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jeudi 22 septembre 2011

Afghanistan 1972





J'ai regardé pendant de longues minutes ces 3 visages de fillettes : une jeune fille qui éclate de rire, une plus jeune qui se cache à moitié en se blottissant contre la plus grande, tout en portant sa petite soeur (c'est bien une petite fille avec ses anneaux dans les oreilles et son joli geste du doigt). Je ne garde aucun souvenir de la scène. Pourquoi la plus grande rit-elle ? Est-ce moi qui l'ait faire rire ? A-t-elle fait une plaisanterie que je ne pouvais comprendre ? Que sont-elles devenues toutes les 3, aujourd'hui, 40 ans plus tard ? Sont-elles mariées, mères, voire grands-mères ou bien disparues de la surface de la terre ?

Cette question, je me la suis posée bien souvent, en scrutant les visages de ces Iraniens en âge de combattre lors de la guerre italo-perse, ou des Libanais qui avaient 20 ans en 1975, au début de la guerre civile. Mais ces jeunes filles, pourquoi craindre pour leur vie, pourquoi s'inquiéter de leur devenir ?

D'autres enfants se sont joints au groupe.



Cette photo, je l'ai prise  en juillet 1972, à Hérat, en Afghanistan.  C'était 7 ans avant l'invasion russe ; c'était 24 ans avant la prise du pouvoir  par les talibans ; c'était 29 ans avant l'intervention de l'OTAN pour les en chasser avant de leur préparer un vraisemblable retour. Ont-elles connu la joie formidable du départ des armées russes en 1989, ou celles des talibans, il y a 10 ans, comme les personnages des "Cerfs-volants de Kaboul, le terrible roman de Khaled Hosseini ? Sont-elles inquiètes de leur retour ou bien seulement indifférentes, car tout change et pourtant rien ne change.

On remarquera, tout en bas de la carte, la ville de Zahedan, en Iran, où j'étais allé l'année précédente.

 Quand je suis venu à leur rencontre, j'étais loin de penser à cela. C'était un voyage touristique, le dernier avant le retour d'Iran, vers une France que je ne devais plus quitter durablement, un dernier effort vers l'est, vers Kaboul, les statues de Bamiyân, et les lacs de Band-é-Amir. (cf. mes 10 précédentes chroniques sur l'Iran).

Nous étions 3 dans ma vaillante 204, ma femme, un ami, également coopérant comme moi, Marc P. et moi-même, pour un voyage de près de 3 000 km aller (notre fille de 2 ans était déjà rentrée par avion en France. Elle était partie, sans se retourner, avec ce mélange de confiance et de fatalisme propre aux enfants, une main pour son nounours, l'autre pour cette femme complaisante qu'elle ne connaissait pas, tête blonde et jupette blanche dans la cohue de l'aéroport de Téhéran.). Je n'ai pas de souvenirs précis jusqu'à la frontière irano-afghane que l'on passait, à l'époque, sans difficultés particulières. Juste un souvenir de Mashad, la ville sainte iranienne à 900km à l'est de Téhéran, avec ses ruelles tortueuses autour de la grande mosquée et ses cafés où l'on tendait un rideau pour isoler les femmes en famille des hommes seuls (il n'y avait pas de femmes seules ; c'eut été impensable, c'est toujours impensable).

En revanche, je garde un souvenir précis de Hérat, de ce qui m'a frappé violemment, de cette misère totale de gens loqueteux, de marchés où l'on distinguait à peine les marchands des clients tant les étals étaient chiches, tant les marchands semblaient plus nombreux que les clients.




Peut-on imaginer que l'on entre dans la 2ème ville du pays.


Difficile de se promener, l'appareil de photo en bandoulière. Pourtant, ce n'est pas la même misère que chez nous, la misère de ceux que l'on appelle les exclus, car ils vivent, misérables, au milieu d'une population aisée qui ne les voit même plus. Ici, tous sont extrêmement pauvres, mais ils ne sont pas exclus, ils sont comme tout le monde. C'est toute la société qui vit dans le dénuement.

Je me souviens encore de cet homme buvant son thé sur un tapis en lambeaux,
à peine plus miteux que ceux qu'il vendait. C'était au pied de la forteresse.

 D'où l'impression inoubliable d'une population pauvre mais digne, car elle ne se sent pas la victime d'une oppression ou d'un ostracisme. Elle ne connait sans doute qu'à peine l'existence d'autres univers où la vie est facile. Il n'y a pas de télévision, les voyageurs sont rares et appartiennent souvent à l'espèce débraillée des hippies. Certes, il y a des riches, mais c'est dans l'ordre des choses puisque cela a toujours existé.



Nous n'avons pas cherché à visiter les monuments de la ville.



 La citadelle était inaccessible, quasiment en ruines.



J'ai vu, sur Internet des photos qui attestent qu'on l'a reconstruite (ou plutôt, d'ailleurs réinventée, semble-t-il) ; paradoxe d'un pays où l'on transforme les édifices en ruines et les ruines en édifices.



Nous étions fascinés par ce peuple, tantôt affairé, en groupes compacts de marcheurs vers je ne sais où, tantôt paressant en interminables papotages. Pratiquement pas de véhicules particuliers, peu de vélos, des camions et des bus et surtout, des hommes à pied, des chameaux, des ânes et des charrettes.




Les charrettes n'ont pas changé. Mêmes couleurs des roues, mêmes harnachement de pompons pour les chevaux.



Les camions non plus n'ont pas changé. Toujours surchargés, peinturlurés de couleurs criardes, ils transportent indifféremment et même simultanément, hommes et marchandises.


en 1972...

... et aujourd'hui. On remarquera le bizarre emplacement de la plaque minéralogique.
http://www.geo.fr/photos/vos-reportages-photo/quatre-mois-en-afghanistan/retour-chez-soi

Et nous avons, nous aussi, marché, marché dans la poussière au milieu de gens plutôt bienveillants malgré notre voyeurisme. Nous n'avons pratiquement  pas vu de femmes, habillées généralement d'un tchador et non complètement couvertes de leur burqa. Ce voile intégral, d'un beau bleu soutenu, qui couvre le femme d'un seul bloc, de la tête au pied, avec un fin grillage de toile devant les yeux, est un vêtement de bourgeoises et non de paysannes. On ne le verra, assez rarement d'ailleurs, qu'à Kaboul.





Avant de quitter Hérat, je voudrais vous inviter à lire cet article de la Tribune de Genève. Je ne sais si, comme moi, vous êtes exaspéré par cette manie des journalistes : chaque victime est enjointe de dire à quelles conditions elle va pouvoir "faire son deuil", le corps retrouvé, l'assassin en prison, etc. Une sorte de vulgate officielle, une psychologie de la douleur (avec les fameuses et aussi insupportables "cellules psychologiques") doublée d'une incitation à la vengeance, est inculquée sans relâche, au point que ce prêche aussi stéréotypé que les "éléments de discours" de nos ministres, est désormais repris par chacun comme un cri jailli du fond de son coeur. Beau succès, il n'aura fallu que quelques années pour expliquer aux gens qu'ils ne peuvent surmonter un drame sans une assistance officielle ou que l'on ne peut "tourner la page" sans cadavre à ensevelir ni criminel à haïr.

Cette directrice d'une école installée à proximité des Twin Towers qui, ayant perdu sa soeur dans l’attentat, vient à Hérat pour créer une école afin de bien s'assurer qu'elle n'a pas de haine contre les Afghans ni contre les Musulmans en général, est simplement admirable. J'ai même souri avec émotion quand elle refuse qu'on la prévienne de l'identification de nouveaux morceaux du cadavre de sa soeur : "Ma soeur n'est pas un puzzle". Que penser en revanche de ce service où 5 spécialistes travaillent à plein temps depuis 10 ans pour poursuivre cette macabre et stérile  identification ?

A partir d'Herat, la route pique résolument vers le sud jusqu'à Kandahar, puis décrit un large arc de cercle pour remonter vers Kaboul en contournant le massif montagneux qui occupe tout le centre de l'Afghanistan. Le paysage est monotone, un vaste plateau dénudé à l'herbe rare et rase.



Avant d'arriver à Kandahar, il nous est arrivé une petite aventure ; comme dans les livres. Je veux dire qu'il nous est arrivé quelque chose que l'on peine à croire quand on en lit la description dans un livre mais dont il faut bien convenir qu'elle existe puisqu'on l'a vécue. Une tempête de sable.

J'ai le souvenir, gosse, d'avoir lu des récits d'aventure décrivant la caravane ensablée, les chameaux qui tentent de se protéger tant bien que mal,  les hommes aveuglés et à moitié étouffés, l'obscurité qui tombe brutalement, etc. Il faut dire qu'à l'époque, l'Algérie n'avait pas encore entamé sa guerre de libération, le Sahara était encore une terre française qui faisait rêver les petits écoliers, éberlués devant la carte de l'Union française accrochée au mur de la classe.

Eh bien oui, la tempête de sable, cela existe, comme dans les livres ! La nuée sombre que l'on voit à droite de la voiture, le vent et, à peine croyable, l'obscurité qui tombe dans le crissement du sable sur la carrosserie. Je mes suis garé sur le bas côté car il était impossible de continuer. Puis, le calme est revenu rapidement. L'épisode avait été suffisamment bref pour ne pas pas rendre la route dangereuse. Et nous avons pu poursuivre jusqu'à Kandahar.

De cette ville, non plus, je n'ai gardé aucun souvenir, si ce n'est qu'elle ne présente aucun attrait particulier, excepté son nom qui remonterait à Alexandre (Alexandre se disant Eskander en pachtou et en arabe). Un souvenir, si, toutefois ; non de la ville mais de la chaleur qui y règne en juillet malgré ses 1000m d'altitude. Ce serait d'ailleurs bien pire au retour.

Enfin, voici l'arrivée à Kaboul dans l'après-midi. Le temps de trouver un hôtel avec l'aide du Guide du Routard, une grande chambre pour nous 3, et nous voici dans la ville.

C'était une ville grouillante de tous les peuples de l'Afghanistan, avec des types physiques et des modes vestimentaires très divers.






En 1972, cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas été détruite ;  malgré cela, elle avait l'air d'être faite de bric et de broc. Elle était rapiécée comme les vêtements de ses habitants.

On remarquera le jeune écolier qui rentre chez lui, son cartable à la main, sans un regard pour cet autre garçon qui ne va pas à l'école et cherche à capter mon attention et quelque monnaie. 

Les quais de la rivière Kaboul (qui finit par se jeter dans l'Indus, un nom qui fait rêver) supportaient un marché permanent.


Cela ne semble pas avoir fondamentalement changé, si ce n'est que les gens sont mieux vêtus, les burqas plus nombreuses, ainsi que les voitures (Pour Emmanuel Todd, il y a un lien entre tous ces éléments).




L'étalage de la viande d'agneau en pleine rue, sous une bonne couche de mouches, est toujours d'actualité, si j'en crois les témoignages des touristes.


J'ai même retrouvé le vert des boutiques dans une image récente.

en 1972....


En revanche, les belles maisons de bois ont disparu depuis longtemps après les combats dans la ville de 1992 à 2002.


Voici l'extrait d'un JT lors du début des combats dans le centre-ville en 1992.




Tout n'est pas négatif dans la situation actuelle et Kaboul est reconstruit.



De ce Kaboul, je ne verrai rien, cela est certain. Mais du Kaboul de 1972, je ne vis pas grand chose de plus que cet après-midi de déambulation.

Le soir, nous sommes allés dîner dans un restaurant, toujours sur les conseils du Routard. Pour nous y rendre, sans connaître la ville, nous primes un taxi qui nous promena une bonne vingtaine de minutes. Quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître l'enseigne du restaurant que j'avais vue depuis l'hôtel : nous avions tourné en rond pour justifier le prix élevé de la course. Cette petite mésaventure qui agace moins par son coût que par le sentiment humiliant d'avoir été traité comme un imbécile, s'est terminée sans discussion véritable. Le chauffeur accepta mon offre transactionnelle : cela n'avait pas marché aussi bien qu'il avait prévu, mais ce n'était  pas mal pour une course de quelques centaines de mètres.

Dans mon souvenir, le restaurant se révéla une sorte de snack, sans grand intérêt. Au moins, nous savions comment rentrer à l'hôtel, sans taxi ni sans avoir à demander notre chemin. C'est dans la nuit que la chose se déclencha : une terrible tourista qui affecta mon ami Marc et moi-même, ma femme étant protégée, peut-être, par le fait qu'elle était enceinte de près de 6 mois.

N'ayez crainte, je vous passe les détails. Après une visite infructueuse à l'hôpital, dont j'ai appris qu'il avait été détruit pendant la guerre civile, nous avons eu l'idée de nous adresser aux coopérants de Kaboul qui nous donnèrent les médicaments classiques en ce cas. Ils nous permirent d'envisager de quitter sans crainte l'hôtel après 2, 3 jours de diète et de repos.

Il n'était plus question de tourisme. Chacun avait envie de rentrer le plus vite possible à Téhéran qui nous apparaissait comme un havre de luxe. Marc décida de rentrer en avion. Nous, il nous fallait ramener la voiture. Ce ne fut pas une mince affaire.

Au départ, j'étais totalement incapable de conduire ; je restai allongé dans mon break 204 dont on avait rabattu la banquette arrière et ma femme se lança courageusement à l'assaut des 30000km qui nous attendaient.

J'ai commencé à émerger un peu avant Kandahar où nous passâmes une des pires nuits de notre vie, même si elle fut très courte car nous repartîmes au lever du soleil. Il faisait une chaleur insupportable et sans climatisation, la solution était de se doucher tout habillé pour dormir un peu en se réveillant, une heure plus tard, les vêtements tout secs et le corps brûlant.

Je me rappelle aussi cette rivière rencontrée sur la route entre Kandahar et Hérat. Quel bonheur de s'y tremper, pour peu de temps malheureusement : un car bondé descend vers la rivière. Ma femme, la robe humide plaquée sur son ventre rond n'a que le temps de se cacher dans la voiture, pour échapper à la vue de ces barbus qui se ruaient vers l'eau, leurs récipients et leur théière à la main.  Les Afghans, même les plus paisibles, ont toujours un air de pirates et de contrebandiers, avec leur regard noir derrière d'épais sourcils broussailleux.

Voici enfin la frontière. Même s'il reste plus de 1000 km à faire, on se sent déjà chez nous. Ce n'est pas l'avis des policiers qui gardent cet improbable poste frontière au milieu de nulle part. Ma femme n'est pas vaccinée (pour cause de grossesse) contre le choléra qui sévit de manière endémique en Afghanistan. Elle ne peut passer sans une quarantaine et des examens.

C'est le soir, nous espérions coucher en Iran dans un hôtel qui aurait disposé de la climatisation. Loupé ! Je tempête, m'énerve en vain. Ma femme, seule de son sexe, doit passer la nuit dans une sorte d’infirmerie-prison, avec un type qui ne me revient guère. Finalement j'en fais tant que je suis autorisé à rester auprès d'elle. Nous repartons le lendemain sans problème pour atteindre enfin Téhéran, l'incarnation même de la civilisation moderne.

S'en est suivi rapidement le voyage du retour. Nous étions pressés de retrouver les ciels changeants de France. Après 2 jours de conduite du lever au coucher du soleil et 2150 km parcourus, nous passons la nuit dans un petit hôtel de Samsun sur les bords de la Mer Noire. Nous avions, malgré notre hâte, décidé de faire un peu de tourisme  rapide, en passant par cette route du nord, après être passé par le centre (aux nombreuses pistes non goudronnées en 1970) et par le sud (par Antalya) lors de nos précédents voyages, Pais-Téhéran et Téhéran-Paris.

Pour une consultation plus commode de la carte

Nous avons payé la chambre dès le soir pour pouvoir partir à 5h du matin et essayer d'atteindre la Bulgarie d'une traite. Après 950 km et avoir traversé le Bosphore sur un bac (pas de pont, à l'époque), nous arrivons en vue du poste frontière entre la Grèce et la Bulgarie, peu après Edirne.

Je revois encore la large esplanade, façon péage d'autoroute, les barrières de la douane. Je ralentis. Sans échanger un mot, nous nous regardons ma femme et moi : nous avons compris en même temps ce qui nous arrive. Je fais demi-tour sans m'arrêter et je repars vers l'est : nous avons oublié les passeports à l'hôtel de Samsun. Les 6 000 kms de Téhéran à Paris ne nous suffisaient pas. Nous avions décidé de rajouter 1900 km.

J'ai pris une chambre à Edirne, dans un caravansérail transformé en hôtel de luxe, pour y déposer nos bagages, non pour y dormir, malgré la nuit tombée. La voiture était chargée jusqu'à la gueule de tout ce que nous avions accumulé pendant un séjour de 2 ans. Pour aller plus vite, je voulais alléger la voiture. 

Nous avons roulé 36 h sans arrêt, sauf pour récupérer les passeports, sans échanger un seul mot jusqu'à ce que nous ayons effacé cette bourde en reprenant la route là où nous l'avions laissé. 2 jours plus tard, nous retrouvions notre fille chez ma mère.

Maintenant je regrette, bien sûr, de ne pas avoir attendu à Kaboul le temps nécessaire pour me rétablir afin d'aller voir les Bouddhas de Bamiyan. Mais c'est trop tard pour moi. Et pour tout le monde aussi. 

PS. Mes photos ne sont pas terribles. J'ai dû utiliser une autre pellicule que le Kodachrome ; sans doute de l'Agfachrome, pour des raisons d'économie. Du coup, elles ont mal vieilli et donnent un aspect pictorialiste qui peut amuser.

dimanche 18 septembre 2011

Mariages d'autrefois (suite)

Greuze. Etude pour l'Heureuse mère.

Je viens de m'apercevoir avec horreur que j'ai oublié, en parlant de mariages, d'évoquer les enfants ! Et pourtant, la fonction première du mariage, au moins à cette époque reculée, n'est-ce pas la reproduction de l'espèce ? On a bien rencontré, dans la  précédente chronique, des mariages entre des individus trop âgés pour avoir des enfants, et qui se proposaient simplement de vivre ensemble. Mais c'est un phénomène marginal.

Rubens. La danse des paysans

Les registres ne nous donnent aucune indication sur les sentiments des futurs, les raisons de leur choix, le temps qui s'écoulait entre la rencontre et la concrétisation, comment faisait-on sa cour, quelle part les parents prenaient dans le choix du conjoint, etc., toute question que l'on ne commencera à pouvoir se poser utilement qu'à partir du XIXème siècle.

L'état civil peut nous renseigner toutefois sur un point important, celui de la vie sexuelle avant le mariage et hors du mariage puisque, faute de contrôle des naissances, une relation avait de grandes chances d'être suivie d'une grossesse. Or les enfants illégitimes sont rares à Charron pendant la période que j'ai étudiée. Est-ce à dire qu'il n'y avait pas de relation sexuelle avant ou hors mariage ?

Avant de pouvoir tirer cette conclusion, il faut être conscient des biais apportés par notre source d'information : toutes les naissances, notamment celles des filles,  ne sont pas déclarées. Comment le sait-on, me direz-vous ? Simplement par le fait qu'il est très fréquent de ne pas trouver l'acte de naissance des femmes dont on sait qu'elles sont bien nées puisqu'elles se marient ou sont décédées. A cette occasion, un âge approximatif est indiqué. Seulement, lorsqu'on recherche l'acte de naissance, il est introuvable.  Il est donc vraisemblable que, vu la forte mortalité infantile, beaucoup de naissances n'étaient pas déclarées. Impossible de savoir si elles étaient légitimes ou non, mais il est évident qu'on devait avoir une propension encore plus forte à dissimuler une naissance, lorsqu'elle était illégitime. 

Le benedicite.

Un autre biais pourrait provenir d'éventuels infanticides. Par nature ces faits ne sont pas facilement repérables mais s'il n'y avait pas alors de contrôle des naissances, le contrôle social était pesant dans ces toutes petites communautés. Je n'ai pas trouvé trace de tels évènements tragiques. 

Enfin, il y a un dernier biais, plus souriant : on ne peut rien savoir des adultères commis par les femmes mariées, sauf, naturellement lorsque le mari est absent depuis trop longtemps pour être le père (de toute ma carrière de lecteur de registres anciens d'état civil, je n'ai vu le cas qu'une seule fois). 

Malgré tout, je pense qu'à Charron les naissances illégitimes étaient peu fréquentes. Pour moi, cela tient à la pauvreté et à l'isolement de cette petite paroisse. Il y a en fait, si j'en juge par les registres du Pays de Gex où les naissances illégitimes sont plus fréquentes, 3 grandes occasions de relations sexuelles qui ne sont pas "sanctifiées" après coup, par le mariage : Première catégorie, la plus nombreuse : les domestiques soumises aux exigences de leur employeur ; mais les domestiques étaient peu nombreuses à Charron.

Deuxième cas, les rencontres de passage ; ce qui suppose qu'il y ait du passage. A Collonges, chez mes ancêtres Dufour, il y avait du trafic sur  la route royale de Genève à Lyon. Plusieurs jeunes filles dénoncent des beaux parleurs, marchands ou voituriers, dont elles ne peuvent généralement pas citer le nom. Gare à ceux que leur métier conduit à repasser ;  ils ont de bonnes chances d'être obligés de se marier. 

Lucas Cranach. La femme adultère

C'est ce qui est arrivé à mon ancêtre Pierre Dufour. Né en 1798 à Collonges, dans le Pays de Gex, il s'est marié avec Louise Favre en 1825 à Bons en Chablais, bien plus loin de ses bases qu'on ne le faisait d'habitude à son époque. J'ai d'ailleurs eu du mal à trouver la trace de cette union lointaine, unique dans son entourage. Tout s'explique quand on sait que Pierre était colporteur dans les montagnes qui dominent ces rives du Léman. Lorsqu'il il se marie, Louise est enceinte de 5 mois et j'imagine que sa famille, au demeurant plus fortunée que la sienne, a dû exiger cette régularisation. Après une courte tentative de retour au pays avec sa femme qui accouchera à Collonges, il se fixe définitivement en Haute Savoie où naîtront tous les Dufour qui conduisent jusqu'à moi.

Mais les occasions de voir et de revoir un étranger devaient être rares dans ce cul de sac de Charron.

Troisième catégorie enfin : les veuves qui n'ont pas trouvé à se remarier. Je n'en ai pas vu d'exemple à Charron.

La paroisse obéissait donc scrupuleusement aux préceptes de l'Eglise et le curé n'était pas obligé d'interroger la parturiente jusque dans les douleurs de l'accouchement pour essayer de trouver un père à l'enfant qui s'annonçait. Il n'était pas amené à manifester sa désapprobation en refusant que l'on sonnât les cloches pour le baptême de celui qui est né trop près du mariage des ses parents, ainsi que procédait le curé d'Etercy, le village de Haute-Savoie où est née ma grand-mère maternelle. Mais c'était au XIXème siècle.

Rubens. La femme adultère.

Les fiancés n'anticipaient-ils pas un peu la célébration du mariage ? Que nenni ! je n'ai pas relevé la date de la 1ère naissance de tous les couples mariés à Charron entre 1674 et 1792. Ce serai un travail colossal pour un intérêt bien mince. Mais, si j'en juge par mes ancêtres, dans les branches matrilinéaires, comme dans la branche patrilinéaire, je n'ai trouvé aucune naissance antérieure aux 9 mois nécessaires à la gestation.  Tout au moins, au XVIIIème siècle. Car ce qui était très rare dans les années 1700, devient la règle ensuite.  La situation était si fréquente qu'on dirait presque une pratique sociale où l'on teste la fertilité du couple avant de procéder à son union.

Quand ma grand-mère paternelle, née près Charensat et de Charron, épouse mon grand père, elle est enceinte de 6 mois. Mon arrière grand-père, François Besse a fait mieux : sa femme accoucha exactement 2 semaines après le mariage. Dans le cas d'espèce, je ne pense pas que la belle famille ait poussé à la régularisation, si j'en juge par les démêlés judiciaires qui opposeront le gendre et son beau père toute leur vie. 

Albertinelli. Marie enceinte rend visite à sa cousine Elisabeth.

En revanche mon trisaïeul, Jacques Besse, né en 1788, ne fut père que près de 3 ans après son mariage avec une jeune veuve. 

Du côté de la famille Dufour, la famille de ma mère, même césure entre le XVIIIe et le XIXème siècle. Le frère aîné de ma mère est né 14 mois après le mariage de mes grands parents. Mais à la génération précédente, mon arrière grand-père avait un peu anticipé les choses, puisque sa 1ère fille naquit 6 mois et demi après son mariage avec la pourtant sévère Caroline Pissard.

Même chose pour mon trisaïeul, Jacques Dufour : mariage le 28 février 1854, naissance de Louise le 12 juin 1854.

Faut-il en tirer une loi valable  partout et pour tous, qui oppose un XVIIIe siècle respectueux à la lettre des convenances sociales et un XIXème plus primesautier ? Je ne sais. Ça marche pour les miens, qu'ils soient en Auvergne ou en Savoie, c'est tout ce que je puis dire. 

On trouvera peut-être que je mets bien de l'acharnement à compter les jours et les mois comme une vieille commère qui scrute la vie d'autrui, cachée derrière ses rideaux. Pour ma défense, je dirais que c'est un des rares moyens d'entrevoir quelque chose de la vie intime de ces lointains parents, si différents de nous. Mais il y a une autre raison, plus personnelle.

Cette manie du décompte au jour près, je la dois à mon père. Il m'a souvent raconté qu'il avait légèrement triché sur la date de ma  naissance pour la faire coïncider avec l'anniversaire de son mariage avec ma mère, dans les 2 cas, un 11 septembre. J'aurais poussé mon premier cri le 10 à 23h45 mais il avait été facile dans la pagaille de 1944 de me faire basculer sur le jour suivant. Il ne serait pas raisonnable de lui en vouloir pour m'avoir gâché ainsi l'anniversaire de mes 57 ans. Pas plus que nous tous, il n'aurait pu imaginer le 11 septembre 2001. Et puis, j'en ai tiré un avantage récent : mes amis retiennent facilement cette date depuis, sans avoir besoin du rappel automatique de Facebook ou de leur calendrier numérique. 

Greuze. Le gâteau des rois.


Ma mère corroborait cette anecdote à sa manière. Pas sur la date, alors qu'elle avait été acteur de la scène. Elle était totalement indifférente aux dates et je ne me souviens pas qu'elle m'ait jamais souhaité mon anniversaire alors que nous étions généralement chez elle pour la 2ème partie des vacances d'été, après la 1ère partie, taillée généreusement par lui, que nous passions avec notre père. Même chose pour mon frère. Ni l'un ni l'autre, d'ailleurs, n'avons jamais regretté ce fait : avec notre mère, vue trop peu de temps pendant les vacances, chaque jour était une fête carillonnée. Et c'est un gag que je doive à Ben Laden les nombreux SMS et coups de fil, pour un anniversaire qui n'a jamais été aussi fêté que depuis 2002. Comme s'il fallait réparer le fiasco complet de celui de 2001.

De cette 1ère année avec son mari, cette année qui devait se conclure par ma naissances, jour pour jour, ma mère nous racontait tout autre chose, elle nous parlait de son attente, de plus en plus agacée, d'une grossesse ardemment désirée. Elle ne comprenait pas que cela ne fut pas survenu dans l'instant. Au bout de 3 mois, elle commençait à nourrir des doutes sérieux sur la capacité de son mari à mener à bien sa tâche de reproducteur. Elle ne cachait pas son sentiment à son mari, elle si douce et attentive aux autres. Mais elle incarnait, en ce moment-là, la Mère, un rôle qui la dépassait et qu'elle comptait bien jouer jusqu'au bout. Comme je connais mon père, il devait être intérieurement furieux. 

Ce récit nous faisait toujours rire ensemble, elle et nous. Il accréditait à sa manière le miracle de cette curieuse congruence, comme si quelque force mystérieuse s'était ingéniée, malgré le désir de ma mère et l'application de mon père, à retarder la fécondation. J'avais moi-même, parait-il, mis quelque mauvaise volonté à entamer le chemin qui devait me conduire à la lumière. Ma mère, mon père et moi-même, nous avions unis nos efforts pour parvenir à ce beau résultat.

Vous imaginer ma déception lorsque je tombais, il y a quelques années seulement, sur le livret de famille de mes parents.Je commençais par découvrir avec stupeur que mon avocat de père exerçait en cette année 1943 le beau métier d'agriculteur. J'appris par la suite que c'était un des moyens d'échapper au STO, comme je l'ai raconté dans le récit de sa captivité. Ce fut surtout la date qui m'intrigua. Tout s'écroulait : Mes parents s'étaient mariés le 10 septembre 1943.

Pourquoi tous ces mensonges, à quoi bon la petite tricherie ? Ma 1ère réaction fut assez violente. Une fois de plus, mon père racontait des bobards, enjolivant une réalité qu'il finissait par ne plus distinguer de ses rêves, comme lorsqu’il était persuadé de nous avoir donné le merveilleux  cadeau qu'il nous avait annoncé et qu'on ne verrait jamais. Et puis j'appris que la seule cérémonie qui comptait pour lui, la cérémonie religieuse, avait bien eu lieu le 11 septembre dans la petite église de Quissac, près du château de Florian qui appartenait à mon grand-père maternel.

Ouf ! Le mythe familial est sauvé. Pas complètement,  mais enfin, peu importe. Le mariage de mes parents ne fut pas un tel succès que je me sente obligé de le traiter comme l'alpha dont je serais l'omega. Suis-je pourtant  si certain de ne pas vouloir déceler, malgré tout,  un signe dans le rapprochement de ces dates ? Est-ce que je ne trouve pas un plaisir superstitieux, absurde mais bien réel, à retrouver un peu partout ce chiffre 11, tout seul ou paré de ses multiples, dans d'autres dates, comme le 22 de la naissance de mon frère et de ma fille, le onzième mois de celle de mon fils, ou encore mon remariage un 11 septembre  (et qu'il ne vienne pas raconter, celui-là, que c'est pour telle ou telle raison matérielle)  ? Même le fait que je sois né en fait le 10, et non sous le signe que je juge bénéfique, le 11, n'enlève rien à la force magique  qui me protège. C'est comme si, en cherchant à tromper les dieux par cette supercherie,  je voyais le pouvoir tutélaire du 11 se renforcer. Que je ne le mérite pas tout à fait, tout en le désirant totalement, renforce son efficace. Il n'y a pas de meilleur fidèle que celui qui blasphème parfois.

C'est un des avantages de la numérologie, on trouve toujours, comme dans un parfait délire,  des rapports signifiants entre tout et tout. Il suffit d'un peu d'imagination. Ce qui est étonnant, c'est que l'on continue de sacrifier à ces petites divinités de la superstition alors qu'on sait qu'on les manipule comme un prêtre égyptien fabrique du mystère, devant les fidèles médusés, avec des tours de charlatan. Le prêtre, pas plus que nous, n'est un imposteur car lui aussi, comme nous, croit. Sa supercherie, comme pour moi, renforce sa croyance. Levi-Strauss a donné, dans Tristes Tropiques, un illustration saisissante des arcanes tortueuses de la croyance  : le chef nambikvara partage avec les siens la même certitude qu'il s'est bien transporté dans les airs alors qu'il sait, comme ses ouailles, qu'il est allé traiter en secret avec une autre tribu. Personne n'est dupe, tout le monde croit.

Me voici bien loin des Besse de Charron, penserez-vous. Pas tant que cela, je le crains. S'ils étaient aussi respectueux des sacrements de l'Eglise, celui du mariage comme celui du baptême, c'est parce qu'ils craignaient ce Dieu incompréhensible, capable de refuser l'entrée du Paradis à l'enfant mort-né, au motif qu'il n'avait pu être baptisé de son vivant. Comment pouvait-on être si cruel avec cette pauvre petite chose qui avait tant fait souffrir sa mère. Pour rien. Comment pouvait-on imaginer que ce Dieu tout puissant s'abaisse à faire dépendre sa miséricorde d'un geste humain aussi trivial ? Comment pouvait-on croire qu'il était possible de tromper sa vigilance par un tour de passe-passe ?

Et pourtant, tous ceux qui étaient là, les témoins de la naissance et de la mort, devenaient, tous, un bref instant les spectateurs d'une miraculeuse résurrection : ils voyaient, sans tout à fait le voir, un geste, un souffle, qui témoignaient d'une vie fragile mais suffisante pour que l'un ou l'une d'entre eux  ait le temps   de "l'ondoyer", offrant ainsi à l'âme qui planait encore dans la chaumière, le viatique indispensable pour qu'elle vogue jusqu'au Ciel. La force de leur désir était capable de ranimer un mort.

Est-ce que "l'esprit fort" qui se sent inondé de joie en regardant à l'improviste sa montre afficher 11h11 ou 22h22 , le cadran du compteur kilométrique de sa moto, 33 333 kms, est très différent d'eux, quoiqu'il veuille en penser ?

vendredi 16 septembre 2011

Mariages d'autrefois

On a beaucoup parlé de mariage en cette année 2011.  De mariages princiers, à la Cour d'Angleterre ou sur le petit rocher de Monaco. . Personnellement, je m'intéresse plus aux mariages de ces paysans qui sont mes ancêtres  d'autant plus, ces temps-ci, qu'un de mes neveux, qui portent en lui un peu du souvenir de leur passage sur terre, vient de se marier. Aujourd'hui, je vous parlerai donc des mariages célébrés à Charron, la commune d'origine de mes ancêtres.

Ces paysans picards, peints par Le Nain, un peu avant que ne commence cette histoire 
(vers 1640), ne doivent pas être très différents de ceux de Charron.

 Je vous les présente rapidement, ces Besse de Charron, ce petit village à la frontière entre la Creuse et le Puy de Dôme, le diocèse de Limoges et celui de Clermont-Ferrand, au milieu de nulle part, puisqu’il est au centre d’un triangle formé par les 3 seules villes du coin, Guéret, Montluçon et Clermont-Ferrand.

Les Besse ont habité Charron dans la Creuse avant de se déplacer de quelques kilomètres à Troissagnes, hameau de la paroisse de Charensat (Puy de Dôme). Ils resteront dans ce dernier village auvergnat jusqu’au milieu du XIXème siècle. Paysans-maçons, comme la plupart de ces cultivateurs qui travaillaient une terre ingrate, ils passaient l’hiver au pays et repartaient à la belle saison s’employer sur les chantiers de Lyon. Finalement, ils auront les moyens de s’installer dans la grande ville, abandonnant sans doute avec joie ces grands voyages à pied de près de 300 km. C’est mon bisaïeul, Jacques Besse (1788-1845) qui habitera le premier à Lyon, même s’il reviendra à Charensat à la fin de sa vie. Son fils François, mon arrière grand-père, s’y mariera en 1863 et y mourra. Son fils unique, mon grand-père, y naîtra et s’y mariera et mon père y passera sa jeunesse et y rencontrera ma savoyarde de mère.

Mais revenons aux premiers Besse connus. Mon 1er ancêtre Besse qui soit mentionné dans les registres de Charron est un Michel Besse né vers 1640 – 1650. On ne sait rien de lui, pas même le nom de sa femme (prénommée Mathieue). Il n’est que cité comme le père d’un Marien Besse qui s’est marié en 1694 dans l’église de Charron avec une Martine Dupuy. Les registres de Charron ne remontent pas, en effet, en deçà de 1674.

Le dernier qui sera né à Charron mais vivra sur le territoire de la commune de Charensat est encore un Michel Besse. Né en 1747 dans le hameau du Grand Ecouteix, il sera métayer aux Echaliers (paroisse de Charensat) avant d’être maçon. Il a épousé une Gabrielle Pradelle de Charensat et est décédé à Troissagnes en 1798, juste avant l’anniversaire de ses 49 ans. C’est donc lui l’homme pivot.

Les liens avec Charron ne seront pas tout de suite complètement rompus puisque son fils Jacques, le bisaïeul dont j'ai déjà parlé, né à Troissagnes en 1788, épousa une Gilberte Besse, elle aussi née à Troissagnes, mais d’un père né à Charron, 20 ans après Michel et dans un autre hameau de Charron, celui des Villattes.

Deux branches de Besse, sans liens récents, ont émigré donc de Charron à Charensat et ce n’est sans doute pas un hasard. Mais j’en sais trop peu encore pour pouvoir éclairer cet épisode essentiel dans la vie de la famille, apparemment contemporain de son accession à la propriété. Restons donc pour l’instant à Charron et parlons mariage.

J’ai dépouillé, grâce au listing exhaustif établi par une association généalogique, l’ensemble des mariages célébrés à Charron entre 1674 et 1792. Je n’ai  pas l’ambition d’établir une statistique mais de dessiner quelques traits de la vie quotidienne de ces paysans pauvres telle qu’elle transparaît des registres de mariage.

Toujours d’un des Le Nain (1642)

Beaucoup de caractéristiques de ces mariages ne nous étonnent pas mais d’autres sont curieuses. Je me limiterai à celles-ci.

Années de mariage, années sans mariage.

Dans une petite communauté, il est normal que le rythme des mariages soit irrégulier. Dans le Charron actuel, 250 habitants et 40% d’entre eux de plus de 60 ans, les mariages doivent être  plutôt rares.

Au XVIIème et XVIIIéme siècles, c’est une collectivité dynamique sur le plan démographique. La moyenne annuelle des mariages se situe autour de 6 / 7 avec des périodes beaucoup plus intenses et des années « sans ».

Le record est atteint en 1677 avec 17 mariages, concentrés sur la fin février : un le 18, un le 23, et six 2 jours après. Le curé ne chômait pas. Un siècle plus tard, en 1775, on en compte encore 11, tous en février et même sur une semaine : un le 7, puis trois le 8, deux le 10, et cinq le 14.  On imagine que cela fut une semaine de folie pour toute la paroisse.
  
A l’inverse, il y a de nombreuses années sans aucun mariage. Pour certaines années, l’explication est malheureusement évidente. Ainsi en 1709, l’année du plus terrible hiver jamais enregistré, où la terre ne dégela pas pendant près de 3 mois à partir du 6 janvier, jour des Rois. Il n’y eut qu’un seul mariage, le 30 janvier !


Pieter Brueghel l'Ancien

Voici comment le curé d’un village de Charente maritime, une région plus clémente que la Creuse, décrit cet hiver exceptionnel.

« Le sept janvier mille sept cents neuf, il commença un froid si grand et si violent qui dura un mois à cinq semaines, toujours de la même force et violence. Le cinquième jour qu’il commença,  il tomba de la neige qui couvrit la terre d’un pied de haut et la neige dura autant que la violence du froid qui fut si grand qu’il a fait mourir tous les noyers, presque tous les châtaigniers, les pêchers, les abricotiers, beaucoup de pruniers, et fait mourir toute la vigne qui n’était point couverte de neige ; il a fait mourir tous le genêts, les ajoncs, les houx et une infinité d’autres arbres ; il a fait mourir toutes les orges, toutes les avoines d’hiver et presque tous les froments et les seigles, les blés sont devenus chers et l’auraient été davantage, mais Dieu bénit les baillarges [ cette expression du Poitou désigne l’orge de printemps) que l’on fit au printemps qui produirent à merveille.

On a remarqué que des noyers qui avaient plus de deux cents ans sont tous morts par la violence du froid, marque qu’il ne s’en était point fait un si grand depuis si longtemps. On voyait les oiseaux mourir devant soi, se jeter en les maisons ; les étourneaux, les merles, les pinsons, les alouettes se laissaient prendre à main et mouraient entre les mains. Les perdrix, surtout les rouges, périrent presque toutes. Les poissons dans l’eau périrent également. Ce sont les choses que nous avons vues et que nous rapportons comme témoin.

Après ce grand froid violent, un petit dégel de deux à trois jours fit fondre la neige, c’est-à-dire après six semaines de froid. Après ce dégel le froid recommença encore et fit plus de dommages à nos blés que le premier parce qu’il n’avait plus de neige et dura bien fort trois ou quatre semaines. ». Registre de l’Etat-Civil de la commune de Saint-Cyr-du-Doret à la date du 8 avril 1709.

Pieter Brueghel l'Ancien

  Dans ses Mémoires, Valentin Jamerey-Duval, un paysan de l’Yonne qui mourut à Vienne avec la fonction de bibliothécaire de l'empereur d'Autriche, raconte comment, enfui de chez son beau-père, il passe l’hiver 1709 près de Provins, dans une ferme isolée où il est venu s'écrouler en demandant de l'aide. Il a 14 ans, erre seul à la recherche de travail pour pouvoir manger et vient de contracter la variole.

L'habitat n'a pas changé en Auvergne pendant des siècles et en plein XIXème siècle, 
les fermes étaient couvertes de chaume à Troissagnes, comme on le voit dans les actes notariés.

Après l'avoir hébergé la nuit dans la bergerie, le fermier est bien obligé de constater que Valentin est hors d'état de reprendre sa route. Pour le secourir, il imagine un expédient surprenant mais qui s’avéra efficace contre le froid  : 

"...il fut touché de compassion, et m'ayant quitté, il revint un moment après, muni d'un paquet de vieux linge dont il m'enveloppa comme une momie après m'avoir dépouillé de mes habits. Comme le fumier de bergerie se divise par couches, le fermier se mit à en lever quelques-unes ; il remplit la place qu'elles occupaient de cette même paille d'avoine qui tombe de l'avoine quand on la vanne, me fit couler au milieu, parsema ma personne de cette même paille en guise de duvet et roula sur moi en guise de couverture les divers lits de fumier qu'il avait  levés, et après m'avoir enterré de la sorte, il fit le signe de la croix sur moi, me recommanda à Dieu et à ses saints et m'assura en me quittant que si j'échappais au danger où il me voyait, ce serait un miracle des plus évidents."

Le fermier est très pauvre, le fisc lui a tout pris, y compris son attelage de labour. Il ne lui reste que la bergerie et les brebis, cat elles appartiennent au propriétaire de la ferme. Nourrir Valentin est une charge très lourde. heureusement le petit malade n'a guère d'appétit : il lui donne "une sorte de bouillie à l'eau, assaisonnée seulement d'autant de sel qu'il en fallait pour la rendre moins insipide. Il m'en envoyait 2 fois le jour dans un vase fait en forme d'une grosse carafe munie d'un bouchon afin que je pusse l'enfoncer dans le fumier pour la préserver de la gelée".

Après 15 jours de ce régime, Valentin a besoin de nourriture un peu plus substantielle. Il reçoit "un peu de soupe maigre et quelques morceaux de pain bis que la gelée avait tellement durci qu'on avait été obligé de le couper à coup de hache de façon que, nonobstant la faim qui me pressait, j'étais réduit à le sucer, ou a attendre qu'il fut dégelé par la méthode dont je me servais à l'égard de la bouillie" (c'est à dire en l'enfouissant dans le fumier en fermentation).

Pendant la nuit, il entend des bruits "subits et impétueux, pareils à ceux de la foudre ou de l'artillerie". Au matin, on lui apprend que "l'âpreté de la gelée avait été si forte et si véhémente que des pierres d'une grosseur énorme en avaient été brisées en pièces et que plusieurs chênes, noyers et autres arbres s'étaient éclatés et fendus jusqu'aux racines".

Dans ces conditions, calfeutré chez soi, on déserte les lieux publics, jusqu'aux églises : "....même les assemblées que la Religion prescrit pour rendre au Créateur le culte qui lui est dû, furent interrompues, par l'impossibilité où l'on se trouva d'entretenir le vin et l'eau dans la fluidité requise pour la célébration de Ses mystères". Valentin Jamerey-Duval. Mémoires. Enfance et éducation d'un paysan au XVIIIème siècle. Le Sycomore. pages 161-163. (Ce livre, tout à fait passionnant sur la vie quotidienne au début du XVIIIème siècle, retrace l'incroyable ascension de Valentin Jamerey qui avait pris le nom de Duval lors de sa fuite. Après Provins, il gagne la Lorraine, alors encore terre d'Empire, d'où sa rencontre avec l'Empereur).

Finalement on transporte Valentin ficelé sur un âne, car il ne tient littéralement pas debout, chez le curé qui lui offre l'hospitalité et le remet sur pied.

Le Nain

Comme d'habitude, je me suis bien éloigné de mon sujet mais j'avais été si frappé par ce récit lorsque je l'avais découvert chez un bouquiniste, que je voulais vous faire partager ma stupéfaction. 

L’année suivante, 1710, fut presque aussi froide : 3 mariages, aucun en février, mais en mars, juillet et août.



Une autre période est, à l’évidence, très difficile, entre 1767 et 1771. Peut-être la suite des intempéries de 1765 – 66 (hivers complètement pourris avec de très sérieuses inondations partout en France) : 1767 : 2 mariages ; 1768 : 0 ; 1769 : 2 ; 1770 : 4 ; 1771 : 0. La période 1761 – 1763 (3 mariages en 3 ans) avait été déjà aussi sinistrée. Il faudra vérifier avec les registres de décès si la cause est bien à rechercher dans des épidémies ou catastrophes naturelles mais on sait que la fin du XVIIIème fut très difficile : en 1789, il y a bien eu 9 mariages, malgré une année catastrophique qui n’est pas étrangère à la Révolution, mais 1790 : 2 ; 1791 : 3.


Le Nain


Jours et mois des mariages.

On retrouve à Charron une particularité classique des sociétés paysannes de cette époque : les mariages ont lieu en hiver, pendant le calme de la saison froide. L’immense majorité a d’ailleurs lieu en février, les autres se répartissant tout au long de l’année, avec une légère pointe en janvier et en juin, mais aucun (sur 120 ans !) en décembre, le mois de l’Avent. 

Cette règle de concentration des mariages sur le mois de février est particulièrement stricte à Charron. En Haute Savoie ou dans le pays de Gex, d’où provient ma famille maternelle, les mariages sont mieux répartis sur l’année, même si l’hiver est la période la plus favorable.

Autre particularité intéressante, les mariages sont célébrés dans leur immense majorité le lundi et dans une bien moindre proportion le mardi. Mercredi, samedi et dimanche sont rares, avec à peu près la même fréquence. Là encore, au vu de l’étendue de la période couverte, on est obligé d’en conclure qu’il s’agit d’un trait culturel essentiel. On peut supposer que les festivités dont ils étaient l’occasion devaient être préparées et que le dimanche était le seul jour de congé pour ce faire.

Le Nain
 
Mariages en série et mariages croisés.

Les mariages en série sont nombreux, tout au long de la période, souvent 4 ou 6 le même jour. C’est sans doute la conséquence de leur forte concentration en févier  Que le record, 6 la même journée, se situe en 1677, année également record pour le nombre total de mariages n’est pas étonnant. Mais ce n’est pas le cas en 1724, où le 28 février voit la célébration de 6 mariages. Or, en février de cette même année, il n'y avait eu qu'un seul autre mariage, le 10. Ce n'est pas l'embouteillage qui explique cette curieuse répartition.  

Deux ans plus tard, en 1726, encore une fournée de 6 (le 4 mars), succédant à 2 journées de 2, fin février. Un seul mariage n’est pas groupé, cette année-là, mais intervient le lendemain de la grande fête des 6 mariages, le 5 mars. Est-ce parce qu’il s’agit de 2 domestiques, employés tous les deux dans le même hameau de la paroisse voisine de Rougnat, lui de Charron, elle de Rougnat ? Leur âge n’est pas mentionné, mais on les imagine un peu désocialisés du fait de leur métier et de leur éloignement. Ils ont tous les 2 perdus leur père. Seuls 2 témoins sont cités dont un n’est pas de la famille puisqu’il s’agit du sacristain, Michel Gomichon. Tout ceci attriste et l’on aurait aimé les voir s’amuser avec les 6 autres couples formés la veille.

Les mariages en série ne sont donc pas une simple conséquence de l’embouteillage de février, mais ils semblent correspondre à quelque chose de plus profond. Peut-être le souhait de grandes fêtes collectives. Quand on connaît Charron et l’exigüité du village chef lieu, coincé sur un petit plateau qui domine un méandre de la rivière, avec sa toute petite place, on imagine la cohue qui se serrait entre l’église et les maisons.

La carte a été envoyée en 1927, plus de 100 ans après mon histoire. 
On voit déjà le monument aux morts de 14-18.
En revanche la rue n'est pas goudronnée.
 J'avais 15 ans que la route de Charensat vers la Creuse était encore en terre.




Dans certains cas, il y a une raison évidente au mariage collectif : lorsqu’il s’agit de mariages croisés entre parents. Quelques exemples amusants et d’abord le plus spectaculaire : le 23 février 1756, le frère et la soeur, Gabriel Besse, 30 ans, et Antoinette Besse, 24 ans, épousent Marie Besse, 26 ans, et Marien Besse, 30 ans, tous deux également frère et sœur. 2 couples de frères et sœurs et 4 Besse (aucun n’étant d’ailleurs un ancêtre) !

Le même quadrille s’était formé  le 14 février 1735, Martin et Martine Lhomme, face à Marie et Jean Tixeron. L’ensemble devait être encore plus touchant (et sans doute plus remuant) puisqu’ils avaient 16 et 17 ans pour l’un des couples, 19 et 20 ans pour l’autre.

On pourrait mentionner plusieurs autres cas, notamment chez les Besse. J'en citerai un dernier, car il s’agit d’un mariage croisé assez acrobatique. Il concerne un de mes ancêtres, Marien Besse, le dernier de la lignée à être resté à Charron puisqu’il est le père du Michel, celui qui a migré vers Charensat (vous me suivez ?). Lorsque, veuf  de Marie Pasquanet qui lui a donné au moins 5 enfants, il se remarie à 37 ans avec Jeanne Tardif, le 26 février 1764, il se retrouve à l’église en même temps que son fils Jacques, âgé de 17 ans qui se marie avec celle qui devient ce même jour sa belle-sœur, Anne Tardif, la sœur de Jeanne. Anne est à la fois la belle-sœur de Marien et son épouse, vous avez bien compris.



Cette situation qui voit un père ou une mère devenus veufs, se marier le même jour que l’un de leurs enfants,  se reproduit plusieurs fois. Mais ce cas n’est pas celui qui introduit nécessairement le plus grand écart d’âge entre les différents couples. Le 5 février 1740, le groupe formé par les 5 couples qui se sont mariés ce jour-là était nettement plus hétéroclite puisqu’Anne Mercier, 15 ans, au bras de son nouveau mari de 18 ans, Joseph Mercier, côtoyait un couple de veufs, Martin Redon, âgé de 50 ans et Marie Bussière, 45 ans. Heureusement, la transition entre ces 2 extrêmes était assurée par 2 couples, l'un de 18 / 20 ans et l'autre dans la petite trentaine. Aucun de ces couples n’était de proches parents. Ils participaient pourtant à la même cérémonie et feraient sans doute la fête ensemble.

L'accordéon est anachronique, mais sans doute pas la bourrée.


Des jeunes et des vieux



On croit généralement que dans les sociétés rurales traditionnelles, on se marie très jeunes. En fait, à Charron, on se marie plutôt assez tardivement, après 25 ans et la moyenne d’âge n’est pas très différente de celle d’aujourd’hui.


Il arrive même que l’on se marie tard mais, dans ce cas, un des conjoints est souvent veuf. Il n’est pas rare que l’on se marie à 50 ans et même plus : Annet Augier a 49 ans quand il épouse en 1682 Jacquette Gomichon âgée de 50 ans. Ce qui est étonnant, c’est que, sauf omission du curé, cela semble être leur 1ère union à tous les 2.

Ce n’est pas le cas de Michel Gomichon, sacristain de l’église de Charon, dont j’ai déjà parlé et qui, veuf, se remarie en 1751 avec une veuve de 47 ans, Jeanne Dupuy, de 22 ans sa cadette. Il a confiance dans l’avenir, puisqu’il est âgé de 65 ans, ce qui fait de lui un des anciens de la paroisse.

Il n’est pas le plus âgé. La palme revient  à Marien Parrot, fringant veuf  de 70 ans qui épouse en 1737 sa cadette de 25 ans, Marie Rigaud qui noue, elle, sa première relation conjugale. On peut imaginer que Marie n’était pas d’une grande beauté ou qu’elle souffrait de quelque infirmité pour ne pas avoir trouvé mari plus tôt et se voir condamné à son vieux mari.



Ces cas sont, toutefois, assez rares, ne serait-ce que parce qu’on meurt jeune et que les plus de 50 ans ne sont pas légion. Une tendance semble apparaître, cependant, à la fin du XVIIIème siècle, avec le mariage de maçons vers la quarantaine. Certains sont veufs mais la plupart, non. Tout se passe comme s’il s’agissait d’hommes qui se marient et se sédentarisent par la même occasion dans le village natal après avoir passé leur jeunesse sur de lointains chantiers. Entre 1780 et 1792, j’en ai compté 6 dont seulement 2 veufs.

Mais le phénomène le plus spectaculaire, ce sont les mariages de tout jeunes gens. Ici encore, on peut pointer un record : Anne Ravel se marie en 1693 à l’âge de 12 ans et 2 mois ! La précision donnée sur le mois, unique dans l’ensemble des registres, indique bien que le curé et tous les participants étaient bien conscients de l’âge de la future. Son mari, Annet Gomichon n’a, après tout, que 30 ans et le voilà, malgré cela, nettement plus âgée que sa femme, un écart de 18 ans . J’ai des Ravel et des Gomichon dans mes ancêtres. Je n’ai pu le vérifier encore mais il est possible qu’un peu de son sang, pauvre petite enfant, coule dans mes veines.

Ce mariage à 12 ans est exceptionnel. Pour 13 ans, je n’ai trouvé qu’une seule occurrence, en 1757. En revanche, nombreuses sont les épousées de 14 ans et ceci tout au long de la période, que ce soit en 1692 pour Marie Gounot (autre nom d’une de mes aïeules) qui épouse un Jean Dechabouteix de 23 ans, ou en 1785 où une autre Ravel, Françoise, se marie avec un garçon de son âge, Jacques Mercier, jeune coq de 15 ans.

Je sais bien que la maturité sexuelle était plus précoce à la campagne, mais ce couple devait être un peu étrange.

Entre 8 et 10 ans, j'ai suivi pendant 2 ans, à l'école communale de Charensat, les cours de M. Dumonteil. Cette classe unique correspondait au CM1 et CM2 actuels mais les garçons et filles stationnaient dans la dernière classe jusqu'à leur 14 ans, fin de la scolarité obligatoire que terminait le certificat d'études passé au chef-lieu de canton. Je me souviens de mon effarement devant les privautés que les garçons de 14 ans se permettaient à l'encontre des filles.

Car c’est un autre sujet d’étonnement : les jeunes maris sont aussi souvent très jeunes. Les jeunes gens de 14 ans sont rares, mais ceux de 15 ans nombreux. Généralement ils forment un couple apparié avec une jeune fille de 16 / 17 ans. Mais on trouve aussi des cas plus troublants : Jean Aymard, par exemple, avec ses 15 ans, épouse en 1759 une Marie Gounot (une homonyme de celle déjà citée) de 27 ans.

Ces différences d’âge sont assez fréquentes ; nous qui sommes habitués à ce que des hommes d’un âge certain épousent des jeunettes, nous nous étonnons de ces jeunes maris qui prennent pour épouse des femmes nettement plus âgées. J'en ai cité déjà quelques exemples. En voici d’autres : en 1678, Marien Bussière âgé de 26 ans épouse Gilberte Paccaud de 42 ans. Tous deux en sont à leur première union, ce qui signifie que Gilberte a attendu 25 ans un éventuel mari et que ses chances d’avoir une descendance sont minces. Mais on peut n’avoir que 27 ans et être déjà veuf comme Joseph Mercier qui se marie avec une Anne Descoteix de 13 ans plus âgée et qu’on devait déjà considérer comme vieille fille avec ses 40 ans.
 
D’une manière générale, il y a plus de vieilles filles que de vieux garçons pour se marier sur la tard. Ce fait pourrait étonner  : la forte mortalité des jeunes mères devrait offrir des possibilités nouvelles de mariage aux jeunes filles qui trouveraient ainsi des veufs disponibles. En fait, ce raisonnement ne tient pas car, ce qu'on ignore souvent, la mortalité des jeunes hommes,, vers 20/30 ans, est aussi importante que celle des jeunes femmes. On rencontre pratiquement autant d’enfants posthumes (nés après le décès de leur père) que d'orphelins de mères mortes en couches ou peu après. Ce sont dans les milieux urbains que l'accouchement est une cause de mortalité chez les femmes plus fréquente que la maladie ou les accidents chez les jeunes hommes.

Si bien que nombreux sont ceux, hommes et femmes, qui doivent  s’y reprendre à plus d’une fois pour essayer de prolonger leur vie conjugale.

Mariages à répétition.

Mes ancêtres Besse ne sont pas les plus typiques de ce point de vue. Je n’ai trouvé qu’un seul remariage, celui de Marien Besse (né en 1727) dont j'ai déjà raconté qu'il s'était remarié en même temps que son père avec la soeur de l'épouse de son père. 

Mais il y a des cas bien plus tragiques. Prenons celui de Martine Mercier. Elle se fiance à 22 ans avec un Claude Besse en février 1677. Mais, cette idylle ne se conclut pas par un mariage mais par la mort du fiancé ;   elle doit choisir un autre parti.  Elle se marie donc en juin 1679 avec Michel Boudet de 27 ans. Le mariage tient aussi peu de temps que les fiançailles et la voilà obligée de se remarier en 1683 (4 ans plus tard). Cette fois-ci, elle choisit un homme d’âge mûr, François Aupériol qui, avec ses 47 ans, a 20 ans de plus qu’elle. Il était lui aussi déjà veuf. Je n’ai pu encore vérifier si cette union a été plus durable. Tout au plus ai-je la preuve qu’il lui a donné au moins un enfant.



 Ainsi et contrairement à ce qu’on pourrait penser, les remariages et les mariages multiples ne sont pas le fait des hommes seulement, ni même des hommes en priorité puisque les jeunes hommes meurent autant que les jeunes femmes. Encore un exemple : Anne Gomichon se marie en 1733, 1736 et 1740. Elle avait 20 ans la 1ère fois et 27 la 3ème. Comme il est normal, elle a pris de l’âge mais non ses maris qui ont "rajeuni", si l'on peut dire : ils avaient respectivement 35, 23 et 20 ans.

En consultant les archives de la commune de Chapdes-Beaufort, proche de Charensat, j'ai trouvé un cas particulièrement tragique, associant ces 2 malheurs du temps, la mort d'un jeune mari et le décès d'une jeune accouchée. Il s'agit d'une ancêtre en ligne directe, Marie Guillot. Née en 1806, elle perd sa mère quand elle a 21 ans. Elle se marie en 1830 avec Gaspard Tixeron, né avec le siècle. Le mariage ne dure pas un mois : cérémonie le 2 février, décès le 28 février. 2 ans plus tard, elle se remarie avec Michel Astaix, son cousin et son témoin lors de son premier mariage. Deux ans plus tard nait une fille, Anne, mon ancêtre, puis Trois ans encore, et c'est un garçon à qui l'on donne le prénom du père, Michel, né le 1er décembre 1837.  La famille devait être heureuse de cette naissance car le rythme des grossesses était bien lent. Enfin un garçon ! Malheureusement c'est un enfant mort-né et la maman, Marie Guillot, décède le lendemain, le 2 décembre, à 31 ans.

Michel Astaix ne se remariera pas. Il élève sa fille unique qu'il marie à un cultivateur de Saint Jacques d'Ambur, le village d'à côté. Il meurt à 58 ans, sans assister à la répétition du malheur qui l'avait frappé 20 ans plus tôt : sa fille unique, Anne, décède au même âge que sa mère, à 31 ans, non sans avoir donné 3 enfants à son mari, dont Marie Chevalier mon arrière grand-mère.

Je reviens à Charron. Voici François Besse, un lointain parent, laboureur à Beaumont, un hameau de Charron. Il se marie à 18 ans en 1730. Mais il doit recommencer en 1733. Qu’est ce qui peut bien se passer dans la tête d’un jeune homme de 18 ou 19 ans, confronté déjà à la mort de son épouse ?

Mais sans doute considère-t-il que c’est normal. Son fils, un autre François, vivra le même drame, puisqu’il se remariera 4 ans après son 1er mariage.

Si un seul remariage est très fréquent, les hommes mariés 3 fois ne sont pas rares. Annet Besse, laboureur au hameau de Beaumont a épousé successivement Michelle Besse, puis Anne Tixeron et enfin, 20 ans après son 2ème mariage,  une veuve de 24 ans, Marie Besse. Je ne sais pas si elle était parente avec la 1ère épouse.

Il est vrai que l’on se remarie assez souvent avec son beau frère ou sa belle sœur. Ainsi Catherine Alligier se remarie en 1717 avec son beau-frère, lui-même veuf. Il fallait normalement une dispense de l'Eglise pour ce genre d'union mais je n'ai pas trouvé trace de telle autorisation dans les registres de Charron.

Pieter Brueghel. Noce paysanne.

En moyenne, même si je n’ai pas fait de statistique rigoureuse, le remariage intervient 7 à 10 ans après le 1er mariage. Les remariages à répétition, comme ceux que j’ai cités (il y en d’autres) ne sont heureusement pas la règle.

En revanche, on se remarie rapidement après le décès de son conjoint comme si l’on ne voulait pas que la mort s’installe. Le record est de moins de 6 mois !

Car la mort rôde toujours au milieu même de cette fête de la vie qu’est le mariage.

Témoins et parents.

La mort se présente très souvent en plein milieu de la cérémonie de mariage par le rappel de la mort de l'un ou de l'autre parent.

Pieter Brueghel. Le triomphe de la mort.

Il est rare que les 4 parents soient vivants au moment du mariage, même lorsqu’il s’agit d’un jeune couple. Un des parents au moins est déjà décédé et assez souvent ce sont des orphelins qui s'unissent. Ce fait, douloureux pour nos ancêtres, est une bénédiction pour le généalogiste qui recueille ainsi, bien souvent, la première date qu’il connaisse, celle du décès des parents au plus tard, date bien utile pour se repérer ensuite dans les multiples homonymes et distinguer celui qui est concerné.

 Alors ne parlons pas des grands parents. Leur présence est extrêmement rare, 2 ou 3 occurrences en 120 ans. Anne Dugat a bien de la chance quand elle marie en 1718 avec le fils du menuisier ; elle a auprès d’elle son grand père Martin Dugat. Autre occurrence : cette fois-ci, c’est la grand-mère qui est mentionnée ;  Anne Riboulet de Vergheas (commune voisine de Charron) est ainsi la marraine de son petit-fils Marien Lhomme en 1751. 



Parrain et marraine sont généralement des frères et sœurs ou beaux frères et belles sœurs, des oncles et des tantes, tous à même de jouer leur rôle éventuel de parent de substitution. Mais quand on a la joie d’avoir encore son grand-père ou sa grand-mère, on oublie cette fonction des parrains et marraines ; on s’empresse d'honorer l'aïeul en lui offrant de devenir père ou mère selon l’Eglise.

Le 3ème exemple que j’ai trouvé de grand-parent concerne un ancêtre direct. Jean Gounot, né au début du XVIIIème est le parrain en 1753 de son petit-fils, Jean Besse.

Origine des conjoints

Toutes ces caractéristiques étranges des unions de nos ancêtres tiennent à deux facteurs : la brièveté de leur vie et le fait qu’elle se déroulait dans un cercle étroit où le nombre des partis possibles n’était pas infini.
  
Cela ne signifie pas qu’ils ne recherchaient leur conjoint que dans le hameau de leur enfance ou à son immédiate proximité. Vingt communes, autour de Charron, sont citées dans les actes de mariage. Sans doute les distances ne dépassent pas les 10 kms, mais le brassage est plus important qu’on ne l’imagine souvent.

Les communes les plus représentées sont les communes mitoyennes : Rougnat, Dontreix, Vergheas, Auzances, sans que l’on se soucie de la « frontière » entre les 2 diocèses de Limoges et de Clermont-Ferrand (avant que cela ne soit celle des 2 départements). Cela ne les dérangeait pas, sauf lorsqu'il fallait demander une dispense qui devait transiter par les 2 évêchés. Du côté maternel où mes ancêtres vivaient en bordure de la frontière, cette fois-ci internationale, les mariages étaient fréquents des 2 côtés du Rhône, entre le Pays de Gex français, et la Savoie italienne.

Il n'en va pas de même pour le généalogiste qui doit se déplacer entre Guéret et Clermont-Ferrand, ou entre Bourg en Bresse et Annecy. Mais lui, ses déplacements se font en moto ou en voiture et non à pied. Et puis, la Creuse et la Haute-Savoie, 2 départements aux antipodes de la richesse départementale, se mettront peut-être aussi, comme le petit département de l'Ain qui fut l'un des premiers, à diffuser leur état-civil sur Internet. Je parie même que la Creuse dépeuplée devancera ma ville natale en plein boom. 



Charensat, qui deviendra la commune d’accueil de ces Besse qui rejoindraient un jour les Dufour pour engendrer mon frère et moi, est souvent cité aussi comme le lieu de naissance de l’un des conjoints. Ce nom de commune est même mentionné dès le 3ème acte conservé, le 2 février 1674, à l’occasion du mariage, sans autre précision, de Jacques Redon et de Marie Bussière. Il apparaît ensuite régulièrement.  Reste à comprendre comment Charensat et plus précisément Troissagnes (dont le nom dit bien le caractère marécageux, peu propice à la culture),  deviendra suffisamment attractif pour motiver un départ définitif de mes ancêtres. Mais ceci est une autre histoire.