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lundi 31 janvier 2011

Chamois, es-tu là ? 1ère partie : Non !



   Cette dernière semaine de janvier a été merveilleuse et j'en ai profité pour sortir les raquettes à la recherche des chamois et bouquetins dans leur livrée d'hiver. Dans le Boréon, au nord de Saint Martin-Vésubie, j'espérais rencontrer des bouquetins. J'en avais observé en mai. Deux jeunes mâles qui faisaient équipe.



Je me rappelle les avoir aperçus pendant que je déjeunais, moi aussi, assis sur un rocher. Ils avaient mis du temps à me repérer, trop occupés à rechercher une nourriture bien cachée.


Ils avaient fière allure et respiraient la santé, malgré les longs mois d'hiver. Pas comme ce vieux mâle rencontré un mois plus tard en redescendant du refuge de Nice et qui n'avait pas encore perdu son pelage d'hiver.
 

Le temps était idéal, ensoleillé et froid après des chutes de neige, déjà anciennes, mais abondantes. Les versants bien exposés étaient déneigés jusque vers 1500 m, mais la glace témoignait de la température : agréable au soleil, elle devait être très basse la nuit venue.


 Curieuse cascade de glace, aperçue en bordure de route : elle sourd de la prairie !


J'avais oublié ma carte et dans mon impatience à commencer ma ballade, je me suis trompé et j'ai enfilé la vallée qui remonte vers le col de Salèse, au lieu de celle grimpant vers le refuge de Cougourde, au bas duquel j'avais vu mes bouquetins. J'ai laissé ma voiture à 1600m, à côté de 3 voitures, oh horreur ! J'ai d'ailleurs rencontré leurs propriétaires lors de leur descente, tandis que je montais encore : un skieur passé trop loin, puis un solitaire comme moi et enfin deux hommes dont l'un d'eux, intendant d'un domaine appartenant  à Gabrielle de Savoie, sans doute le château de Balsan au dessus de Cap d'Ail, nous a permis d'évoquer le passé italien de cette vallée, tout en "philosophant" sur le sujet suivant : valait-il mieux paresser dans ce château, avec ses piscines, sa piste d'hélicoptère, mais entourée d'une double enceinte de protection, ou se ballader dans cette montagne offerte à tous ?

Rentré dans mon plus modeste chez moi, j'ai voulu me renseigner sur cette descendance des rois d'Italie et j'ai eu le plaisir de trouver un lien improbable entre les articles de mon blog fouillis : le shah d'Iran aurait envisagé un mariage avec la princesse catholique, de quoi révulser tous les bigots d'Italie et d'Iran.

Tout ceci pour dire que 4 personnes rencontrées, cela restait raisonnable. On est même content de pouvoir bavarder un moment, tant le silence est total. Bien avant 14h, je savais ainsi que j'étais totalement seul pour continuer ma ballade.

Après un kilomètre sur la route (enneigée et fermée) qui monte au col, on emprunte un petit chemin encaissé. Il est près de midi et le soleil ne peut y pénétrer.





On longe un petit torrent affluent du Boréon.




Puis le paysage s'élargit à partir de la vacherie de Salèze.

La hauteur de la neige sur le balcon donne une idée de l'intensité de la chute. Le torrent parait , lui aussi, plus sympathique. 


Puis il finit par disparaître sous la neige.


Les mélèzes remplacent pour l'essentiel, les épicéas, offrant une forêt très aérée qui me rappelle les fins de randonnée à ski d'autrefois autour de la Meige ou du mont Vigo. On comprend que les chamois préfèrent, en hiver, le couvert plus épais des sapins.



Certains vénérables mélèzes ressemblent à ces arbres marcheurs du Seigneur des anneaux. J'ai oublié leur nom mais Samuel ou Mathieu, sauraient me le souffler immédiatement avec ce haussement d'épaule à peine esquissé que l'on adresse aux ignares, fut-il leur grand-père.

Vus de loin, ils semblent uniformément gris, mais si l'on veut bien regarder d'un peu plus près, la couleur éclate.




Voici le col de Salèse (2043 m). Un dernier regard en arrière pour voir d'où l'on vient.


Et l'on se trouve en face du vallon de Mollières.

La montagne qui ferme la perspective, c'est le mont Saint Sauveur. On peine à imaginer, derrière sa crête, l'agitation d'Isola 2000. 



La route descend doucement vers le village abandonné de Mollières, situé à 1500 m d'altitude. Ce hameau, plutôt, qui comptait une petite centaine d'habitants, est déserté l'hiver depuis les années 60. La route qui le dessert (et que j'ai emprunté au début de la ballade, sur quelques centaines de mètres) est récente, mais coupée tout l'hiver puisqu'elle passe par le col de Salèse, à plus de 2000m, alors que l'accès se faisait auparavant par un chemin muletier montant depuis la Tinée et bien moins enneigé.

Ce hameau a connu une histoire originale. Lors du rattachement de la Savoie et du Comté de Nice à la France en 1860, Mollières resta italien, à la demande du roi Victor Emmanuel II. Grand chasseur de chamois, il voulait pouvoir parcourir la montagne sur ses 2 versants. Napoléon III, accepta, en contrepartie d'une partie de la vallée de Roya (Saorge, Sospel sont ainsi devenus français), au mépris de toute considération stratégique. On peut sourire de ces amabilités entre monarques, qui allaient compliquer considérablement la vie des habitants, mais le Parc national en tire, en partie, son origine.

Pendant près d'un siècle, jusqu'en 1947, Mollières se vit coupé de son arrière-pays naturel, Saint Sauveur et la Vallée de la Tinée, relativement accessible alors que pour rejoindre les vallées italiennes, il fallait franchir le col de Fremamorte, à plus de 2500 m. Le gouvernement italien accepta, pour limiter les conséquences fâcheuses du caprice royal, de créer une zone franche et d'autoriser certains échanges avec la France. Il fallait notamment régler la question de la transhumance des bêtes que l'on dota de "papiers" : des acquits à caution, engagés par des Français,  permettaient de s'assurer du ré-import des animaux baladeurs.

Un site officiel sur Mollières donne de nombreux détails sur ce village dont j'ai aperçu les toits au loin. Il raconte notamment l'exode de la population en juin 40, obligée par l'armée italienne de se réfugier en Italie lors de sa courageuse tentative d'invasion de la France déjà écrasée par les Allemands. Ils n'allèrent pas bien loin puisque les colonnes d'Alpini qui passèrent par là furent arrêtées sur la Tinée près d'Isola par les chasseurs alpins français. Mon oncle Henri Dufour (Riquet), chef d'une section d'éclaireurs-skieurs, était tout proche. J'ai appris aussi que le village fut incendié par les Allemands le 7 septembre 1944 pour enlever tout refuge aux partisans français mais aussi italiens. Difficile d'imaginer toute cette violence dans une nature aussi paisible et aussi silencieuse.

Je quitte ce vallon, pour remonter vers la droite dans la vallée qui s'ouvre au pied du mont Giegn (2888 m).


Ce sommet semble bien moins impressionnant, sous cet angle, que la Caïre Pountu qui a de faux airs d'Aiguille Verte.



En fait, quand je me trouverai derrière lui, cette montagne ne sera plus effectivement qu'un gros cairn.


Lorsque je fus là, vers 2350m, je sus que je m'étais trompé. Mes interlocuteurs de rencontre m'avait appris l'existence du Lac Négre que j'ignorais jusque là : "vous montez au lac Nègre ?". Je n'allais pas dire le contraire. Malheureusement, j'ai pris à droite du Caïre Pountu au lieu de prendre à gauche. C'était beau malgré tout et il était trop tard (et j'étais trop fatigué) pour tenter de trouver ce foutu lac qui ne méritait sûrement pas son nom ce jour-là.

Passé cette sorte de petit col,

 le paysage s'élargit et l'on rêve de s'y promener à l'infini.






On a envie de se diriger partout où le regard se porte. Mais je dois me rendre à l'évidence : il n'y a sûrement pas de lac dans ce coin.


Il faut donc rentrer car il est déjà tard. Il fera nuit noire quand je retrouverai ma voiture, toute seule, cette fois-ci.

A ce moment j'avais oublié tout espoir de trouver un lac mais aussi le moindre animal. Si la ballade fut superbe, cela tint à la flore mais pas à la faune. A part quelques choucas et d'insouciantes mésanges huppées, je ne vis que des traces et encore, des traces de petits animaux..

Trouverez-vous la mésange huppée que ma venue fait s'envoler ?

La voici rapprochée par le recadrage.


En retraversant le petit pont sur le torrent, j'ai vu aussi des traces, de lapin et d'autres petits mammifères que je n'avais pas remarquées à l'aller, mais rien de bien excitant. Je vous en donne la photo uniquement pour vous faire partager la beauté de la neige.

Curieux pont que l'on franchit, du fait de l'épaisseur de la neige,  les chevilles à la hauteur du garde-corps.






Mais le jour baisse sérieusement et j'ai encore une jolie trotte à faire. Alors je file.


Enfin, me voici à la voiture. Il était temps.



Mais, c'est promis ! la prochaine fois, il y aura des chamois.

lundi 17 janvier 2011

Versoix. 2ème partie : La cité fantôme

En quittant mon pécheur-châtelain, je n'arrivais pas à me débarrasser d'un sentiment d'étrangeté que semblait dégager la ville elle-même, pourtant une coquette cité suisse comme on en voit sur les bords du Léman. Rien ne semblait devoir expliquer ce sentiment. Tout au plus pouvait-on s'étonner de la frénésie de destruction qui avait saisi la ville pour dégager des espaces constructibles. Je ne veux pas parler seulement de la folie immobilière qui, de la rive ouest du lac jusqu'au fin fond du Pays de Gex, fait disparaitre du piémont du Jura le moindre pré, le moindre champ. Heureusement que le Jura oppose sa falaise abrupte à la cupidité des promoteurs.

Dans cette ambiance générale, Versoix n'est pas très différente des autres cités de la région, même si elle apporte sa petite touche personnelle avec un curieux acharnement à détruire les traces du passé : En 1953, on démolit le château de Saint-Loup dont une partie remontait au Moyen-Age alors que les autres villes côtières sont fières de leur forteresse médiévale. En 1947, on avait déjà jeté à bas la Chapelle, seul vestige de l'église paroissiale Saint Théodule (même saint patron qu'à Collonges) dont la construction datait des années 1260. Elle se dressait juste derrière la mairie. Une porte, sanns doute remontée, en a été conservée, une porte étrange puisqu'elle ouvre sur un mur opaque.




Ceci dit, ces informations que je tire du site officiel de la ville sont assorties de points d'exclamation  outrés qui donnent à penser que la municipalité a changé de politique : la magnifique restauration / réutilisation de la demeure de mon pécheur en donne un superbe témoignage. 

 Les ajouts apportés au bâtiment pour le rendre fonctionnel, sont discrets
et bien intégrés. Mon pécheur-châtelain peut passer devant tous les matins 
sans se mettre en colère : sa maison familiale n'est pas défigurée.

Mais, ailleurs,  le mal est déjà fait : Même les bords de lac, généralement préservés en Suisse, sont en partie saccagés.


Heureusement, on peut encore admirer, à côté des riches demeures demeures bourgeoises, les petites villas de plaisance qui font le charme pittoresque de certains coins de la ville.




Il faut chercher une autre raison à cette impression bizarre qui ne me quitte pas . Cela remonte en fait à mon entrée dans la ville . Arrêté à un feu rouge, je fus abordé par un passant qui, stoppant brusquement près de moi me demanda "ça va ?". Avant même que j'ai pu répondre, il me redemanda "Vous êtes sûr que ça va ? " Complètement interloqué, j'espérais que le feu passe au vert rapidement pour m'éloigner de ce curieux quadragénaire, plein d'une sollicitude un peu inquiétante. Il eut pourtant le temps de me dire d'un air entendu, tout en désignant ma moto : "Jeudi 13 ! attention ! jeudi 13 !" On a beau être persuadé de la stupidité de cette superstition, simple corolaire du rôle bénéfique du chiffre 12, on ressent un petit pincement au cœur quand on sait qu'il faudra, dans quelques heures, abattre, de nuit et sans doute sous la pluie, les 500 et quelques kms qui me séparaient de mon domicile.




Puis, je ne repensais plus à tout cela, conquis par la quiétude du bord de l'eau et la douce philosophie de mon pécheur. A la mairie, je rencontrais une responsable de l'état civil absolument charmante qui chercha à me renseigner sur mon ancêtre Rousset. Malheureusement, ses archives ne remontaient pas au delà des années 1830. Elle trouva cependant, et me lut , une anecdote concernant un Abraham Rousset dont je ne sais s'il faisait partie de la famille de Françoise Rousset, ma lointaine ancêtre, mais dont je me réjouirais que cela s'avérât vrai, car elle montre un protestant ouvert à d'autres convictions religieuses que les siennes. 

Voici ce passage que je peux citer puisque mon interlocutrice insista pour me donner le livre. d'où elle avait tirée ce joli "petit fait vrai", l'Histoire de Versoix de Jean-Pierre Ferrier. Mais tout d'abord, une précision préalable pour que cette historiette devienne intelligible. En 1710, date de l'anecdote, Versoix est en France, à la frontière de Genève, dont le 1er village s'appelle Genthod. A Versoix, on est furieusement papiste (le temple protestant a été démoli en 1662). A Genthod, on est furieusement calviniste. La frontière n'est pas bien précise et l'on se dispute un quartier de quelques maisons, le hameau de Malagny, qui fait aujourd'hui partie de Versoix. C'est là que réside Abraham Rousset, disciple de Calvin, sans qu'on sache vraiment si son domicile se trouve dans la France catholique ou la Genève réformée.

"Monsieur le Premier syndic [de Genève] a rapporté que le Spectacle [sic] Sénebier, ministre [c'est à dire pasteur ] de Genthod, l'ayant vu hier, lui avait dit que le curé de Versoix était allé à Genthod dans la demeure d'Abraham Rousset consoler son valet qui est papiste.... De ce opiné, a été dit que le sieur juge de Genthod informera de cet attentat et cependant qu'il y a lieu d'appeler le dit Rousset pour être censuré d'avoir reçu le dit curé...." 22 août 1710
Trois jour plus tard : "Vu l'information contre le curé de Versoix ensuite de la délibération du 22 de ce mois, ayant été d'ailleurs rapporté que le dit curé n'a fait que consoler le malade et ne lui a pas administré les sacrements; que d'un autre côté, il vit assez bien avec nous, et le pasteur de Genthod ; a été dit que le sieur Jacques Franconis aura ordre de lui parler et lui dire qu'on a informé de son procédé qui est un véritable attentat, ne lui étant pas permis de faire aucune fonction pastorale sur les terres de la Seigneurerie [Genève], que néanmoins en considération de ce qu'il vit bien avec nous, la Seigneurie veut bien oublier cette démarche, mais dans l'espérance qu'à l'avenir, il continuera à vivre en bonne intelligence, et ne fera plus de semblables démarches". Registre du Conseil de Genève en date des 22 et 25 août 1710, cité par Jean-Pierre Ferrier dans Histoire de Versoix.

Qui est cet Abraham Rousset par rapport à Françoise, l'épouse d'Aimé Dufour ? Sûrement pas son père, puisqu'on sait que ce dernier, présent lors de la naissance, en 1713, de Jeanne Marie Dufour,  le 3ème enfant de  Jeanne Rousset, s'appelle Antoine. Il en est même le parrain, ce qui signifie qu'il est catholique, même si c'est de très fraiche date comme son gendre Aimé Dufour. Peut-être un oncle ou un frère ? Seules les archives cantonales de Genève pourront me renseigner.

 Versoix au XVIIIème siècle. Viaticalpes


La situation de Versoix entre les mondes catholique et protestant pouvait avoir aussi des avantages : "Le fait que Malagny |hameau que se disputent Versoix et Genthod) soit demeuré, pendant plus de deux siècles, un territoire aux fiefs enchevêtrés et aux frontières incertaines a compliqué la vie de ses habitants qui étaient sans cesse l’objet de vexations, sans compter les problèmes confessionnels. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, quelques-uns désertèrent les lieux, tandis que d’autres surent tirer profit de cette situation. En plus de la contrebande à laquelle se livraient certains, citons l’anecdote cocasse de cette femme dont la maison était à moitié en France et à moitié sur le territoire genevois. Elle tenait chez elle une prostituée, ce qui était formellement interdit, mais quand le pasteur de Genthod se rendait à Malagny pour arrêter celle-ci, elle la cachait dans la partie française du bâtiment, inaccessible au pasteur sans autorisation de la part des autorités rivales. Quand le curé de Versoix venait à Malagny avec la même intention, elle la cachait alors dans la partie genevoise. A la fin, le curé et le pasteur se mirent d’accord et y allèrent ensemble, mais cette démarche était si inhabituelle qu’elle s’ébruita et la belle eut le temps de s’enfuir ! " L'aménagement du territoire avant la lettre : quelques exemples genevois (XVIIIème-XIXème siècles. In Situ n°7 février 2006.

 A Versoix,  je ne pouvais plus rien apprendre sur mes ancêtres Rousset, et je décidai donc de quitter la ville pour rentrer chez moi en passant par le Jura. Autant partir tôt et m'éviter la tombée de la nuit sur des routes dont je ne connaissais pas véritablement l'état en cette période de l'année.

J'avais fait à peine quelques centaines de mètres, que j'avisai un panneau indiquant la direction du "Port Choiseul". Curieuse dénomination en cette terre helvétique, empruntée au ministre de Louis XV qui avait tant fait pour mettre Genève au pas lorsqu'il était au pouvoir. Le temps d'effectuer un demi-tour qui m'aurait valu sans doute plusieurs contraventions au code de la route si la maréchaussée suisse m'avait vu opérer, et je retrouvais le sens de cette référence au grand Choiseul. Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ? Versoix, c'était effectivement le grand projet de Choiseul pour neutraliser Genève plus sûrement et plus économiquement que le blocus de la ville que j'ai raconté dans "Voltaire contrebandier".

C'est d'ailleurs lors de ce blocus, qui enchanta Voltaire même s'il lui créa quelques désagréments d'approvisionnement au moment où il risquait ce procès pour contrebande de livres interdits. que Choiseul imagina ce plan : créer un port et une ville qui détourneraient de Genève tout le trafic  commercial du Léman et même toute l'activité industrielle de la ville suisse. Il pensait retirer de cette opération un double avantage : échapper à l'emprise de Genève sur tout le Pays de Gex qui en dépendait pour ses importations et ses exportations et asphyxier la cité calviniste.

Au début, le plan était grandiose puisqu'il s'agissait de créer de toute pièce une nouvelle ville de plusieurs dizaines des milliers d'habitants. Il fut rapidement revu à la baisse puis même abandonné après la chute de Choiseul en 1770. Repris quelques années plus tard, il n'aboutit qu'à la construction de port et d'une partie du réseau de rues qui subsiste dans la ville moderne.

Plan de Nicolas Céard de 1774

 Port-Choiseul actuel (Google Maps)
La photo a été basculée (c'est l'ouest en haut) 
pour faciliter la comparaison avec le plan du XVIIIème.

Construire une ville de plusieurs milliers d'habitants, Versoix la Ville, à côté de la cité existante, Versoix le Bourg, qui ne comptait pas même 1000 habitants, pouvait passer pour un pari fou mais pas complètement absurde si l'on voulait bien s'en donner les moyens. Sa  crédibilité tenait aux tensions internes existant entre les différentes composantes de la République de Genève : tensions entre les "Représentants" et la Noblesse dont j'ai déjà parlé dans ma chronique sur Voltaire ; mais aussi tensions entre ces 2 groupes de citoyens et les "Natifs", ces habitants que rien ne retenait  puisqu'ils n'avaient pas la citoyenneté.

Le terme de Natif est curieux. il correspond à ce que nous appelons aujourd'hui les immigrés de 2ème génération, les Beurs, etc. Contrairement à nous, ce nom de Natif pointe moins l'origine extérieure de ces gens que le fait qu'ils étaient nés à Genève. Toutefois, ils constituaient une classe inférieure, dénuée de tout droit civique puisqu'ils ne disposaient que d'un brevet d'habitation , alors même qu'ils étaient installés dans la ville depuis quelquefois plusieurs générations : ils pouvaient rester à Genève à condition d'y être des producteurs de richesse. De fait, ce sont eux qui firent la prospérité de l'industrie horlogère suisse.

Pour les attirer à Versoix, on leur donnait le terrain, à charge pour eux de construire leur maison. Surtout on leur garantissait la liberté de culte sans laquelle aucun d'eux ne serait venu : s'ils vivaient à Genève, c'était pour s'y réfugier contre les persécutions religieuses, notamment depuis la Révocation de l'Edit de Nantes. Venir à Versoix, c'était revenir en France, dans la France de l'Edit de Nantes, avant sa Révocation, stupide et cruelle, par Louis XIV.

Voltaire qui sait associer comme personne ses intérêts et ses principes se réjouit d'un projet qui se propose de développer dans le même mouvement le commerce et la tolérance. Il écrit  en mai 1768 à son amie, Mme de Saint Julien, la soeur du commandant de la province, M. de la Tour du Pin : "Le duc de Choiseul va faire bâtir dans mon voisinage une ville qu'on appelle déjà la ville de la tolérance. S'il vient à bout de ce grand projet, c'est un temple où il sera adoré. Comptez, Madame, que réellement toutes les nations seront à ses pieds. Je me mets aux vôtres très sérieusement et je vous conjure d'embrasser cette affaire avec fureur, malgré la toute sage douceur de votre charmant caractère".

Pendant que Voltaire clame partout son enthousiasme pour le volet idéologique de l'affaire, il envoie Mme Denis, sa nièce et maîtresse, se préoccuper du volet économique du projet. On connait la scène par le récit qu'en fait un agent secret à la solde de Berne, Du Chastel, de Rolle, qui obtient des informations en soudoyant un apprenti de Râcle (que nous avons déjà rencontré dans "Voltaire contrebandier") car l'ingénieur Râcle a obtenu le chantier, grâce à l'appui de Voltaire qui en attend, bien sûr, un  certain retour. Tout ceci est naturellement secret car les diplomates français jurent leurs grands dieux qu'il n'y a pas de projet au moment même où les architectes et les ingénieurs s'activent sur le terrain.

"M. Râcle continua sous les yeux de l'apprenti à finir le plan de Versoix. Le plan achevé, Mme Denis.... demanda ce que le roi prenait sur son compte de cet établissement et combien il lui coûterait. L'on répondit que le roi achèterait tout le terrain qui consiste en 238 arpents, que l'un dans l'autre, ils étaient estimés à 200 livres ; qu'il ferait à ses frais le cordon, le port, les églises, les douanes, greniers, maisons de ville et de justice, l'hôpital, les ponts, les fontaines, les canaux, l'obélisque et les portes de la ville ; que le devis restait à faire et que c'était tout ce qui manquait pour que l'ouvrage soit prêt à partir.... Ensuite Mme Denis demanda dans quel quartier on lui conseillait de se placer, et sans égard à ce qu'on lui répondit, elle se décida pour celui qui touche la Grenette. Cela fait, elle s'en alla. le secrétaire [ de Voltaire, M. Wagnière], qui était demeuré, dit à M. Râcle : de tout votre plan, il ne se fera que le port, les douanes et quelques bâtiments alentour". Rapport de Du Chatel au gouvernement de Berne, cité par Jean-Pierre Ferrier. Histoire de VersoiX pages 45-46.

Les Natifs vinrent donc nombreux dans un premier temps. On leur installa même un atelier d'horlogerie. Un de ces Natifs, Isaac Cornuaud, écrit dans ses Mémoires : "Nous accourûmes en foule au village de Versoix, nous y prîmes des lettres de naturalisation qu'on nous distribuait gratis, et quoique nous fussions encore presque tous domiciliés à Genève, nous nous y rassemblions souvent. On fit sortir des Genevois de leurs campagnes sur terre de France, pour y loger des exilés, leurs familles et quelques autres Natifs qui s'expatriaient imprudemment par humeur sans avoir calculé leurs besoins et leurs ressources. Les exilés obtinrent une maison et des ateliers bâtis exprès pour eux et jouirent là, c'est à dire presque aux portes de Genève, d'une protection flatteuse et qui faisait une peine infinie à leurs persécuteurs [le Conseil de Genève]. La masse des Natifs mécontents nourrissait avec passion l'espoir de venir faire fleurir la nouvelle ville par son industrie ; le temps, les circonstances et l'extrême attachement des Genevois pour le beau site qui les a vus naître affaiblirent ce sentiment de vengeance et le dissipèrent enfin". cité par J-P Ferrier pages 53-54.

Le projet se heurtait naturellement à l'opposition de Berne, allié de la France. Surtout, l'état des Finances publiques ne permit pas d'avancer  suffisamment vite. La ville ne fut jamais construite. Voltaire, après avoir souhaité s'installer dans ce nouvel Eldorado promis,  récupéra ce qu'il put de Natifs pour Ferney et y développa la fabrication des montres sans plus se soucier de Versoix. 

Et voilà comment un grand projet capota lamentablement après avoir démarré en fanfare : Quand M. de Bourset, le 1er architecte de l'opération, avait transmis au duc de Choiseul un plan et un devis pour "une petite ville et un petit port, il en avait reçu pour réponse que le roi ne faisait rien en petit". Il dût recommencer "en grand". Résultat : rien ne se fit. Je retrouve bien là la gloriole de mes chers compatriotes, si éloignés du pragmatisme anglo-saxon.

Certains ont dû se réjouir de cet échec, notamment les catholiques et à leur tête l'évêque d'Annecy (dont on sait qu'il restait formellement l'évêque de Genève) : la restauration de la religion apostolique et romaine n'avais pas un siècle : "Si les peuples qui habitent ces pays vont à présent à la messe sans y être conduits par les soldats, il en est au moins un grand nombre pour qui les offices et les exercices publics de la religion sont une contrainte onéreuse" cité par J-P Ferrier page 56. Il me parait clair qu'Aimé Dufour et sa femme Jeanne Rousset, ainsi que leurs parents, faisaient partie de cette catégorie.

Mais les catholiques ne furent certainement pas les seuls à craindre les effets de cette tolérance et ils furent sûrement rejoints par les protestants de France ou de Genève pour s'inquiéter de l'afflux d'une population que l'on n'avait pas prévue mais qui avait le tort de prendre au sérieux les promesses de liberté religieuse à Versoix : "Les Juifs d'Avignon offraient deux millions pour la construction de la ville, à la condition de pouvoir s'y établir et ils n'étaient pas moins de 6000 ; ceux de Metz, au nombre de 2000, auraient fait une demande semblable. La "Nouvelle-Choiseul" risquait de devenir une "Nouvelle-Jérusalem". J-P Ferrier page 49.

"Heureusement" pour tous ceux qui avaient fait de cette liberté religieuse un outil cynique de promotion de la ville nouvelle et uniquement un instrument marketing, les circonstances se chargèrent d'écarter tout risque pendant de nombreuses années :  les Français allaient avoir d'autres sujets de préoccupation et Versoix sombra dans l'oubli.



Les Suisses, en revanche, se souviendront de la tentative avortée. Il ne fallait plus risquer d'être coupé du reste des cantons suisses et les Genevois exigèrent et obtinrent qu'un corridor terrestre leur permis de communiquer librement avec le canton de Vaud, sans passer par des terres françaises : les traités qui leur garantissaient un libre passage et interdisait aux Français de construire des forteresses, leur semblait une protection insuffisante car révocable comme tous les traités.. C'est ainsi qu'en 1816, la France vaincue dut céder à Genève 6 communes du pays de Gex dont Versoix. Les Rousset devinrent alors suisses. 

La responsable de l'état civil me montra ainsi la fiche familiale d'un Gabriel Rousset né en 1801 à Versoix qui né français acquit la nationalité suisse "par reconnaissance".

Tout n'a pas disparu de ce projet grandiose qui correspondait bien à ce XVIIIème siècle des philosophes qui préféraient combattre par les armes du commerce plutôt que par les canons et les dragons. Finalement, la solution que les circonstances firent advenir se révéla mutuellement profitable : Le pays de Gex avait besoin d'un port sur le Léman à une époque où l'état du réseau routier faisait préférer le commerce maritime. 3 solutions étaient envisageables, du point de vue français : annexer Genève, ce qui fut fait pendant la Révolution et l'Empire ; Genève était alors le chef-lieu du département français du Léman.

Deuxième solution : créer un port français rival de Genève. C'est le projet Choiseul, trop ambitieux pour les moyens de la Monarchie et surtout sans véritables bases économiques.

Troisième solution, qui s'adaptait, au lieu de les braver, à la réalité économique comme aux contraintes politiques : faire de Genève le port du Pays de Gex tout en lui laissant son indépendance politique. Pour cela, il suffisait de repousser les frontières douanières au delà des frontières politiques, pour permettre un commerce sans taxe entre le Pays de Gex et Genève : le Royaume de France commençait sur le plan douanier, non plus aux portes de Genève mais à Collonges, à l'autre bout du pays de Gex. Genève pouvait s'approvisionner dans un hinterland, certes français, mais sans taxe et les horlogers du Pays de Gex devinrent les sous-traitants de l'industrie horlogère genevoise. car ils purent écouler à bon prix les mécanismes qu'ils montaient dans leur atelier familial. Choiseul et Voltaire avaient voulu détrôner Genève dans cette industrie florissante. C'était un projet hors d'atteinte dès lors qu'on le poursuivait mollement. 

Aussi Voltaire renonça vite au rêve de cette ville nouvelle pour s'atteler au projet de zone franche, plus modeste mais plus réaliste. Et il réussit.

Voilà pourquoi, c'est à Collonges et non au Grand Sacconex que son carrosse (ou plutôt celui de Mme Denis) fut arrêté avec son chargement de livres interdits (Cf Voltaire contrebandier).
 
A Versoix, plusieurs équipements perpétuent le souvenir de Choiseul  : il y une plage Choiseul dont le spectacle estival de la nudité étalée horrifierait sûrement  le ministre de Louis XV. Il y a surtout le port Choiseul : contrairement à la ville, les jetées du port furent construites, selon ce plan élégant que l'on peut encore maintenant contempler. Mais Port-Choiseul n'est pas devenu un port de commerce C'est un des plus grands ports de plaisance du Léman et assurément le plus beau.


Les jetées suivent un dessin élégant avec un arrondi aux angles qu'on aurait bien de la peine à trouver dans un port de plaisance moderne.




http://map.search.ch/versoix-ge

Les mâts des voiliers semblent monter la garde, mais c'est une garde pacifique.



Les bateaux qui passent au large arborent un double drapeau, suisse et français. Ils transportent des touristes  bien pacifiques.



Les canons qui interdisaient en 1768 le commerce entre les cantons suisses et Genève ne sont plus que décoratifs.



Il n'y a rien de funèbre dans ce port oublié. Juste peut-être les traces d'une ironie tranquille pour ce moquer de l'impérialisme français d'autrefois. Ce ponton qui ne mène nulle part, ce bateau à jamais ensablé, n'est-ce pas une allégorie de cette histoire rocambolesque, une "installation "ironique pour brocarder gentiment le prétentieux voisin ?



Si l'on chausse ces lunettes de la dérision, tout paraît alors légèrement décalé, presque un peu loufoque. Que dire de ce panneau à l'entrée de la plage qui semble interdire l'entrée aux vélos et aux renards (vous pensez qu'il s'agit d'un chien et non d'un renard. Permettez-moi de vous faire remarquer que ce dessin n'a rien à voir avec celui, incontestable, d'un chien que l'on peut voir sur cet autre panneau apposé également contre le mur d'enceinte de la plage) ?



Je dois dire que le graphiste qui est intervenu à la plage de Port-Choiseul était un artiste imaginatif à voir ses figurines. Avez-vous vu décoration plus originale sur une porte de vestiaire ?

Voici encore un panneau qui semble moquer les lenteurs d'une France qui se voulait pourtant conquérante.




Un peu plus loin, on peut rejoindre à pied un petit parc gagné sur une maison XVIIIème dont on aperçoit l'emplacement sur les plans de l'époque.

Le panneau que l'on peut lire à l'entrée me ravit :

D'abord, j'adore ce mot, inhabituel dans un document administratif, de bambin. Dans la France cartésienne on parlerait  de jeunes enfants et on les désignerait avec une précision arithmétique : les enfants de moins de ... La formulation helvétique est bien plus poétique.

Mais il y a mieux. Reprenons la phrase : "La baignade des bambins est autorisée s'ils sont accompagnés et surveillés". L'expression n'est malheureusement pas totalement redondante : plusieurs affaires récentes ont démontré que des enfants accompagnés n'étaient pas surveillés. Mais pourquoi ne pas dire simplement "surveillés". Je vois bien comment l'édile français aurait rédigé son panneau : la baignade des enfants de moins de x ans est tolérée, sous la surveillance d'un adulte". Quelle affreuse précision qui ne laisse aucune place à la rêverie.

Oubliez la prétendue clarté française et prenez le panneau suisse au sérieux ; vous verrez combien ce peuple est poétique contrairement à l'image qu'en donne ses banquiers. Si les bambins doivent être accompagnés et aussi surveillés, c'est parce que les 2 conditions sont nécessaires. On a vu qu'il n'est pas inutile que les adultes surveillent les enfants qu'ils accompagnent. Mais, songez à l'autre hypothèse : comment ces bambins pourraient-ils être surveillés sans être accompagnés ? Est-ce une allusion à leur ange gardien, "invisible et présent (e), tel Agrippine ?  ou à quelque autre dispositif électronique dont je n'ai pas idée ? Sentez-vous combien, avec des moyens aussi simples, on vous fait entrer dans une autre dimension, loin du prosaïsme français ? 

Il est vrai qu'un pays où l'on peut accrocher un hors-bord au tableau d'un star sans risquer le pilori est un pays définitivement anticonformiste.


Quand j'avais 18-20 ans et que je tirais des bords sur le lac d'Annecy avec mon 5O5, [entre les 2 chiffres 5 il s'agit de la lettre O] j'étais fasciné par ces superbes bateaux de compétition américains qui vont d'ailleurs fêter leur centenaire en cette année 2011. C'est le type même de l'objet de luxe inutile. Ils remontaient bien mieux au vent que mon dériveur, sans doute, mais, aux allures portantes,  je rattrapais vite le temps perdu en "planant", dérive relevée, avec mon 5O (abréviation de 5O5). Leur large plat-bord avant pouvait en faire un moyen de drague intéressant, mais les jeunes femmes étaient vite dégoûtées par la gite permanente de ce bateau sur-toilée. Enfin, c'est un quillard dont le tirant d'eau important empêche toute approche du rivage. En un mot, c'est un bateau de course et un magnifique bateau de course au près.



Le lac d'Annecy et surtout le lac Léman voient évoluer de nombreux Star. Dans le port voulu et créé par Choiseul, il y en avait au moins une bonne dizaine, dans l'eau ou sur leur remorque. Un seul , heureusement, avec un moteur hors-bord ! Mais faut-il s'attendre à autre chose dans un endroit aussi facétieux, dans un port où les Zodiac  se collent au plafond tant ils ont peur de l'eau.


Ceci dit, quel monde est à l'envers ? Celui où s'élaborent des calculs et des stratégies guerrières qui avortent pitoyablement ? Ou celui que peuplent des pécheurs qui ont renoncé à l'envie et à l'avidité ? Celui des bambins mystérieusement surveillés par des forces bienfaisantes ? Celui où l'on accepte que les Zodiac aient peur de l'eau ? Celui surtout où l'on ne cherche pas à tromper les hommes, à proclamer des valeurs que l'on bafoue. Si le projet de Choiseul méritait de capoter, c'est d'abord parce qu'il avait  cherché à asservir des valeurs, comme la tolérance religieuse,  à des buts politiques discutables, parce qu'il avait prétendu défendre la liberté de conscience dans le seul but de parvenir, in fine, par ce moyen pervers, à affaiblir la patrie de la Religion Prétendument Réformée. Faire de la liberté de conscience une arme contre une religion, n'est-ce pas un comble du cynisme ?

Mais le soir tombe. Il est temps de prendre la route. Les hérons  vont aussi rejoindre leur lieu de repos.





D'autres vont rester pour entretenir la flamme de la rêverie, 
dans ce lieu si propice à l'expérience de la vanité des choses.