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dimanche 27 février 2011

Iran, années 70. 6. Isfahan

Isfahan (ou Ispahan comme on le dit en France) est la 3ème ville d'Iran, après Téhéran et Meched (la ville sainte de l'est), mais c'est la plus belle et une des villes connues dans le monde entier pour ses monuments construits essentiellement lorsqu'elle était la capitale des Safavides au XVIIème-XVIIIème siècle. J'y suis allé au moins 2 fois, notamment lors des vacances de fin d'année 1971-1972, lorsque nous étions descendus jusqu'au sud de Chiraz avec 3 voitures. J'y reviendrai. Pour l'instant arrêtons-nous un moment à Isfahan, sans distinguer entre mes différentes visites.



On découvre la ville, comme d'habitude en Iran, j'en ai déjà parlé, après une longue randonnée sur le plateau iranien quasi-désertique. Seule animation du paysage, les montagnes (les Monts Zagros), aussi sèches et désertiques, ne sont jamais loin. Autre curiosité, peu spectaculaire par ce qu'on en voit, mais époustouflante par le travail qu'ils ont exigé et qu'ils continuent à demander : les qanats (q prononcé comme un r guttural), ces canaux souterrains qui acheminent l'eau sur des dizaines de kilomètres et dont on aperçoit de loin en loin les puits d'accès pour l'entretien. Ils ont assuré la suffisance alimentaire et la  prospérité  de l'Iran depuis l'Antiquité.

Situé dans une vaste cuvette traversée par l'une des rares rivières permanentes du pays, culminant à plus de 1500 m d'altitude, Isfahan connait des écarts de température très importants, ce qui, représente pour moi un des charmes du plateau iranien : entre -10° et + 40° suivant les saisons ainsi que des des différences très sensibles dans la journée : il gèle dans la nuit et on bénéficie d'un bon 20° au soleil à midi ; nous l'avons expérimenté lors de notre séjour à Noël 1971.


Le pont Khaju, édifié vers 1650.

Voici un autre pont plus modeste, sur lequel on circule sans le moindre parapet.



Ce spectacle de l'eau aux abords d'une ville importante est tout à fait exceptionnel en Iran. La rigueur de l'hiver peut aussi étonner. En témoignent ces plaques de glace dans le bazar.

Chaque fois que je vois cette photo, je m'amuse de l'attitude de cette cette jeune fille qui court, avec son tchador, sans craindre de glisser sur la glace. Dire qu'elle est sans doute grand mère.

Mais il est temps de commencer notre ballade dans la ville. La voici vue des toits. On prend ainsi  conscience de son environnement montagneux.


Au fond, la plus ancienne mosquée (11ème siècle), la Mosquée du Vendredi.
Là, vers le sud-ouest, la cuvette s'ouvre sur l'infini du plateau iranien.

 Vue prise du palais Ali Qapu. A gauche la place du Shah (en 1971)
devenue la place de l'Imam Khomeiny.
Au fond la mosquée du Shal devenue la mosquée de l'Imam.

On voit bien sur cette photo une des caractéristiques de la décoration d'Isfahan où contrastent brutalement des façades richement décorées, sans le moindre espace nu et, juste à côté, la rue poussiéreuse en briques. On se croirait devant ces architectures russes où des façades magnifiques donnent sur le vide.

Ceci est un minaret, pas la cheminé d'une briquèterie.

On peut juger ce contraste de diverses manières. Pour moi, c'est la vie qui s'invite dans l'univers embaumé des gloires passées. Il y a 40 ans tout au moins, les visiteurs étaient rares, la ville, même au centre stratégique de la Place du Shah, vivait. Les bus que l'on voit sur cette photo de la place prise en tournant le dos à la Mosquée du Shah, ne sont pas cars de touristes, mais véhicules décatis des transports urbains.


Cette place est parait-il une des plus grande du monde, 500m de long (cliquez sur ce lien pour en voir la photo sur Google Maps). Elle est encadrée sur 3 côtés par 3 monuments majeurs. A l'aplomb de l'endroit où cette photo a été prises, le palais Ali Qapu.


C'est un charmant pavillon dont on imagine qu'il est conçu pour le plaisir et d'abord pour le plaisir des yeux, avec la vue magnifique qu'offre sa terrasse au toit soutenu par de minces colonnes de cèdre. L'élégance prime le monumental ostentatoire, le raffinement est préféré à la démonstration de puissance, à l'instar de ce qu'il y a de plus beau dans l'architecture arabe.

Vous me direz que l'édification d'une place gigantesque témoigne d'une certaine folie des grandeurs. Pas sûr. C'était d'abord un énorme caravansérail avec son mur continu de boutiques. Ensuite, elle servait de terrain de polo, ce jeu inventé précisément à la cour de Perse. Pouvoir politique, commerce et distraction coexistent selon un schéma bien différent de l'Europe où l'on a distingué assez vite non seulement l'Etat de l'Eglise mais aussi les différentes sphères de l'activité des hommes. D'où notre sentiment d'une certaine confusion devant cet enchevêtrement de fonctions, nous qui pratiquons si volontiers la ségrégation spatiale.

Contrairement à ce qui se passe en Europe, le polo en Iran est un sport populaire, sinon par ses pratiquants, tout au moins par ses spectateurs, comme j'ai pu l'observer une fois dans la banlieue de Téhéran. Depuis quelques années, les femmes ont à nouveau la possibilité d'y jouer, ainsi que le rapporte cet article vu sur le site de la BBC et daté de septembre 2005. La gent masculine y met deux conditions toutefois : elles ne doivent pas jouer contre des équipes masculines (si elles les battaient, ces pauvres chéris) ; elles doivent surtout porter un long manteau et le foulard islamique, ce qui ne doit pas être très commode dans un sport aux changements d'allure et de direction aussi vifs.



En 1971, le palais avait besoin d'une sérieuse restauration, même s'il laissait entrevoir sa beauté passée.



En face du palais, de l'autre côté de la place, la mosquée du Sheikh Lotfollah, sans doute le monument le plus gracieux avec ses proportions modestes et la fantaisie de son léger biais par rapport à l'axe transversal de la place. Nous voici loin de la rigueur du "jardin à la française".

La mosquée du Sheikh Lotfollah, prise depuis la terrasse du palais.

Le petit liseré de glace sur la face nord de la mosquée renseigne sur les températures nocturnes même s'il fait très doux ensuite.

J'avais  naturellement photographié le superbe plafond de la salle de prière mais, est-ce l'émotion ?, ma photo est floue. Heureusement Wikipedia me sauve la mise avec cette image qui montre bien l'originalité de cette oratoire réservé autrefois à la famille royale.


Je note au passage qu'il était possible de rentrer sans la moindre restriction dans toutes les mosquées d'Ispahan ou de Chiraz (non à Qom ou Meshed, comme je l'ai déjà signalé), sans autres restrictions qu'une tenue correcte. A Chiraz, les femmes de notre groupe ont dû revêtir des tchadors prêtés, comme à Saint Pierre de Rome, après tout.

Enfin, au sud de la place se dresse l'énorme masse de la mosquée du Shah avec ses 4 iwans, et ses cours  nombreuses. Tôt le matin, dans une légère brume, elle est encore plus majestueuse.












Tous les panneaux de mosaïque sont différents et méritent l'attention même si l'on n'en comprend pas la calligraphie religieuse.




Ces mollahs savent-ils que dans moins de 8 ans, ils seront au commande de leur pays pour satisfaire leur vieux rêve d'un État théocratique ?

Mais revenons vite aux monuments civils, en écoutant Omar Khayyam, le grand poète persan du XIème siècle, capable, mieux que d'autres, de nous guérir de toute inquiétude métaphysique :

"“ Allah est grand !” . Ce cri du muezzin ressemble à une immense plainte.
Cinq fois par jour, est-ce la Terre qui gémit vers son créateur indifférent ?"
 ou encore :
« Puisque notre sort, ici-bas, est de souffrir puis de mourir,
ne devons-nous pas souhaiter de rendre le plus tôt possible à la terre notre corps misérable ?
Et notre âme, qu'Allah attend pour la juger selon ses mérites, dites-vous ?

Je vous répondrai là-dessus quand j'aurai été renseigné par quelqu'un revenant de chez les morts. »

Heureusement, la pénombre redonne à la ville son atmosphère des Mille et une Nuits.



Si parmi les mosquées, c'est celle du Sheikh Lotfollah que je préfère (peut-être parce qu'elle ressemble, je m'en avise maintenant, à une église !), c'est le Tchehel Sotoun qui a mes faveurs parmi les monuments civils. Ce palais, placé au milieu d'un jardin avec une grande pièce d'eau, se trouve à quelques encablures de la place. Il servait, parait-il, de salle d'audience pour les visiteurs et ambassadeurs étrangers.





Son architecture ressemble sur de nombreux points à celle du palais Ali Qapu mais, à l'intérieur, une différence majeure saute aux yeux. Est-ce l'effet de sa fonction officielle ? Les rinceaux d'arabesques et de fleurs du palais Ali Qapu sont ici remplacés par de magnifiques scènes de genre qui évoquent des moments d'histoire mais aussi et surtout les plaisirs du vin, de la bonne chère et de l'amour.


 Ce quatrain d'Omar Khayyam, n'est-ce pas la maxime de ces buveurs ? 
Remarquez à droite l'un des "compagnons ivres".

"Bois du vin... C'est lui la Vie Eternelle,
C'est le trésor qui t'est resté des jours de ta jeunesse :
La saison des roses et du vin, et des compagnons ivres !
Sois heureux un instant, cet instant, c'est ta vie."  R 36



"J'ignore si celui qui façonna mon être
M'a préparé une demeure dans le ciel ou l'horrible enfer,
Mais, un peu de nourriture, une adorée et du vin sur le talus d'une verte prairie,
Cela c'est de l'argent.... Garde pour toi le ciel auquel tu fais crédit." R40

A l'occasion de cet article, j'ai relu en partie les quatrains d'Omar Khayyam. Certains sont répétitifs mais beaucoup sont étonnants. Il faudra que j'y revienne.

Quand j'ai visité le Tchehel Sotoun, il avait bien besoin de restauration, comme ne témoignent ces plafonds qui ont dû être magnifiques.




Cela a dû être fait. Voici une photo récente (Wikipedia) :


Reste le 4 ème côté de la place qui ouvre sur le bazar. On me pardonnera peut-être mes photos floues qui restituent, malgré tout, un peu de l'ambiance.





De grandes cours s'ouvrent sur les allées voûtées, recouvertes de toile comme un cirque romain.


Des artisans travaillent devant les chalands.


En périphérie des grandes arcades, on trouve sur plusieurs étages, les entrepôts des boutiques, aussi pittoresques que les allées de magasins.



Sortons pour flâner dans les ruelles. Voici celle des chaudronniers et son joyeux tintamarre. Les techniques sont sommaires et "l'huile de coude" est le principal produit chimique utilisé. Il ne s'agit pas d'un artisanat à destination des touristes mais de la fabrication d'ustensils de la vie quotidienne.








Mais il est temps de quitter Isfahan pour aller vers le sud, Chiraz et les nomades qachqaïs, en laissant dernière nous cette dernière image touchante d'un grand père et d'un petit fils s'entraidant affectueusement malgré leur extrême dénuement.