sur la place de Péone, à Pâques 1940.
A droite de ma mère, le sous-lieutenant Henri Dufour, son frère.

La même place prise du même endroit (1er étage de la mairie)
le 18 mai 2011
Je n'ai photographié que le vide.

Mais ce n'était pas ce petit écart résiduel qui me laissait finalement un sentiment d'inachevé et même un soupçon de tristesse. Trouver le lieu de prise de vue, définir avec précision l'emplacement du photographe (l'un des Dufour, père, mère, fils ou fille, c'est à dire, ma mère) me procurait une joie, celle du chasseur qui a atteint son but, mais une joie fugitive. Ni le mur où s'appuyait ma mère, ni la falaise qui dominait le groupe, ni la ruelle où ils s'étaient promenés n'avaient gardé la trace de leur passage.

L'Hotchkiss de mon grand père. Derrière elle, ma mère.
La mairie a perdu sa statue dans la niche et beaucoup de son pittoresque.



J'ai toujours été ému par les pierres usées, dans l'escalier d'une église ou d'un château, sur le seuil d'une porte.  Creusées, polies, elles gardent le témoignage de tous ces pas, innombrables, qu'elles ont supporté. C'est sans doute l'habitude de cette rêverie sur la trace laissée dans les choses par ceux qui ont disparu depuis longtemps qui explique ma crédulité : il y a quelques années, un 1er avril, France Culture avait annoncé qu'un archéologue avait trouvé un procédé permettant de ré-entendre les paroles prononcées dans une grotte préhistorique. Et de nous diffuser des sortes de borborygmes, empruntés peut-être à la Guerre du feu de Jean-jacques Annaud. A ma grande honte, j'avoue que j'avais marché comme un parfait imbécile.

L'imbécile continue de sévir quand il poursuit cette quête impossible dans les rues de Péone, la joie de la recherche compensant sans doute la désillusion de la trouvaille, puisque je recommence à chaque passage. Cet après-midi là, j'étais content d'avoir identifié un lieu pas évident à première vue : la photo, pas très bonne, avait été prise depuis l'intérieur de la mairie. Et, oh bonheur, la mairie était ouverte, on pouvait s'y promener librement, une exposition de photos de ski des années 50 garnissant ses pièces et ses escaliers. 

Il faut être de la famille, je vous l'accorde, pour trouver de l'intérêt
à cette photo mal exposée.
Ma mère, son père et son frère dans l’entrebâillement de la porte de la mairie de Péone.

Une lanterne ne peut suffire à combler le vide.

En revanche, je n'ai pu identifier 2 autres lieux malgré tous mes efforts. Je renonçais à poursuivre mes recherches car le temps semblait se plier aux prédictions de Météo France et je me mis en route. Cette fois-ci, je suis monté jusqu'au hameau de Septenne en voiture, à 1650m, m'économisant 200 m de dénivelée par rapport à la dernière fois, car j'avais vu que c'était faisable. Ma brave vieille bagnole me gratifia bien de quelques glissades dans les épingles à cheveux creusées de profondes ornières ; elles sont sans danger pour les 4x4 qui, seuls, doivent emprunter cette piste, mais un peu impressionnantes pour ma vieille citadine. Heureusement, c'est une propulsion arrière et elle m'a fait juste ce qu'il faut de petites frayeurs sans me laisser en rade.

A la hauteur de Septenne.

Au moment de charger dans mon sac la bouteille d'eau que je viens d'acheter (de l'eau pétillante, prise une fois de plus par erreur ; les bulles feront un joile bruit quand je la chaufferai), je découvre un minuscule escargot. D'où vient-il ? Ce qui est certain, c'est qu'il n'annonce rien de bon. Lui, en revanche, y gagne un séjour en altitude, dans l'herbe bien grasse où je le dépose.


De fait, le temps n'est toujours pas engageant.




Par moments, un rayon de soleil égayait le paysage.

La pointe de l'Estrop qui domine Septenne.

Plutôt que de regarder le ciel, toujours un peu inquiétant, il vaut mieux se concentrer sur lle sol où apparaissent les 1ères fleurs.



La grange, bien visible il y a un mois, disparaît derrière le cerisier en fleurs.


J'ai décidé de bivouaquer près d'un gigantesque éboulis qui ressemble à une sorte de Stonehenge naturel : comme les obus de 14-18, les rochers ne retombent pas dans les mêmes trous. Il y a de l'eau à proximité et un terrain suffisamment plat, avec de l'herbe épaisse.

Quand j'arrive, tout en sueur, malgré la température fraîche, les rochers sont estompés par la brume.




Non, je ne suis pas accompagné par un (ou une !) photographe. Je suis bien, malheureusement, seul. J'ai dû faire plusieurs essais pour caler à la fois le tempo du retardateur et celui de ma marche, malgré les plus de 20 kg de mon sac. Je savais que si je le posais, je n'aurais plus le courage de me livrer à une séance de pose.

J'ai monté ma tente, au cas où, et naturellement, tous les superstitieux, comme moi, le confirmeront, cela suffit à faire apparaître un beau soleil qui réchauffe la température et les couleurs. Elle ne servira finalement que d'abri pour mon matériel de couchage, le lendemain, quand je monterai au col.


Puis j'installe mon bivouac, un peu plus bas, dans un petit creux qui m'abritera du vent : un sursac étanche, 2 duvets l'un sur l'autre, 2 polaires et ma doudoune et tous mes vêtements de montée (il n'y a pas de meilleur moyen de les sécher), je ne devrais pas avoir froid. Effectivement la nuit sera parfaite.


Maintenant que je suis prêt pour toute éventualité, je peux préparer le dîner : du poulet au curry lyophilisé. Préparer est un grand mot, il suffit de verser de l'eau bouillante dans le sachet d'aluminium qui conservera la chaleur : je me brûle la langue à chaque fois. Et me voici, oublieux de l'expérience en train de me brûler une nouvelle fois, tout en observant un magnifique coucher de soleil.


Est-ce pour m'obliger à respecter l'intégrité de ma langue et de mes papilles gustatives ? J'ai à peine dégusté 2 ou 3 bouchées que me vient la sotte idée de vérifier si j'ai bien mes clefs de voiture dans ma poche. Pour une fois, je les avais mises dans ma poche de pantalon et non dans le rabat de mon sac qui ferme, lui, avec une fermeture éclair. J'avais déjà chargé péniblement mon sac sur mes épaules et j'avais eu la flemme de le remettre à terre, considérant qu'il n'y avait pas de risque de perte dans cette poche de mon jean.

La punition de ma paresse ne s'est pas faite attendre : mes clés étaient introuvables malgré mes recherches, d'abord frénétiques puis plus raisonnées, mais toujours infructueuses. Je me souvenais que j'avais mis mon GPS dans la même poche. J'avais dû les faire tomber  en le sortant pour le consulter. Il fallait donc me dépêcher de refaire le chemin en sens inverse tant qu'il faisait encore jour.

J'abandonnais mon repas chaud, pris ma lampe frontale, direction Septenne en scrutant le moindre centimètre du chemin. Tout en marchant, j'imagine naturellement les conséquences. J'ai des clefs de rechange chez moi, mais les clefs de la maison ainsi que mon portefeuille sont dans la voiture (ce qui est tout à fait inhabituel mais je venais de découvrir le matin que ma boite à gant fermait à clé). 2 heures de marche jusqu'à Péone. Ensuite stop. A cette saison il me faudra au moins une demi-journée pour remonter dans mon bled. Autant dans l'autre sens. Je me dis également qu'il me faudra prévenir la gendarmerie pour qu'on ne s’inquiète pas de la présence de cette voiture inhabituelle, etc., etc.

Est-ce mon évocation de tous les dieux du ciel et de la terre, mes engagements irréfragables vis à vis de moi-même de ne plus jamais mettre en balance ma paresse avec la sécurité de mes clefs ? Quand j'arrive à Septenne, ma voiture est toujours là et il me semble apercevoir quelque chose qui pendouille à la porte : mes clefs. En 1984, lorsque ma vieille voiture sortit toute neuve des chaînes de montage, elle était à la pointe de la modernité avec son ABS et son airbag, 2 équipements dont je préfère ne pas tester la perpétuelle jeunesse, mais la commande à distance de l'ouverture des portières n'existait pas encore. Elle n'a qu'un vieux système pneumatique que l'on actionne à partir de la portière du conducteur.

Je me souviens maintenant, j'avais fermé puis rouvert car j'avais oublié quelque chose sur la banquette arrière. Puis j'étais parti, persuadé d'avoir mes clefs sur moi, puisque j'avais fait le geste plus tôt, après les réflexions que je viens de rapporter.

J'ai hésité à raconter ma petite mésaventure car elle n'est guère à mon avantage mais, après tout, ne faut-il pas s'entraider en se racontant les uns aux autres nos petitesses et nos sottises, celles des autres nous réconfortant des nôtres. Quand j'étais plus jeune (mais tout à fait adulte), j'avais peur la nuit dans les appartements ou les maisons (mais pas dans la nature que j'ai toujours adoré la nuit).Petit, c'était la peur du diable contre laquelle il n'y avait rien à faire puisqu'il était doué d'ubiquité. Plus grand, c'était la peur d'une présence humaine indésirable. J'avais la peur active et j'arpentais rapidement toutes les pièces, ouvrant les placards, etc., sans que cela suffise à me calmer.

Un jour (ou plutôt une nuit !), je fus rassuré. Non que la peur ait disparu. Mais je trouvais chez une amie à qui nous avions prêté notre appartement de la rue Saint Sulpice lors d'une absence, des comportements aussi névrotiques : elle se barricadait dans l'appartement fermé à clé, avec chaise sous la poignée, empilement de meubles, etc. Elle a eu la gentillesse de me raconter cela. Depuis, je n'ai plus peur, non du fait de son récit qui me lava seulement de la honte mais de la progression de l'âge qui atténue tout.

Finalement je retrouvai mon campement après un peu moins d'une heure et demie de marche. Je m'étais réjoui d'une longue soirée. Raté ! Il faisait désormais nuit.


J'avais bien emmené un livre mais j'avais trop froid aux mains en le tenant. Heureusement j'avais enregistré des podcasts sur mon Iphone rechargé grâce à mon petit panneau solaire. C'est ainsi que je découvris la "Dame d'Elche" en écoutant l'émission de France Culture sur l'archéologie, le Salon noir.


Ce buste en pierre du Vème siècle avant notre ère, est sans doute une urne funéraire puisqu'il est creux et percé d'un trou. Cette sculpture d'une jeune Ibère a été découverte au XIXème siècle près d'Alicante en Espagne, achetée par un archéologue français puis restituée en 1941 (alors qu'elle n'avait pas été pillée mais achetée) par Pétain à Franco, en gage d'amitié entre les 2 dictateurs. On se souvient que Pétain, qui garde bizarrement pour beaucoup de Français l'image d'un bon vieillard manipulé par ses collaborateurs (dans tous les sens du mot) fut le 1er ambassadeur de France auprès de Franco qu'il admirait beaucoup.

Pourquoi donc consacrer une émission à cette magnifique jeune femme qu'un mari éploré, j'imagine, avait voulu garder à jamais auprès de lui dans ce reliquaire ? Il y avait bien une actualité à cela. On venait d'identifier avec certitude la carrière d'où elle avait été extraite. Contrairement à ma mère qui n'existe plus que virtuellement  sur des pellicules, mais jamais dans l'univers des choses réelles, elle avait laissé une trace indélébile de sa présence sur terre. Sans doute n'a-t-on pas trouvé l'emplacement exact du bloc qui fut sculpté ; on en fera peut-être un jour la merveilleuse découverte comme ce fut déjà le cas pour d'autres sculptures : les artistes de l'époque commençaient la taille directement dans la carrière qui garde ainsi la trace en creux de l'oeuvre qui lui fut arrachée. 

Cette émission que j'écoutais bien au chaud dans mon duvet, la Grande Ourse au dessus de la tête, prolongeait ainsi ma rêverie sur la présence impalpable de ma mère et de sa famille, 800 m plus bas et 71 ans plus tôt. En ai-je rêvé ?

Elle annonçait aussi joies et déceptions que je devais éprouver le lendemain matin au col de Crousette.

Au matin, le ciel est dégagé, la lumière très limpide, l'air est pur. Un vrai commencement du monde.

La lune ne s'est pas encore effacée devant le soleil.


Mais, rapidement, un petit nuage rosé en annonce d'autres qui vont rapidement envahir leciel.



Je suis encore dans l'ombre de la Cime de l'Estrop. La Cima Negra est déjà éclairée mais elle mérite encore bien son nom avec son sommet de schistes noirs.


Les 2 monticules qu'elle porte sur ses flancs sont éclairés par une lumière rasante qui fait surgir une tête d'indien dans ce paysage qui évoque le Colorado.



C'est le moment le plus agréable, où j'attends, bien au chaud, que la lumière du soleil daigne descendre jusqu'à moi pendant que j'observe sa progression rapide sur les montagnes d'en face. Plus près, au pied de mon duvet, la prairie est inondée de petites fleurs blanches.

Petit-déjeuner pris, matériel rangé dans la tente, je quitte mon petit plateau à 1900 m. En me retournant, je trouve mon éboulis encore plus "Stonehenge" qu'hier.


Puis j'aperçois ma 1ère marmotte dans une herbe d'un vert étonnant. Je n'ai pas forcé sur la saturation des couleurs. C'est bien ce que j'ai vu.


Tout près, c'est un renard que j'effraie. Avait-il  de mauvaises intentions vis à vis des marmottes ?




Vers 2250 m, nouveau plateau et 1er chamois, un superbe mâle, à la musculature bien dessinée. Il m'observe un moment puis disparaît en contre-bas. J'essaie de le retrouver mais il est devenu invisible.





Je ne me lasse pas d'admirer l'élégance d'allure de cet animal.







Comme toujours, un dernier regard, une patte négligemment fléchie et, brusquement,  il n'est plus là.

Il y a aussi plein de fleurs. Même les vieux chardons sont splendides.







Je retrouve aussi une vieille connaissance qui va m'accompagner jusqu'à la limite de la neige, le troquet motteux et son vol en  rase-mottes si caractéristique.


J'aperçois maintenant le col, un col d'anthologie avec son hyperbole parfaite entre les 2 sommets qui l'entourent. 


Avant de chausser mes raquettes, je m'offre une petite séance photo avec des marmottes qui se chauffent dans l'herbe, en limite de neige.





Celle-ci, qui me semble bien jeune, me laisse tourner autour d'elle sans bouger. Elle se contente de me surveiller du coin de l'oeil, la tête tournée à gauche puis à droite, sans esquisser le moindre mouvement.


Je n'ai rien de spécial à dire sur la montée. Je me méfie de la capacité d'accroche de mes raquettes. Quand la pente est un peu trop raide, j'essaie de monter dans les éboulis. La neige est bien stable et ne m’inquiète pas. En revanche je me méfie des chutes de pierres. Je sais d'expérience qu'après quelques dizaines de mètres de descente, elles ont une belle énergie. Avec leurs forme coupante et irrégulière, leur trajectoire peut de modifier à tout moment, rendant aléatoire leur évitement. J'ai de la peine à imaginer que ce rocher, environ 1,80 de long sur 60 cm de haut ait pu glisser sur la neige jusqu'au bas de la pente. 

J'y ai adossé mon sac pour donner l'échelle. La trace qu'il a laissé de son passage est fraîche.

Surtout, je ne cesse de ressasser cette vérité tirée de l'expérience. Il fait chaud dans la montée mais le soleil va se cacher et il fera un froid de loup quand je serai au col. Lors de mes randonnées à ski d'autrefois, il me semblait que le même scénario se reproduisait toujours : grand soleil en montant et chaleur écrasante puis vent froid et ciel couvert au sommet. Je me répétais inlassablement cette litanie pendant que je soufflais comme un boeuf en montant ces quelque 300m de dénivelée. 

A mi-chemin, j'ai eu une belle surprise. Un mouvement entrevu du coin de l'oeil alors que je regardais plutôt le sol à mes pieds, un chamois m'offre un de ces moments de bravoure qu'ils affectionnent : descente à tout allure dans la neige et remontée dans les éboulis de l'autre côté, toujours à fond de train. Une démonstration de force, une dépense d'énergie apparemment sans raison et sans but, si ce n'est, peut-être d'impressionner. J'ai vu souvent les mâles agir ainsi. Cette fois-ci, il était malheureusement un peu loin, mais le spectacle était, malgré tout, magique. Lui et moi, tout seuls dans ce paysage majestueux. Est-ce le souvenir de mon émission archéologique, je trouvais qu'il avait des attitudes dignes des gravures de Lascaux.











Et il disparaît de l'autre côté.

Au sommet, il y a beaucoup de vent mais il suffit de se décaler de quelque dix mètres, pour être abrité et profiter du soleil. Car, oui, j'ai suffisamment évoqué le pire dans la montée, pour l'avoir conjuré (ah ! supersition quand tu nous tiens !). Il fait un temps délicieux. Je me précipite pour voir la vue qu'avait mon oncle autrefois. Etait-il sensible à la beauté du paysage ou scrutait-il aux jumelles les pentes à la recherche de quelque unité italienne ? Je le crois suffisamment amoureux de la montagne pour, les corvées terminées, les dispositions de défenses prises, se noyer dans cet horizon presque infini.



Finalement le spectacle du vide de son absence me déçoit moins qu'à Péone. Je ne le cherche pas, découpé sur le ciel, les pieds dans la neige. L'impression que je cherche à ressentir, que je ressens, c'est d'avoir la certitude que je regarde avec ses yeux ce qu'il a vu pendant des semaines de garde, sans aucun évènement pour le distraire de cette vue, comme un soldat du Désert des Tartares.


 Le col, depuis l'abri de mon oncle.


Au fond, vers le milieu, un petit lac gelé qui n'a pas de nom sur la carte.
A droite, Las Donnas à 2500m qui domine Auron. 
A ses pieds, Roya (Roya un hameau du Mercantour).

Las Donnas. On aperçoit les remontées mécaniques d'Auron.
Quel bonheur d'être loin de toute cette ferraille. 

Le petit lac gelé.

Tout au fond, l'actuelle frontière franco-italienne qui passait, en 1940,
non au sommet mais au pied de la montagne. D'où le système de défense en retrait.

Le col n'est pas atteignable encore par le nord. Il y a une haute corniche de neige qui doit être difficile à franchir sans risque. Pas étonnant que je n'ai pas vu depuis Roya l'accès au col. Ce bourrelet de neige ne m'inspirait pas confiance.

Tout à ma contemplation, je n'avais pas remarqué les abris à moitié effondrés où je m'installais pour déjeuner.


Au total, il y en avait 3. Deux côte à côte, où je me trouvais, et un troisième, plus vaste mais beaucoup plus ruiné.


Sur le moment je n'y prêtai pas attention, heureux de pouvoir m'allonger à plat à l'abri du vent. Mais, la réplétion venue, je m'aperçus qu'il s'agissait d'abris maçonnées, construit solidement avec des murs de plus de 50cm. Pas du tout la construction légère de bergers (d'ailleurs que feraient-ils là ?) ou de promeneurs. Qui avait pu monter ces sacs de ciment et ces litres d'eau pour bétonner ces murs, si ce n'est des soldats condamnés à garder ce col malgré les intempéries ? Sans l'avoir imaginé ou recherché, je venais de tomber sur les abris de la section commandée par mon oncle.

Le ciment est bien visible.

C'est encore un chamois qui vient me tirer de mes réflexions. Sans doute, celui que j'avais vu traverser le vallon tout à l'heure et qui revenait vérifier la situation. Comment pouvais-je avoir l'impudence de rester sur son territoire alors qu'il m'avait clairement signifié que c'était lui le patron. Il s'est approché, montant au dessus de moi pour me dominer dans tous les sens du terme. Par deux fois, il a jeté son cri pour manifester son hostilité, puis il est parti au galop, choqué par tant de goujaterie.



Il a adopté l'attitude caractéristique du mâle qui veut impressionner.

Je serais bien resté plus longtemps mais après une demi-heure de farniente, j'entamais la descente. Elle fut assez pénible. Parfois la neige enfonçait beaucoup malgré les raquettes. C'était fatigant mais sécurisant. A d'autres moments, elle était très dure et les dents des raquettes accrochaient difficilement. Je ne suis tombé qu'une fois et ma glissade s'est arrêtée tout de suite. Il n'y avait pas de danger, je ne serais pas allé bien loin. Mes seules inquiétudes (soyons honnêtes, mes plus grandes inquiétudes) venaient de la peur d'abîmer mon matériel photo.

Car, je ne savais pas m'arrêter de prendre des photos. En pleine descente, je crus voir une marmotte bien détachée sur le ciel. Et d'assurer ma prise sur la neige, d'enlever mon sac, d'y prendre mon appareil que j'avais rangé par crainte des chutes, d'y fixer le téléobjectif, tout ça pour m'apercevoir que j'avais confondu une marmotte avec une pierre.



En revanche, dès que je me suis retrouvé sur le plateau herbeux, ce sont bien 2 chamois que j'ai aperçus, deux jeunes adultes qui broutaient paisiblement, comme les moutons qui allaient les remplacer dans un mois. Spectacle rare que ces chamois sur un plan parfaitement horizontal, dans une herbe épaisse. . Ils ne m'ont pas laissé approcher beaucoup.

 En voilà un, bien paisible.
 En fait, ils sont 2, l'un surveille quand l'autre mange.
 Il me regarde droit dans les yeux depuis sa prairie couverte de fleurs


Vous trouvez sans doute que j'abuse avec ces innombrables photos de chamois. Mais ils sont si beaux, ils ont des attitudes si nobles, que je n'arrête pas d'en emporter le souvenir. Pourtant, le dernier à s'enfuir me gratifiera d'une attitude moins aristocratique, juste avant de disparaître derrière une rupture de terrain. Vous pensez vraiment qu'il voulait ainsi me signifier sa façon de penser ? Je crois plutôt qu'il cherchait à se mettre à l'aise avant une descente escarpée dans les éboulis.



Arrivé moi-même à cette crête, je tombais sur toute une harde, peut-être la même que celle aperçue il y a un mois, à peu près au même endroit. Ils mangeaient tranquillement quand ce salopard de touriste est venu les déranger.



Puis, on m'a vu et c'est la débandande. 


Arrivés à la nouvelle rupture de pente, on attend les retardataires avant de foncer dans la pente.


Le temps ne s'améliore pas. La Cima Negra est dans les nuages. 



Je me hâte de continuer ma descente et c'est sans le vouloir que je retrouve ma bande de chamois, un peu honteux de les fatiguer et de les inquiéter. Je me fais quasiment doubler par des jeunes qui, eux aussi, descendent. Ils sont bien proches des habitations, même si ce ne sont que des granges inhabitées à cette époque de l'année.



 Notre jeune écervelé est rejoint par un autre, tout aussi jeune.

 En fait, c'est toute une troupe de jeunes qui remonte.





La troupe s'organise en file indienne pour m'échapper par la droite. Comme toujours, il y a un retardataire. Il s'arrête, alors que tous les autres ont disparu. Qu'est-ce qui lui prend ? Il adopte alors la position du guetteur qui surveille les arrières du troupeau. Tout comme un grand qu'il n'est pas encore.




 Avant de retrouver voiture et civilisation, une dernière joie : une petite cuvette herbeuse avec une dizaine de marmottes pas plus inquiètes que cela.





Rien de bien sensationnel donc, si ce n'est que certaines marmottes fouettent l'air de leur queue dressée. Je n'avais jamais vu cela. Malheureusement la photo ne rend pas compte de ce mouvement vif dont j'ignore la signification. 


Quand j'arrive à ma voiture, je ne vois sur la piste humide aucune autre trace de roue que les miennes. Finalement j'aurais pu laisser mes clés sur la porte !

Pendant toute la descente, je rêvais du bar où j'allais boire une bière mousseuse. Mais une fois assis dans ma voiture, je n'eus plus le courage de me lever, tant j'étais claqué. On vous l'avait bien dit, le sport est la meilleure arme contre l'alcoolisme.