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mardi 5 avril 2016

1989 : Bercy, c'est fini !

"J’ai le souvenir de la Halle aux vins au moment de sa démolition. Je déambulai dans des allées qui portaient le nom de grands vignobles, me tordant les pieds sur les pavés inégaux. Il régnait une odeur de cave, faite d’humidité et de remugles de moûts en décomposition. De beaux platanes ombrageaient l’endroit. Quelques silhouettes furtives circulaient. J’entrai dans un bâtiment menaçant ruine où je trouvai des étiquettes de vins de Bordeaux, des livres de compte, un tas impressionnant de tessons de bouteilles et de caisses éventrées. « Ces catacombes de la soif », disaient les frères Goncourt. Dans un coin, un clochard avait aménagé sa chambre avec de vieux chiffons, une bougie collée sur une caisse, des guenilles en guise de couvertures. Le tout dégageait une odeur de vin, de terre et d’urine. Un bruit me fit sursauter, une ombre se dressa entre moi et la porte : un être barbu, sorti d’un roman d’épouvante. Je pensai, je ne sais pourquoi, à Edmond Dantès. Je me précipitai et m’enfuis sans demander mon reste. Derrière moi, l’homme riait comme s’il m’avait joué un tour."

Ce texte figure à la la lettre H, comme Halle aux vins, dans le Paris de mes amours, Abécédaire sentimental que Régine Desforges a publié  en 2011. Elle évoque une promenade qu'elle dû faire entre décembre 1987, date à laquelle fut annoncée la décision de détruire les entrepôts de Bercy, et mars 1989 lorsque la démolition fut définitive.

En ce mois de mars 1989, je n'ai pas rencontré Régine Desforges. Je n'ai d'ailleurs rencontré aucun promeneur. Je me souviens très bien des photos que j'ai prises ce jour-là : je venais de me faire plaisir en achetant mon 1er reflex Nikon, le célèbre 801 que je garde toujours même si je ne l'utilise plus. Il me rappelle qu'alors les appareils photos étaient solides, tout en métal au toucher rassurant. Dommage que par économie, j'achetais trop souvent des pellicules moins chères que les Kodachrome qui semblent échapper au temps. Celles-ci, que je viens de retrouver dans le maquis de mes disques durs sont pratiquement décolorées au point de me faire hésiter à les convertir en noir et blanc. J'ai préféré garder ces teintes passées qui collent bien avec mon souvenir. Je les compare avec celles, numériques, qui sortent de mon tout-petit Sony, lui aussi en métal. On ne voit pas ce que l'on photographie (pas de viseur), l'appareil ne fait pas exactement ce que l'on souhaite, c'est moins bon que le reflex laissé dans le sud, mais cela reste correct et ça tient dans la poche.

Cette ballade a dû se dérouler un samedi matin. Pour une raison que j'ai oubliée, j'avais pris le vélo de ma femme. On le voit sur certaines photos.  Sans doute venait-on de me dérober le mien que je n'avais pas encore remplacé par celui que j'utilise encore. Rien ne vaut un objet que personne ne vous envie.

Poursuivant mes ballades photographiques dans Paris, j'avais décidé ce jour-là de partir à la découverte de ce lointain est parisien qui était en train de changer très rapidement

Le changement était déjà visible et la Halle aux vins avait déjà versé son écot, sous forme d’abandon de terrains, pour la modernisation de la ville. Par exemple, le Palais Omnisports existait depuis 6 ans. Il ne m'a guère inspiré à l'époque. Une seule photo.



Désormais la structure est plus visible avec son bleu claquant. En revanche, on ne voit plus le gazon , les arbres ont poussé depuis 27 ans.  Les métros ont viré du bleu au vert. Mais le plus significatif de notre époque, c'est le changement de nom de ce bâtiment initialement construit par la Ville. Il arbore depuis quelques mois un agressif  "Accord Hôtels Arena", du nom du sponsor (on n'ose parler de mécène) qui a financé sa réhabilitation après 30 ans de service.

en mars 1989, le ministère des Finances n'est pas encore installé dans son nouveau blockhaus que je préfère imaginer comme un coffre fort monstrueux plutôt que comme la 1ère arche d'un pont qui ne mène nulle part.


On aperçoit une dernière grue et les ouvriers n'ont pas encore nettoyé le site. Le nom de Bercy évoque encore le pinard et ses excès (le fameux Château Bercy qui désignait ironiquement le mauvais picrate né d'inavouables mélanges ; une expression qui a perdu son sens) et non le Budget et ses restrictions. Encore quelques mois et les milliers de fonctionnaires tout de gris vécus envahiront 2 fois par jour un quartier habitué jusque là aux pots de vin plus qu'aux redressements fiscaux.

Le site actuel est désormais plus propret avec ses 2 vedettes rapides pour rejoindre le Paris des ministères et de l'Assemblée nationale.


J'aurai encore l'occasion pendant quelques mois de me rendre au Louvre pour discuter budget. C'était atrocement poussiéreux. Les bureaux étaient surpeuplés mais c'était moins angoissant que cette architecture mussolinienne. Et puis je n'avais que la rue de Rivoli à traverser  depuis mon bureau de la rue de Valois comme on désignait encore le ministère de la Culture (installé maintenant rue des Bons Enfants, là où j'ai préparé l'ENA qui se trouvait, ce n'est pas une blague, rue des Saints Pères). 

Début 1990, tout ce petit monde bureaucratique est parti, remplacé par les ouvriers qui réaménagent les bureaux en musée et les archéologues qui terminent 7 ans de fouilles en décapant le sous sol où vont s'installer les galeries marchandes du Carrousel. 

Je suis toujours ému de voir, à l'occasion d'une tranchée de travaux, de la terre sous le béton et le macadam, alors que dire de ces vestiges qui remontent à Charles V.





De l'autre côté de la Seine, en face de ce Bercy qui n'est pas encore Bercy, d'autres changements s'annonçaient, avec le remodelage complet de tout le quartier qui entourera la future bibliothèque François Mitterand.


Autant on ne peut que se réjouir de la plupart des changements opérés sur l'emprise de la Halle aux vins, avec notamment le grand jardin qui s'y est installé, autant je regrette ces maisons déjà pratiquement abandonnées même si quelques commerces s'y maintiennent désespérément. Finis les fers et métaux !


Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette longue façade sur la Seine depuis le périphérique jusqu'à l'avenue de la gare est d'une monotonie à pleurer.


La Maison rouge ne sert plus ses spécialités orientales et françaises pour 40 F le menu et il faut beaucoup d'imagination pour retrouver, dans le fast-food qui l'a remplacée comme une évocation de sa rutilance.



A force de voir l'eau couler sous ses ponts, la Seine elle-même a beaucoup évolué. En 1989, on avait le sentiment que le paysage fluvial n'avait pas beaucoup changé depuis les années 30 lorsque Simenon le contemplait depuis l'Ostrogoth, sa péniche bien-aimée. Il y avait encore des mariniers qui revenaient, baguette à la main, vers leurs péniches encastrées les unes dans les autres.

La route était longue de la boulangerie à la Seine. Il a dû sûrement être obligé  de faire une halte dans quelque bistrot. Et sa chérie qui l'attend, furieuse car elle a faim....


"Attablé avec Mme Maigret, à la terrasse de quelque boui-boui du quai de Charenton, à Bercy, il lui avoue "Je me demande pourquoi nous n'avons jamais eu l'idée de chercher un appartement sur les quais". De sa fenêtre il aurait vu les péniches fraternellement collées les unes aux autres, les mariniers et les enfants aux cheveux couleur de chanvre et le linge qui sèche sur les cordes tendues"
Simenon, Maigret s'amuse.

On a déjà construit le quartier de bureaux Villiot-Rapée  qui jouxte la gare de Lyon. Les immeubles sans grâce n'ont pas encore leur aspect définitif sans que je sache si le revêtement de verre de certains date de cette époque ou s'il s'agit d'un décor plus récent.


Je n'ai gardé aucun souvenir du bâtiment que l'on voit en bordure de Seine sur la photo de 1989. Un immeuble d'habitation elliptique le remplace. Tout cet ensemble disgracieux a d'ailleurs évolue en 25 ans. Voici son état actuel, d'après une photo aérienne publiée dans un document d'urbanisme de l'APUR.


Toutefois, il m'arrive de succomber au charme de ce lieu : il n'y a pas de paysage que la Seine ne peut magnifier.




Je lui ai même consacré une chronique "90 minutes autour du viaduc d'Austerlitz"
.http://www.leschroniquesdemichelb.com/2013/12/90-minutes-autour-du-viaduc-dausterlitz.html

Autant que ses berges, c'est le cours du fleuve qui n'est plus le même. Parties ailleurs les dizaines de péniches qui encombraient ses quais. Leur bois verni, leurs rideaux de dentelle ont cédé la place à quelques barges pleines de gravier ou de sable. Le port s'est réduit à quelques installations bétonnières.





L'activité industrielle s'est éclipsée pour faire place aux bureaux tertiaires et aux loisirs. comme toute une France qui se transforme en musée.


Le cinéma UGC Ciné-Cité Bercy

Mais il plus que temps de rentrer dans l'enceinte de la Halle aux vins de Bercy, pour remuer un peu plus le couteau de la nostalgie dans la plaie du souvenir.

Les entrepôts sont abandonnés pour la plupart. Il règne une douce atmosphère de nostalgie provinciale. Un assoupissement bienheureux vous saisit comme après un verre de trop.






"Je déambulai dans des allées qui portaient le nom de grands vignobles, me tordant les pieds sur les pavés inégaux." Régine Desforges
Ceci dit, j'ai plutôt été frappé par la qualité du pavage. On y faisait rouler des tonneaux et des charrettes. Il est vrai que je n'étais pas en talons hauts !


Les rues sont encombrées de tonneaux, y compris de grands foudres montés sur rail.






Des entrepôts sont encore solidement cadenassés.



Celui-ci, construit en 1907, ne deviendra pas centenaire.

Ce pavillon est  sans doute aussi ancien, malgré sa fragilité apparente.


Il ressemble à cet autre photographié au début du siècle, dans Bercy en pleine activité.




Si nombre d'entrepôts sont encore fermés, la plupart sont ouverts à tout vent. On y pénètre avec un peu d'appréhension et beaucoup de curiosité, pour découvrir d'étranges machines.

"Il régnait une odeur de cave, faite d’humidité et de remugles de moûts en décomposition." 
Régine Desforges



"De beaux platanes ombrageaient l’endroit." Régine Desforges

"Quelques silhouettes furtives circulaient." Régine Desforges 

Je continue de m'enfoncer dans le vaste enclos. J'entends un bruit sourd et perçoit un peu de fumée.



Ce n'est qu'un feu de feuilles (et un chien exhibitionniste). Je continue à marcher en direction du bruit qui se fait plus insistant. Il ne vient pas de ces monstres au repos qui attendent lundi pour se jeter sur les pauvres bâtisses encore debout...




... mais plutôt de celui-ci, géant presque paisible de se savoir si fort.


Non, le vacarme est produit par ce petit roquet assoiffé de destruction, pris d'une rage meurtrière au point de risquer de se faire engloutir par l'enfer qu'il provoque.




Toute cette partie du domaine sera détruite. Deux rangées d'entrepôts ont été finalement conservées et restaurées dans ce qui est devenu Bercy Village, un endroit apparemment public, mais, en fait, privé et clos comme de plus en plus de pseudos espaces publics dédiés à la consommation.


Une rangée a été également conservée à l'est de ce centre commercial. Le Musée des arts forains y est installé.

En 1989, on aperçoit une enfilade de 3 rangées.


En 2016, il n'y en a plus qu'une.

Dans le jardin de 13 hectares, une grande maison a été restaurée.


 Oublieuse de son passé populaire, elle y a pris des allures bourgeoises. 


Dommage, je ne l'ai pas remarqué (ni photographiée), il y a 27 ans. Sur de vieilles photos d'époque, j'ai vu des agencements semblables : un entrepôt qui se fait tout petit à côté d'une grosse bâtisse sûre d'elle-même et de son droit à vivre éternellement.


Elle devait border une allée, comme cette maison, plus modeste, que j'avais photographiée en 89.


Ce jardin est une belle réussite. D'être semi-enterré, il gagne en silence mais aussi en mystère. Les grands platanes en deviennent plus grands, de chercher toujours plus de lumière.


On se réjouit pour les riverains qui ne regrettent sûrement pas que l'eau ait remplacé le vin.


Les jeunes sont heureux de pouvoir évoluer dans un espace qui leur aurait été autrefois interdit. Mes photos ne sont pas terribles. On touche là aux limites de mon petit appareil, téléobjectif insuffisant, impossibilité de saisir l'instant décisif... Je les ai conservées pour la curieuse poésie des couleurs, le claquant des couleurs des tags atténué par le frottement des planches. Parfois on ne distingue plus le sportif de son décor.






D'ailleurs, je me suis demandé s'ils n'étaient pas gagné, eux aussi, par la fièvre de l'art contemporain, au point de prolonger leurs tags par des amoncellements de détritus tout aussi esthétiques ? 


Le plus étonnant, ce fut cet affrontement, amical quoique très dynamique, auquel j'ai assisté médusé : un combattant armé d'une longue chaîne tentant d'atteindre avec ses moulinets violents un autre gladiateur armé d'un long bâton. Ont-ils connaissance des jeux du cirque romain où l'on aimait voir s'affronter des gladiateurs dotés d'armes très différentes ? Ont-ils entendu parler du rétiaire, armé de son filet et de son trident et du secutor, protégé par son armure et doté d'un glaive court ? On le dirait à les voir se battre avec entrain dans un jeu où l'un gagne s'il combat  de loin, l'autre de près, le premier redoutable tant qu'il n'a pas lancé son filet mais terriblement vulnérable s'il a raté son coup.



Est-ce l'émotion (je suis en train de lire Néropolis, le roman qu'Hubert Monteilhet a consacré à la description minutieuse de la Rome de Néron), mais la petite vidéo que j'ai tournée, je l'ai effectivement tournée, vous obligeant, vous aussi, à tourner le col, pour assister à l'assaut.



J'ai assisté à la scène depuis la longue esplanade qui protège le jardin des caprices du fleuve (et du vacarme de la circulation). Les statues de Rachid Khimoune, installées ici depuis 15 ans, continuent de me ravir. Avec beaucoup de dignité, elles tournent (décidément tout tourne ici dans ce temple antique de l'ivresse)  ostensiblement  leur dos creux à la marée des voitures, réservant leurs sourires aux passants nonchalants.


Photo de mars 2007



Le petit brésilien semble tout honteux d'avoir fait pipi sur lui. 


Plus difficile de savoir si celle-ci rit 



Traversons une dernière fois la Seine. Je veux vous montrer qu'au milieu de tous ces bouleversements, il est des lieux qui restent égaux à eux-mêmes. C'est d'autant plus étonnant que je n'aurais pas parier sur la longévité d'un tel  immeuble qui doit sa survie plus à son occupation qu'à sa qualité architecturale.



Puisqu'on est à vélo, empruntons la passerelle Simone de Beauvoir qui va bientôt fêter ses 10 ans d'existence plutôt que le pont de Tolbiac.

Photo mars 2007

Avec ce temps incertain de début avril, les tours de Dominique  Perrault se fondent avec ce ciel qu'elles bravent de manière un peu stupide pour des silos à livres.


Là où nous allons, point de verre ni de transparence, mais du béton épais et massif. Tout ici respire la solidité obtuse.

En 1989, lorsque j'ai pris cette photo, on voyait le bâtiment depuis les bords de Seine. Aujourd'hui, il est masqué par une rangée d'immeubles. Pour l'apercevoir, il faut s'engager dans la rue de Tolbiac.


A quelques exceptions, le bâtiment est resté rigoureusement identique, alors que tout, absolument tout, alentour, a disparu.. 


On a prolongé la peinture blanche et surtout creusé une nouvelle fenêtre. Mais, comme si l'on avait été pris de remords devant ce crime de lèse-monument intangible pour l'éternité, on s'est cru obligé de masquer l'ouverture par un trompe-l’œil.




On a emmailloté complètement l'immeuble pour une raison qui m'échappe, installé quelques vasistas, et c'est tout. Il a gardé son aspect de forteresse énigmatique, sortie de quelque conte fantastique.


Est-ce parce qu'il est longé de l'autre côté par la rue Primo Levi, il m'évoque plutôt l'usine de caoutchouc d'IG Farben à Monowitz de sinistre mémoire. C'est particulièrement saisissant, justement le long de la rue Primo Levi.


J'ai de la peine à concevoir que, pour une fois, on ait bien voulu ne pas sacrifier à la manie homogénéisante de nos urbanistes qui rend le Paris moderne bien moins séduisant que le Londres d'aujourd'hui. Qu'on juge du contraste en progressant de quelques mètres dans cette même rue Primo Levi (je me suis amusé de la voir traversée par deux voiles intégrales).



Mais il suffit d'entrer dans la cour pour que l'impression se dissipe. Des jeunes échevelés, des instruments de musique, des tags.

On a respecté sur ce pignon les traces de la destination première du bâtiment . Un molosse s'assure que la consigne est bien respectée.
(Cie frigorifique de Paris)


La veine "coquine" a changé aussi au fil du temps. Je n'arrive pas à distinguer le "genre" dont se réclament ces personnages. En 1989, il n'y avait pas la moindre ambiguïté et le registre était terriblement clair.


La façade sur la cour a aussi peu changé. Un escalier qu'on déplace, un coup de peinture...

1989

2016






Seule concession à l'air du temps, un brin de verdure, depuis l'installation d'un créateur de jardins.


Mais après tout, n'est-il pas normal qu'un entrepôt frigorifique se conserve mieux que des entrepôts vinicoles ? 

PS. N'oubliez pas de cliquer sur les photos pour les agrandir. Sinon, on ne voit rien.