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vendredi 18 novembre 2016

La revanche de l'imprévu. Chapitre 2

Pour de l'imprévu, ce fut de l'imprévu. La veille encore, je me voyais rassurant ma compagne  en rapportant bêtement les arguments des experts patentés. En ce matin 10 novembre, j'étais tout excité à l'idée de partir sous la pluie fine du matin à la rencontre de la faune sauvage de Camargue, oubliant même que c'était le jour des résultats. Des résultats qui avaient un peu perdu de leur intérêt, tant ils étaient prévus d'avance.. Pourtant, surprise ! surprise !, avant même de voir le premier taureau, c'est un autre sauvage qui s'est invité dans mon esprit, sans que j'ai besoin d'allumer ma radio dans ma grande chambre du Mas de Pioch. Le tam-tam intersidéral d'internet et des réseaux sociaux résonnait  partout de la même stupéfaction, à coup de mails et de textos effarés.

Dès mon arrivée la veille au soir, dans une de ces lumières invraisemblables des jours de mistral, j'avais essayé de ne pas penser que la Camargue était une des régions de France où l'on votait à plus de 50% pour l'extrême droite. Un comble pour cette région qui fonde son attractivité mondiale sur son rôle dans les grandes migrations d'oiseaux. Vous me direz qu'on valorise plus les oiseaux que les hommes dès lors qu'ils ne sont pas de votre tribu. Tout ça est bien connu et d'une certaine manière, normal.

J'avais pourtant un motif supplémentaire de ne pas être content de moi. Oh, juste une pensée un peu ridicule mais qui me faisait me sentir un tant soit peu benêt à mes propres yeux. N'avais-je pas attiré l'imprévu en le narguant, en lui supposant une volonté de revanche sur le train-train de nos vies ? Je sais, cette superstition prétentieuse est absurde. Les dieux jaloux de la Grèce ne traquent plus les imprudents  qui prétendent défier le destin en se croyant libres de l'orienter, eux pauvres mortels. Cette pensée a, toutefois,  l'avantage de me rappeler qu'il n'y a pas que de bonnes surprises (comme la rencontre d'une hermine une semaine auparavant. cf chronique précédente). Il y en a aussi de mauvaises et même de très mauvaises. 

Quand j'étais gosse, mon père, qui appartenait à cette génération qui avait 20 ans au moment de la folie nazie, aimait rappeler que la civilisation était un vernis fragile, prêt à se craqueler à la moindre occasion. Et quand le processus s'engageait, il ne s'arrêtait plus, jusqu'à la mise à nu du bois ou du métal brut. Cette conviction est devenue mienne mais grâce au ciel, je l'oublie souvent. Le retour du soleil était annoncé pour la fin de la matinée et après tout, le pire n'est pas toujours sûr. 

C'est ce que je me suis dit, en longeant un peu plus tard  l'étang de Vacarès. Ici, sur ce premier étal, les tribus coexistent sans doute, mais bien isolées les unes des autres, comme séparées par un mur malgré leur proximité. Une bonne image de la société trumpienne. 


Au milieu des cormorans, il y a bien une aigrette et un goéland, tout deux biens solitaires, mais les blancs (d'ailleurs plutôt gris comme le Suprématiste en chef est plus orange que blanc) que sont les mouettes ne fréquentent pas les noirs cormorans.


Juste un peu plus loin, l'espoir est permis : on s'entrelace avec une régularité presque parfaite, un blanc, un noir, un blanc, un noir. 


C'est un peu monotone, un rien systématique, comme l'injonction moralisante de la bien-pensance bobo en faveur de la mixité sociale. Il faut. On doit.

Heureusement, un peu plus loin encore, on retrouve la fantaisie de la liberté, la joie d'une musique plus spontanée. Sur cette portée musicale, il y a des triolets joyeux, des arpèges imprévus...
...comme la vie quand elle se laisse aller. Ça se mélange, mais sans obligation rigide, avec fantaisie et bonne humeur.

Alors faisons confiance à la vie, avec sa capacité à résister (quel gag de souhaiter, cette fois-ci,  que le président ne respecte pas les promesses du candidat ! ), son inventivité imprévue, sans perdre de vue que tout ceci peut mal tourner, à tout moment, même dans les sociétés apparemment les plus policées. La violence n'est jamais bien loin.


Puisqu'il pluviotait, et qu'on annonçait le retour d'un meilleur temps vers 11 h, j'en profitai pour arpenter ce domaine de Pioch où l'on élève des taureaux de combat et des chevaux camarguais (tous d'anciens réfugiés économiques, soit dit en passant).




Les hérons garde-boeufs ont un air légèrement stupide, avec cette attitude d'immobilité butée, la tête dans les épaules et la mine revêche de celui qui manifeste sans équivoque que "j'y suis, j'y reste".


Leur effronterie, évidente quand ils hérissent leurs crinières, ne manifeste pas une joie primesautière mais renforce plutôt leur côté "bourrin".


Les bourrins il y en a justement suffisamment dans ce grand pré pour que tout le monde puisse disposer de son propre perchoir. Mais non, on préfère se bagarrer pour le même.




Le cheval garde un œil sur ce qui se passe dans son dos.

Un court instant on se supporte, en se tournant le dos. Un court, et même un très court instant.









Finalement, on se retrouve tous comme des cons sur le plancher des vaches.



...et même tout seul.


Plus loin, j'ai rencontré la manade. Les mâles, adultes et jeunes veaux, sont séparés des femelles qui ruminent tranquillement, couchées dans l'herbe. Elles ressemblent à de paisibles vaches bien de chez nous, mais leurs cornes rappellent leur noble ascendance.


Sur le chemin qui me conduit vers leurs époux et enfants, je découvre cette cigogne au travers de l'épaisse haie qui longe un petit canal. Je me prends pour Actéon surprenant Diane au bain. Heureusement, elle ne m'a pas fait pousser de cornes au front.



Quelques minutes plus tard, je trouve à nouveau une cigogne au beau milieu d'un grand champ. Est-ce la même ? Ma pudique Diane serait-elle devenue exhibitionniste ? Il y a de la noblesse dans son port de tête. On dirait comme une écharpe négligemment jetée sur les épaules, masquant en partie une robe dont on imagine qu'elle a connu des soirées de bal meilleures.


J'entends depuis un moment un tintement de clochette qui provient de derrière une de ces hautes haies de cyprès qui coupent le mistral. Le lendemain soir quand je commencerai ma remontée en moto vers le nord, je serai particulièrement heureux de ces coupe-vents qui me procuraient un peu d'accalmie dans les bourasques qui agitent ma moto et m'obligent à m'arc-bouter pour rester sur le dos de ma machine.

Le son est grêle et j'ai de la peine à l'associer au taureau qui porte la sonnaille quand j'aperçois le troupeau au bord du chemin. A cause des jeunes veaux, le troupeau est perpétuellement agité de mouvements browniens incompréhensibles. Heureusement une solide barrière ma sépare d'eux.



Le héron garde-boeufs ne semble pas du tout impressionné par le mastodonte qui doit être le chef du troupeau.




Le géant en question se déplace peu et lentement mais son air m'inspire le plus grand respect quand je le vois se pourlécher les babines en me regardant droit dans les yeux.



Ses cornes sont magnifiques avec leur côté clairement oriental mais je ne suis pas sûr qu'elles soient de forme canonique. Je vois mieux ses jeunes concurrents dans le rôle du taureau de combat.



Il reste qu'il est clairement le patron. Un jeune adulte ne le quitte pas d'un sabot. Un jeune écuyer qui attend son tour en apprenant les ficelles du métier ?


Entre-temps, le couvercle de nuages et de brume s'est levé.



Les aigrettes garzettes s'activent.




Les tamaris flamboient.


Rouge-gorges et autres passereaux pépient. J'ai bien essayé d'identifier mes prises mais c'est compliqué. Une grande flemme m'envahit. Quelle importance après tout de savoir qui est qui ? Leur beauté impersonnelle me suffit pour l'instant. Peut-être deviendrai-je un jour un collectionneur systématique comme ces photographes animaliers dont j'admire la science et les clichés impeccables. Pour moi, ce qui m'importe actuellement, c'est cette paix qui m'envahit devant ces multiples spectacles qui me donnent l'impression, romantique et en partie fausse, de baigner dans une nature belle comme au premier jour.




A partir de là, je ne sais plus qui est qui ?



Plus haut, les hérons s’éloignent à grandes battues d'ailes.



Mon œil glisse à la surface du champ voisin, le champ des taureaux. Ce que j'avais pris pour de grosses bouses de vache (de taureau, veux-je dire) s'anime. Ce ne sont ni des bouses, ni des taupinières mais une famille de ragondins prise de frénésie masticatoire et déambulatoire. Çà grouille, ça s'agite.




Ne suis-je pas surpris ? N'est-ce pas une surprise, une surprise amusante ? 

Une autre surprise, moins drôle, les moustiques. Même à la mi-novembre, il sont encore là ! Ils sont très localisés dans les fourrés, les marécages. Là des nuées se jettent goulûment sur vous qui aviez bien pensé aux produits anti-moustiques mais les aviez oubliés au dernier moment. En revanche, au milieu d'un chemin, même bien herbeux, rien à craindre. A cette saison, les moustiques sont casaniers.

Le premier qui m'agresse me pique sur le haut du crâne, comme pour me rappeler ce que j'arrive à oublier facilement, grâce à un mince liseré de cheveux  sur le haut du front, que mes yeux, placés plus bas, me font prendre pour une toison continue. Je suis chauve ! J'irai ce soir à Arles acheter ma bombe de dissuasion pour protéger demain mon crâne. En attendant, puisque le soleil est revenu, cap sur le parc ornithologique de Pont de Gau. 

Là, on est sûr de trouver des tas de spécimens de la faune classique de la Camargue. Ça ressemble un peu à un zoo en pleine nature mais cela permet de calmer rapidement la fièvre photographique afin de profiter plus sereinement ensuite du paysage et de ses hôtes. 

Je commence par une galerie de portraits faciles à réaliser de près. Les oiseaux sont habitués aux humains même si, aujourd’hui, il n'y a pratiquement personne, 




 


Je jette à peine un coup d’œil à la foule des flamands roses qui fait pourtant la réputation du parc pour m'éloigner rapidement de leur bruit infernal. J'y reviendrai plus tard.


Autour du grand étang du parc, les oiseaux sont moins nombreux, plus farouches, mais on les voit dans leur environnement. Un paysage qui vaut à lui seul le déplacement.



















Un mas, des roseaux, un vol de cygnes. C'est la Camargue. 



Quelques observatoires permettent d'attendre que les oiseaux, tout à leurs occupations, s'approchent de vous, l'air de rien. Une des grandes vedettes de ce jour, c'est l'avocette qui vient se laisser prendre plein cadre.







 Son long bec recourbé la rend facilement identifiable. Pas aussi long qu'il ne parait sur la photo suivante qui bénéficie d'un effet d'optique involontaire.



Quand elle sort complètement de l'eau, on comprend qu'elle mérite pleinement son nom d'Avocette élégante, avec ses longues pattes bleues et sa démarche de princesse précautionneuse.




Malgré son élégance et sa beauté, on reste un peu sur sa faim car il est très difficile de voir ses yeux. Noirs, ils se confondent avec les plumes de même couleur de la tête. Je n'aperçois clairement un œil que sur une seule photo grâce à un rai de lumière opportun. Si l'objectif, c'est de camoufler l’œil, le stratagème est totalement réussi.



Il serait peu scientifique mais esthétiquement pertinent de classer ces échassiers en fonction de la couleur de leurs pattes. Voici l'échasse blanche dont on remarque,plus le rouge de ses pattes que le blanc de son ventre. Elle est toujours restée à bonne distance.



L'aigrette garzette est remarquable, non pour ses pattes, mais pour ses pieds, d'un jaune kaki soutenu. La voici qui semble les cacher dans la boue, comme si elle en avait honte ou craignait qu'on la jalouse. Mais qu'elle s'envole, et elle ne peut dissimuler plus longtemps cette splendeur à laquelle on ne prête pas tout de suite attention, subjugué par la beauté de son plumage déployé.








Peut-être cette image vous convaincra-t-elle mieux ?


Je n'ai pas eu le temps de dé-zoomer pour la prendre en entier après l'avoir effrayée au point qu'elle partit avant même d'avoir pu avaler le ver qu'elle avait saisi dans son long bec noir.

La voici, tranquille, avant que je ne m'approche.


Je ne l'ai pas vue pêcher. Puis elle décolle sans pouvoir avaler sa prise de peur de la faire tomber. Désolé mademoiselle, je n'avais pas vu.





Les aigrettes garzettes sont très nombreuses autour de cet étang et particulièrement pittoresques avec leurs poses changeantes : fierté hiératique, débraillé de la coiffure ébouriffée, ou

laisser-aller de la toilette aux poses suggestives.







S'agissant de gambettes, la palme reviendrait naturellement aux flamands roses. Tout au moins quand ils sont roses. Sur l'étang, il n'y a que des jeunes. Aux pattes grises, donc. Curieuse espèce où les adultes sont plus beaux que les jeunes.


Dans le contre jour qui les stylise comme un paysage japonais, il n'est plus question de se demander la couleur de leurs pattes.




Poins spectaculaires, les chevaliers cul blanc s’agitent à la lisière de l'eau.



Me voici de retour dans le vacarme des flamands roses. Ce n'est plus, pourtant, l'époque des parades amoureuses, comme au printemps (cf. http://www.leschroniquesdemichelb.com/2015/03/mars-en-camargue-2eme-partie.html).

Cette fois-ci, on a l'impression d'assister à quelque cérémonie d'un culte étrange et incompréhensible pour les non-initiés. Certains flamands étendent lentement leurs ailes tout en se dressant de toute la hauteur de leur long col, tandis que tous les autres semblent s'étirer à l'unisson en signe d'adhésion.


Puis c'est un autre qui prend le relais.


De temps en temps de brusque bagarres éclatent. On "montre les dents" si j'ose dire, sans aller plus loin dans l'agression et la colère retombe aussi vite qu'elle est montée.


J'avoue ignorer totalement le sens de toute cette pantomime. Tout ce que je peux dire, c'est qu'ils font un vacarme épouvantable. Juste à côté un goéland semble importuné par tout ce raffut et donne lui aussi de la voix. En pure perte.


Une fois sorti de ce petit coin où s'entasse des dizaines de flamands dans une promiscuité incompréhensible car on ne la retrouve nulle part ailleurs, on retrouve les activités calmes habituelles : faire sa toilette, filtrer l'eau pour se nourrir, déambuler avec majesté, voire une prétention bien affirmée.














Le soleil couchant offre de jolies lumières sur ces corps déjà si beaux.









De temps en temps, l'un d'eux prend son envol et s'éloigne vers je ne sais où. Quelques minutes plus tard, c'est son voisin qui fait de même. Vers la même destination ? Je ne sais. J'ai pourtant l'impression qu'ils font partie d'une même communauté. L'image qui me vient, c'est celle d'un lâcher d'avions de chasse depuis le pont d'un porte-avions car les envols sont réguliers, comme s'ils étaient commandés par une horloge secrète.

Le décollage est toujours aussi spectaculaire. On a peur qu'ils ne s'emberlificotent leurs grandes jambes, qu'ils basculent sur l'avant avec leur long cou dressé à l'horizontale. Mais rien de cela ne se produit. On ne les voit plus qu'en ombres chinoises tandis qu'ils traversent l'axe du soleil. Puis les voici, impériaux, dans le ciel bleu.








Un dernier regard vers le pont d'envol et ils disparaissent.



Moi aussi, je vais rejoindre des horizons plus larges, sur les bords de l'étang de Vacarès en empruntant la piste des Cinq Gorges. Ici tout n'est que calme et sérénité. Même les goélands s'interdisent de crier. Les cormorans, les aigrettes, les flamands traversent sans un bruit la vaste scène où ciel, étang et terre se rejoignent.







La terre s'éteint progressivement  tandis que vers le large subsiste comme une promesse de lumière pour demain.