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dimanche 17 mai 2015

Le grand écart : de l'abbaye du Thoronet à Notre Dame de La Tourette

Quelques photos pour partager cette impression curieuse d'avoir trouver le même plaisir à visiter, en l'espace de 24 h, ces 2 monuments si différents et tenter de comprendre comment cela se peut.

C'est la 1ère fois que je tentais cette expérience pour refaire, en quelque sorte, l'itinéraire spirituel de Le Corbusier qui s'était effectivement rendu au Thoronet au moment où il réfléchissait aux plans du couvent de La Tourette. J'avais déjà visité ces 2 monuments. Le Thoronet, je l'ai arpenté plusieurs fois avec toujours une grande émotion. Rien d'étonnant car tout concourt à vous transporter, la majestueuse simplicité de l'architecture, le soleil de la Provence et même les souvenirs de l'enfance bercée par la liturgie chrétienne, petite nostalgie de l'athée devenu. Pour Notre Dame de La Tourette, la magie est moins évidente et je n'avais pas gardé un souvenir impérissable d'une visite pendant les années 80 lors de quelque conférence sur le patrimoine. Il est vrai que le monastère était à l'époque en piteux état, le béton lépreux, les couleurs disparues.

Le temps de cette fin d'avril n'était pas très propice, mais l'enchantement fut pourtant au rendez-vous. Prenons les choses dans l'ordre. Voici l'abbaye du Thoronet.



Je n'aurais pas l'outrecuidance de vous accompagner pendant la visite, même si, pour notre part, nous avons suivi avec plaisir  le guide qui emmena notre petit groupe pour un tour finalement plus intéressant que je ne l'imaginais. Je préfère laisser parler les photos.


Comme à La Tourette, le terrain est en pente. 
Ici, on s'adapte à la pente, là-bas, on l'annule par une construction sur pilotis. 

Au dessus de la travée est, le dortoir des moines. 

On retrouvera dans la salle capitulaire ces traces émouvantes des rochers
 sur lesquels le monastère est construit. 







Le lavabo, dont seul la cuve du bas est d'origine.
Mais la reconstitution est, paraît-il, fidèle. 


La salle capitulaire. Les rochers affleurants imposaient l'installation d'une estrade en bois, 
alors que de l'autre côté, les gradins sont de pierre.


Je perçois toujours ce surgissement du rocher brut comme une marque de respect du maçon
 pour la nature d'où il tire son ouvrage.

La belle croisée d'ogive à l'angle des côtés est et nord du cloître.

Le bonheur d'un rayon de soleil sur le côté est, depuis le haut des marches du côté sud.

Le côté ouest, plus récent, en berceau légèrement brisé.

L'église. Le guide (une femme) avait une jolie voix, nous faisant sentir l'exceptionnelle réverbération du lieu qui rend la parole difficilement intelligible mais le chant magnifique.

On retrouve à La Tourette ces emboîtements de volumes qui s'inscrivent les uns dans les autres.
En voici un autre exemple tout simple.


J'ai succombé aussi au charme de cet arc inscrit dans un autre, évoquant l'art arabe des omeyyades.


Sans parler d'un simple mur, comme celui du bâtiment des frères convers.


Notre chemin jusqu'à La Tourette a frôlé l'abbaye de Silvacane, sans un arrêt même furtif car il fallait trouver un gîte pour passer la nuit (ce fut à Bonnieux dans un hôtel dominant la plaine).

Lueur rouge juste au dessus du château du marquis de Sade.

En revanche, le lendemain, il n'était pas possible de ne pas sacrifier au plaisir, un peu pervers en ce cheminement religieux, de s'arrêter au château du marquis de Sade, à Lacoste. 






La partie habitable du château appartenant à Pierre Cardin.

Un coup d’œil à l'abbaye de Senanque, pour se remettre dans l'ambiance...



et nous arrivons à temps pour l'une des 2 visites hebdomadaires du couvent.



L'église qui ferme au nord le quadrilatère du couvent.

La pyramide de la chapelle des étudiants qui rappelle le lavabo du Thoronet (dont je n'ai pas photographié la maçonnerie extérieure !)

 A gauche, le toit triangulaire de l'atrium.
A droite, la descente en pente douce vers l'église.

Au dessus de la rampe de l'église, l'étage coloré  des dominicains auquel on n'a pas accès. 





 L'atrium

Le rythme des menuiseries que je retrouverai une dizaine de jours plus tard à la piscine de Firminy.

Un autre exemple dans la salle capitulaire :


.... ou ici encore.


... et là (avec ma pomme en Hitchcock au petit pied)



Parmi les nombreuses attentions que l'on ne repère pas au premier coup d'oeil, en voici une particulièrement touchante : pour rompre la monotonie du long couloir (côté est et côté sud), la vue depuis la mince fenêtre à hauteur d'homme (pas comme dans les TGV où l'on s'est donné beaucoup de mal pour rendre la vue impossible) est coupée par cette pierre qui avance. Ainsi le spectacle change au fur et à mesure de la progression.


Un autre exemple, dans une cage d'escalier sombre :


La longue rénovation que vient de connaître le couvent (6 années) a permis de restaurer les couleurs que je n'avais pu admirer lors de ma précédente visite.

 Depuis la chapelle des étudiants.

Dans le réfectoire. 

De la salle capitulaire vers l'atrium.

Les circuits, volontairement apparents, bien avant Beaubourg, ont retrouvé leurs couleurs par nature de fluide, eau rouge ou bleue suivant la température, électricité noire.


C'est dans la crypte que la couleur éclate avec force.

On descend la longue rampe qui est comme une invite.

 Sur les présentoirs, des maquettes des étudiants de l'Ecole d'architecture de Nancy. Dommage !

On ouvre la grande porte dissymétrique dont le profil dessine une croix de lumière avec la meurtrière de l'église. 



En arrivant dans l'église, chacun de notre petit groupe  plus passionné d'architecture que de religion, pousse un irrépressible "Ah !" d'admiration tant le choc visuel est grand. Malheureusement, malgré de nombreux essais, je n'ai pas réussi à recréer cette impression.


Cette impression résulte sans doute des dimensions de l’édifice qui surprennent par contraste avec les mensurations plus humaines du couvent mais aussi de la lumière très particulière qui tombe indirectement des murs.







La crypte n'est pas située en dessous de l'église mais en contrebas de celle-ci. Les couleurs en sont rutilantes, presque agressives.


Le dominicain qui nous accompagne nous explique que ces nombreux autels étaient nécessaires lors de la construction du couvent peu avant le concile de Vatican 2 : chaque dominicain devait alors dire individuellement sa messe quotidienne. Depuis la messe est collective et les autels inutiles>. 

La crypte est le seul endroit du couvent où l'on peut voir un mur courbe. Je ne sais quelle était l'intention de l'architecte. Personnellement j'y vois comme une intrusion de la nature dans ce monument fabriqué par un homme : la ligne droite n'existe pas dans la nature (sauf dans l'horizon marin) et cette courbe irrégulière me rappelle les blocs de pierre du cloître ou de la salle capitulaire du Thoronet. Comme si le bâtiment devait, malgré tout, s'adosser, s'appuyer à une nature qu'il rejette à l'extérieur comme un spectacle pour les yeux.



Une semaine plus tard, je me retrouvai, par un hasard malheureux (le décès d'un parent) à passer près d'un autre chef d'oeuvre de Le Corbusier, Firminy. Personne ne m'attendait, l'autoroute promettait d'être très chargée en cette veille de grand pont du mois de mai, je décidai de faire le détour quitte à arriver fort tard à ma destination.

Cette fin d'après-midi, oh miracle !, était particulièrement magnifique, avec une lumière comme on en voit pas 10 jours par an. 

Je commençai par tourner autour de l'église. il était trop tard pour la visiter. Elle est d'ailleurs visiblement peu utilisée et ses alentours servent d'abris aux jeunes du quartier venus fumer ce qui ne semble pas être du tabac classique.


L'église est toute neuve, Le Corbusier ne la vit jamais puisque la construction démarra après sa mort  et fut interrompue pendant plus de 30 ans avant de s'achever en 2006.

 Seul motif décotatif : les gouttières de béton.

L'accès à l'église. Au 1er étage, au dessus de ce qui devait être des salles paroissiales. 

Une fenêtre d'angle. 



Juste à côté la piscine qui ne fut pas construite non plus par Le Corbusier mais dont il ne peut renier le dessin.


Le rythme des carreaux de verre, si typique. 

Depuis la galerie colorée. 


Une surprise visuelle, comme souvent : un brusque aperçu sur la piscine, entre 2 murs.

Derrière cet ensemble constitué de l'église et de la piscine, le stade, actuellement en cours de rénovation. Partout on s'est activé pour être à l'heure du cinquantenaire de la mort du grand homme. Au stade, c'est un comble, on est à la traîne.

Le stade et, au fond, la Maison de la culture. (et derrière encore le cimetière).


 Les accès, actuellement condamnés, dans leur belle simplicité
Le "Modulor" a encore frappé, ici aussi.

J'ai longuement tourné autour de la Maison de la culture, tant la lumière était belle et le bâtiment inouï.

La Maison de la culture, seul édifice qu'il ait non seulement dessiné mais construit, est bâti sur sur une ancienne carrière, d'où les blocs de pierre apparents, contraste qui me touche toujours, comme au Thoronet. 

Sur le pignon, une fresque conçue par Le Corbusier.
Le toit est constitué de plaques de béton posés sur des câbles d’acier, d'où sa forme audacieuse.


Le toit est parallèle à celui de l'église. 

 Gràce à son célèbre parti pris de construction sur pilotis, la lumière traverse le bâtiment.

La nature est partout présente, magnifique en ce début mai.




Un des bancs de béton qui parsème le site.
J'ai manqué plusieurs fois de ma casser la figure en montant sur leur arrondi pour photographier.

Sur la colline, l'Unité d'habitation.

Je ne suis pas monté jusqu'à l'Unité d'habitation. Il était déjà tard et mon arrivée devait déjà se situer vers 2 h du matin. D'ailleurs, j'en avais visité une 2 ans plus tôt qui venait elle aussi d'être rénovée, celle de Briey près de Metz. C'était l'automne.









L'immeuble se dresse au milieu d'une forêt  que sa conception, en hauteur et dense, a permis de préserver.

La construction sur pilotis laisse entrer la nature.




En terminant ce petit voyage, du sud-est au nord-est, je prends conscience d'une autre continuité que celle de l'architecture. Et si ce voyage était placé sous le signe de la violence ? De la violence pleine de bonnes intentions, peut-être, mais de la violence tout de même. Si ma petite plaisanterie sur la marquis de Sade faisant le point entre les moines cisterciens et Le Corbusier des églises et des couvents, n'en était pas une ?

En effet...

Bernard de Clairvaux, le fondateur de l'ordre des Cisterciens, a prêché la croisade contre les Albigeois, en demandant qu'on extirpe par le glaive l'hérésie des Cathares. Ce qui fut fait avec la cruauté qu'on sait.

A la même époque,  Dominique de Guzman fonde l'ordre des Dominicains pour lutter, en principe par la persuasion, contre toutes les hérésies mais son ordre sera le maître d'oeuvre de l'Inquisition qui n'a pas hésité à renforcer par la torture la puissance, limitée, de la parole persuasive. Malgré l'air bonhomme et jovial de notre cicerone dominicain  dans le couvent  de La Tourette, j'avoue avoir pensé à ce lugubre passé.

Quant au Corbusier, de nombreux ouvrages insistent maintenant sur ses sympathies fascistes et même pour le Hitler des débuts.

Faut-il, pour autant, jeter tout cela dans les oubliettes de l'Histoire, l'oeuvre avec l'homme, juger le passé avec les lunettes du présent. Je ne le crois pas. Ne succombons pas aux prestiges de la pureté fanatique. Un peu de mesure, comme aurait dit les Grecs de l'Antiquité.

Finissons donc en riant, y compris des tragédies que nous autres humains adorons provoquer. J'ai toujours préférer l'humilité de la dérision à la pose grandiloquente du tragique.

Lors de ce court voyage du printemps 2015, un siècle après la boucherie de la Première guerre mondiale, je me suis arrêté le temps d'une photo à Cotignac, près de l'abbaye du Thoronet. Un joli village construit à flanc de falaises, avec un étonnant monument aux morts.


C'est un des plus étranges monuments aux morts que j'ai jamais vu et dieu sait que j'ai une belle collection de monuments glanée au fil des années. Je ne sais quelle était l'intention du sculpteur. Elle ne me semble pas très claire.

Le contexte militaire  est évident : c'est un poilu dont seule la tête émerge du parapet de la tranchée. Il est complètement harnaché pour le combat.



Il tient même une grenade en main et semble attendre le moment opportun pour la lancer. Une ruse ? Il a l'ait patelin plus que guerrier. Il laisse venir benoîtement l'ennemi ?



Pourtant, je ne peux m'empêcher de voir tout autre chose qu'une posture guerrière. La tête est très réaliste et pour cause. C'est le portrait d'un véritable poilu, Antoine Pascal, mort à 40 ans, le 28 octobre 1918, 15 jours avant l'armistice. Cette proximité avec la fin de la tuerie, rend encore plus émouvante cette mort, mais ce n'est pas la raison du choix de cette victime par la municipalité de l'époque. Son nom fut tiré au sort et le hasard fit bien les choses.

Quant à son attitude, j'y vois celle d'un enfant grimpé sur l'appui d'une fenêtre, mi-étonné, mi-terrorisé. Et j'aime bien cette idée de l'homme-enfant, de l'homme resté malgré tout un enfant.


Vu le côté baroque du monument, on ne s'étonnera pas des noms de ses auteurs :  le sculpteur s'appelait L'Homme et le maçon Boeuf !

Intrigué par cette oeuvre curieuse, j'ai cherché sur le net des informations. J'ai trouvé une pétition :  "NON, AU NÉO-VANDALISME MUNICIPAL DE COTIGNAC, DES VILLAGES DE PROVENCE ET D’AILLEURS : NO PASARAN !" pour empêcher le déplacement  du monument aux morts. Elle n'est pas datée mais doit remonter au début des années 90 lors de l'arrivée d'un nouveau maire qui est toujours là, 25 ans après. Le style est impayable mais elle a dû être efficace car le monument est toujours là et, semble-t-il, à la même place. Le rédacteur va jusqu'à utiliser tous les morts de la commune dont les noms sont gravés sur le monument : ce sont, écrit-il sans rire, les premiers signataires de la pétition ! 

Il faudrait pouvoir rester à Cotignac car c'est un beau village provençal aux rues très étroites (en m'aventurant en voiture dans ses ruelles, j'ai eu quelques frayeurs de devoir faire demi-tour). C'est un village plein d'anecdotes avec d'autres traits amusants. Un exemple : Louis XIV serait venu en pèlerinage avec sa mère Anne d'Autriche  jusqu'à l'église Notre Dame des Grâces de Cotignac pour remercier le ciel d'avoir permis à son père Louis XIII  d'avoir enfin un rejeton (Louis XIV) avec Anne d'Autriche après 20 ans de stérilité. Je n'ai pu vérifier la réalité de ce voyage mais après tout pourquoi pas voir dans tout cela la main du ciel. Quel pays étrange ! ?